Extrait d’un filmogramme éducatif édité en l’an 2370 par Stanislas Marchampt, professeur de Sociologie comparée à la Faculté européenne de Paris.
… Nous avons beaucoup de peine à nous représenter les conditions de la vie sociale de nos ancêtres avant les grandes découvertes qui ont marqué la fin du XXe siècle et dont l’influence a été si forte depuis le XXIe siècle jusqu’à nos jours.
Sans doute, nous avons conservé de nombreux documents iconographiques de cette époque, encore que la plupart des films et des photographies – grossièrement établis – n’aient pas résisté à l’action du temps.
Le XIXe siècle et la première partie du XXe ont marqué le début du développement rapide des villes, mais elles s’étendirent à peu près au hasard. L’urbanisme, science si précise de nos jours, était totalement inconnu, encore que la plupart des architectes de ce temps prétendissent le contraire.
À cette époque, chaque famille parisienne occupait un « appartement » dans de ridicules bâtisses dont la hauteur devait être strictement réglementée à cause de l’étroitesse des rues. Celles-ci, bien entendu, n’étaient nullement protégées des intempéries, si bien qu’au sortir d’une maison, il fallait en hiver se couvrir d’épais manteaux et patauger dans la boue et les immondices qu’un coûteux service de nettoyage, pourvu de moyens archaïques, ne parvenait pas à enlever.
Les appartements étaient loués fort cher et le propriétaire (on appelait propriétaire vulgo proprio, celui qui possédait l’immeuble et qui imposait sa loi aux locataires) les livrait à peu près nus. À peine consentait-il à y établir – et encore seulement vers les premières années du XXe siècle, de rudimentaires canalisations d’électricité (à ce moment, on distribuait le courant à l’aide de fils de cuivre), quelques tuyaux d’eau et, dans la cuisine, pièce disparue de nos jours, une canalisation d’un gaz puant et dangereux extrait de la houille, dont l’usage est abandonné depuis longtemps.
Chaque famille devait donc posséder un matériel particulier appelé « mobilier. » Ce matériel comprenait d’abord les grosses pièces : armoires, tables, lits, fauteuils, divans, buffets, etc., et ensuite une immense quantité d’objets hétéroclites, conservés avec grand soin et transmis de père en fils.
Chaque fois qu’une famille voulait changer d’appartement, elle procédait à une opération appelée « déménagement. » C’était un spectacle à la fois attristant et d’un haut comique. Dès la pointe du jour, des portefaix descendaient sur leur dos, dans la rue, tout le matériel de la famille, plus ou moins bien emballé dans des caisses innommables. On chargeait ce matériel, toujours à la main, dans de grandes voitures, et, arrivé au nouvel appartement, on recommençait l’opération inverse. La famille en avait bien pour un bon mois à remettre en ordre ce chaos d’objets et, comme les appartements n’étaient nullement standard, qu’aucune fenêtre, qu’aucune porte n’avaient les mêmes dimensions, il fallait nécessairement engager de coûteuses dépenses pour réadapter le matériel au nouveau logis.
On peut imaginer combien ce transport devait être pénible, surtout pour monter et descendre les escaliers avec des fardeaux aussi pesants. Sans doute, à cette époque, on connaissait bien les ascenseurs, mais (on peut en voir au Musée des Arts-et-Métiers) ils avaient les dimensions d’une cage à poulets et de sévères règlements, appliqués férocement par un gardien nommé « concierge, » interdisaient de s’en servir autrement que pour monter deux personnes à la fois. La descente, on ne sait pourquoi, n’était pas permise. D’ailleurs, ils allaient si lentement, que, même si on avait pu les employer, ils n’auraient pas été d’un grand secours.
Pourquoi nos ancêtres conservaient-ils jalousement un pareil matériel ? D’abord, comme nous l’avons dit, les appartements ne comportant aucune des commodités de logement, courantes aujourd’hui, il fallait bien y suppléer par des meubles transportables. De plus, nos ancêtres avaient la singulière prétention de ne pas avoir les mêmes meubles que le voisin.
Enfin, il faut bien se rendre compte qu’à cette époque, les objets manufacturés coûtaient extrêmement cher. Le travail était à peine organisé. Taylor, l’illustre précurseur que nous révérons aujourd’hui comme un Dieu, était encore fort discuté. La machinerie était grossière et l’énergie coûtait des prix fous.
Nous trouvons aujourd’hui tout naturel de recevoir chaque mois notre provision de linge que nous jetons après usage. Mais, dans ce temps, le linge tissé avec de la fibre de coton naturel par des procédés primitifs, représentait une richesse acquise difficilement. Aussi on l’entourait de soins ; quand il était sale, on le faisait laver pour qu’il pût resservir plusieurs fois.
Il en allait de même pour les vêtements. Un Parisien de condition moyenne devait porter un complet plus d’un an. Songez que chaque pièce d’habillement était coupée et confectionnée à la main en s’aidant pourtant de curieuses machines à coudre, dont nous avons encore quelques exemplaires aujourd’hui. Il y a évidemment loin de cette méthode primitive, encore en usage paraît-il au fond de la Sibérie, à nos machines à confectionner modernes, qui fabriquent un vêtement sans coutures, parfaitement adapté, en moins de cinq minutes.
On ne connaissait, par exemple, que les souliers de cuir, et ils étaient considérés comme si précieux qu’on en changeait la semelle lorsque celle-ci était hors d’usage. Évidemment, ceci dépasse notre imagination.
La cherté des objets matériels avait fait naître d’innombrables professions de « réparateurs. » En ce temps, on entretenait les objets pour qu’ils durent longtemps, même s’ils étaient devenus démodés ou incommodes. On réparait de la sorte les montres, les ferraillantes automobiles, les machines de toutes sortes, et jusqu’aux bicyclettes, ces étranges véhicules à deux roues mues par l’énergie humaine…
Voilà pourquoi nos ancêtres conservaient pieusement tous ces objets et les faisaient suivre à chaque déménagement. Ce culte de la propriété mobilière était tel, qu’on hésitait avec peine à se séparer d’objets notoirement sans valeur et même sans utilité réelle. C’est ainsi que nos arrière-grands-pères vivaient au milieu d’un fatras dont ils étaient les prisonniers sans que, d’ailleurs, ils s’en aperçussent.
Il faut dire aussi que la science n’était alors qu’à ses premiers vagissements. Voulait-on s’instruire ou se distraire ? Il fallait s’encombrer d’une énorme quantité de livres imprimés, pesants et coûteux, alors qu’aujourd’hui une filmothèque complète tient dans une petite boîte. Conçoit-on qu’à cette époque les phonographes – très rudimentaires puisqu’ils ne donnaient que le son – pesaient avec leurs disques plusieurs kilogrammes ?
Bien entendu, les voyages étaient compliqués, parce qu’à chaque départ il fallait remplir de vêtements de lourdes malles. Un Parisien qui allait un mois à la mer, emportait au moins cent kilos de bagages. Cette obligation a disparu et l’idée d’emporter des vêtements ou du linge en voyage nous paraît aussi saugrenue que celle d’emporter de la nourriture pour tout le déplacement.
Ne parlons pas des moyens de transport ; nous ne pouvons qu’en sourire aujourd’hui, mais notons encore que, la nuit venue, nos ancêtres essayaient de combattre l’obscurité dans leurs villes par de multiples lampes électriques ou même au gaz dont il est question plus haut. Mais on ne pouvait même pas lire dans la rue à moins de s’approcher d’une source de lumière et, d’ailleurs, ce qui prouve bien que cet éclairage était faible, c’est que toutes les voitures de ce temps ont des lanternes.
Voyez-vous nos véhicules terrestres avec des lampes ! Évidemment, on ne pouvait pas imaginer à ce moment que routes et rues de tout le pays ne connaîtraient plus la nuit grâce aux « surfaces lumineuses froides. » Nous ne pourrions certainement plus supporter l’angoisse des ténèbres enveloppant nos cités et nos campagnes.
Cependant, les hommes du XXe siècle se croyaient très civilisés. Fiers de leurs premières découvertes, ils pensaient que le bien-être matériel qui en découlerait leur donnerait le bonheur. Quelques esprits chagrins disaient bien à ce moment que les hommes étaient plus heureux au XVIIIe siècle qu’au XXe, mais ils étaient honnis et couverts d’opprobre : on les traitait de tardigrades.
La vérité, c’est qu’à ce moment on n’avait qu’une vague idée du bonheur humain et de sa thérapeutique. Deux savants philosophes, Marcel Boll et Achille Delmas, avaient cependant remarqué que, nonobstant tous les progrès matériels, il y avait des hommes nés pour être heureux et d’autres nés pour être malheureux. Les premiers connaissaient l’euphorie, parce qu’ils avaient un système nerveux bien équilibré, tandis que les autres étaient congénitalement des déprimés anxieux. Nos deux savants reconnaissaient d’ailleurs qu’ils n’étaient pas plus avancés, car les remèdes à l’hyperémotivité et à la dépression congénitale étaient inconnus.
Bien entendu, cette découverte passa à peu près inaperçue et ce n’est qu’au XXIe siècle, à la suite de longues et patientes recherches, et aussi grâce aux progrès de la biologie, que la thérapeutique rationnelle du bonheur fut instaurée. Nous pouvons dire que nous sommes plus heureux que nos ancêtres ; ceci ne veut pas dire que nous sommes réellement plus sages.
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(Philippe Girardet, illustrations de Zyg Brunner, in L’Image, magazine illustré, première année, n° 21, vendredi 1er janvier 1932)