AVANT-PROPOS
Ainsi que nous l’avons annoncé à nos lecteurs, nous leur donnerons prochainement les Mystères de Montélimar. Mais les mystères de Montélimar sont illimités…
Une nuit que je dormais d’un profond sommeil, un génie m’apparut. Il avait à ses côtés une machine bizarre et compliquée.
Il me dit :
« Je t’apporte la machine à parcourir le temps. Qu’il te plaise d’y monter et tu verras des choses formidables. »
J’obéis et c’est ainsi que j’ai vu se dérouler les événements fantastiques qui se sont passés (je suis obligé de parler au passé, puisque j’ai vu ces événements quoique futurs) à Montélimar et dans le monde entier, entre 1923 et 1925.
C’est ce récit que je donne au public montilien. À défaut de qualités littéraires, il y trouvera des aventures romanesques et dont le caractère local pourra l’intéresser. Si mes lecteurs y trouvent quelque agrément, je me croirai suffisamment indemnisé de mon labeur.
H. G.
PREMIÈRE PARTIE
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ALPHA ET OMÉGA
CHAPITRE I – L’HOMME
Frédéric Glaber repoussa sa chaise et quitta son bureau surchargé de papiers et de livres. Il s’approcha de la fenêtre ouverte, devant l’immense horizon où commençait à tomber la paix infinie du soir. Robuste encore, – il n’avait pas dépassé la cinquantaine, – sa taille se voûtait pourtant par l’application constante du savant sur les appareils du laboratoire. Le visage était dur, anguleux, animé d’une énergie que l’on devinait invincible. Mais la dureté des traits s’atténuait sous l’expression du regard. Une lumière jaillissait de deux yeux admirables où semblaient voltiger des flammes et qui avaient la fixité du maniaque, du visionnaire – ou du génie.
Il y avait douze ans – depuis son veuvage – qu’avec sa fille Jeannette, il habitait cette petite maison au flanc du coteau qui domine Montélimar. Il sortait peu et ne s’inquiétait pas de l’opinion des hommes. C’est là, dans ce bureau étroit qu’encombraient les corps des bibliothèques et dans le laboratoire attenant, qu’il avait, depuis douze ans, poursuivi d’âpres recherches, de longues et d’écrasantes études. Bientôt, il s’était fait connaître, – non du public qui l’ignorait et qui eût été incapable de suivre les hautes spéculations de sa pensée, – mais des spécialistes, d’une élite qui, dans le vieux et le nouveau continent, poursuivait le même formidable problème : le grand problème de la biologie intégrale et de la vie. Il n’y avait guère, dans le monde entier, qu’une vingtaine de cerveaux qui fussent à même de comprendre ses analyses, de pénétrer ses hypothèses, de suivre ses conclusions. Cela lui suffisait. Il aurait pu être riche, adulé, couvert de décorations et d’honneur. Il aurait pu être un savant « officiel » ; il avait dédaigné cette gloire facile ! N’était-il pas aujourd’hui, lui, Frédéric Glaber, l’homme obscur, dont on tournait en dérision, dans les rues de Montélimar, le chapeau troué et les pauvres souliers, celui qui avait découvert ?… mais il osait à peine se formuler à lui-même sa découverte et, en y songeant, un flot d’orgueil, pour la première fois peut-être dans toute sa vie, lui monta au cerveau. Sa « découverte !… » Quel mot faible, misérable, décoloré, pour désigner ce que les langues humaines pourraient à peine exprimer quand il la révélerait au monde ! Il faillit parler de miracle, et ce terme lui-même était pâle et comme mort en comparaison de l’immensité enclose dans son œuvre. Cette œuvre, il la tenait à présent ; il la possédait avec le maximum de sûreté et de certitude que lui donnaient des calculs mille fois répétés, des déductions mille fois reprises, des études recommencées sous toutes leurs faces, des secrets mille fois sondés et fouillés dans leurs plus intimes arcanes. Tant qu’il travaillait, cette chose – sa chose à lui – ne lui était pas apparue dans toute sa brutale et magnifique réalité. Maintenant qu’elle était éclose, maintenant qu’elle était en quelque sorte devant lui comme un être, comme une création vivante, agissante, qui allait être lancée dans les immenses complexités des choses, il la vit telle qu’elle était, capable de faire sauter les mondes dans les espaces illimités où tournent les sphères, capable de faire sombrer l’humanité entière dans un vertige de folie… Il en eut une impression si nette, si aiguë, qu’elle le traversa jusqu’au plus profond de lui-même et qu’il fut sur le point de défaillir. Ce fut comme un vertige et il dut se cramponner à la fenêtre. Mais ce fut bref. Il se reprit et se dompta. Un cartel, au mur, sonna 6 heures. Ces notes argentines achevèrent de le rappeler à l’immédiat de la vie. Maintenant, il fallait agir. L’œuvre immense ne devait pas rester enfouie ; elle ne devait pas s’abolir avec lui dans l’oubli du tombeau. Il fallait, tel Moïse, qu’il descendît de la montagne où la Révélation l’avait visité et qu’il aille parler aux hommes.
Il gagna le corridor. Une voix claire l’arrêta au passage :
« Tu sors, père ?
– Oui, mon enfant ; pour 7 heures je serai là. »
Jeanne Glaber était dans toute la fraîcheur heureuse de ses 20 ans. Elle apparut, jolie, mince et blonde. Ses yeux bleus, déjà fatigués par la lecture et le travail, donnaient à son visage une douceur infinie. Il l’aimait comme une portion de lui-même, car il retrouvait en elle ses qualités d’intelligence et d’énergie. Il l’embrassa tendrement et sortit.
Il suivit les ruelles en pente qui dévalent vers le centre de la ville. C’était le spectacle habituel des soirs d’été. Tout était calme, normal, quotidien. Des gens étaient assis devant leurs portes. Les vieilles façades de la rue des Bourges, fripées par le temps, étaient telles qu’il les avait toujours vues depuis douze ans. Dans la Grand-Rue, des hommes passaient, allant à leurs affaires, à leurs plaisirs, traînant avec eux le poids journalier des soucis et des peines, les longues amertumes et les courtes joies des hommes. Et, soudain, ce fut comme une vision dans son esprit.
Tout cela, tout ce qui était cette ville paisible et monotone, allait être bouleversé. Que serait Montélimar dans quelque mois, dans quelques jours peut-être, quand la révélation du grand mystère aurait jeté l’humanité dans des convulsions ? Tout allait être changé. Il allait se produire une universelle transmutation des valeurs, à tel point que la face du globe ne se retrouverait pas identique à elle-même. Glaber regarda ces hommes, ces femmes qui passaient : aucun ne se doutait de l’imminent prodige qui allait éclater sur leur tête comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Un frisson de fièvre lui crispa les nerfs ; il pressa le pas. Sur la place d’armes, des consommateurs s’attablaient paisiblement à la terrasse d’un café. Eux non plus ne savaient pas… ils ne pouvaient pas savoir. Glaber passa et atteignit le bureau de poste. Il entra, prit une formule télégraphique, hésita une seconde, en roulant le porte-plume entre ses doigts. Brusquement, il se décida et remit le télégramme au guichet. Il ne contenait qu’un seul mot :
Professeur Barrel, Faculté des lettres, Lyon.
Venez.
Glaber
Et plus calme à présent, il remonta lentement vers le donjon dont la silhouette médiévale dominait encore la ville, vestige d’un passé qui allait à jamais s’effondrer devant le message des temps nouveaux.
CHAPITRE II
UN COIN D’IDYLLE
Comme elle descendait de sa chambre, toute joyeuse du clair soleil qui s’épandait en flots d’or sur les arbres, son père l’appela :
« Jeannette ! Charles Barrel arrive par l’express de 10 h. 47. Tu disposeras tout en conséquence. »
Elle dit simplement :
« Ah !… »
Et, aussitôt, elle eut l’impression que le souffle lui manquait. Elle dut appuyer sa main sur sa poitrine pour comprimer son cœur qui battait trop vite. Un rosissement léger lui couvrit le visage et ses paupières, un instant, battirent.
Le savant lui prit la main :
« Ma chère enfant, » dit-il… et s’arrêta.
Cet homme, qui avait tout lu et tout compris, cette âme ardente qui, sous l’instrument terrible de sa pensée, avait abattu des systèmes et des dogmes, sapé des illusions et des erreurs, se sentait soudain embarrassé et timide. Il était d’ailleurs, dans l’ordinaire de la vie, simple et bon. Mais, enfermé de bonne heure dans le cercle de fer de ses études, il n’avait pas l’habitude des choses du cœur. Il y suppléait toutefois par une extrême délicatesse de sentiments.
Il reprit, très vite, comme s’il se décidait brusquement à une détermination importante :
« Ma chère enfant, voilà 5 ans que nous connaissons Barrel. Je l’aime beaucoup. Je le considère comme plus qu’un disciple : je le regarde comme mon fils. C’est un homme d’un immense talent et un grand savant. C’est à lui que je léguerai le soin de garder ma pensée et de poursuivre mon œuvre. Ses études ont été extrêmement brillantes. Tu te souviens de sa thèse sur « une conception nouvelle de l’espace et du temps en fonction du dynamisme universel. » Déjà il est chargé de cours à la faculté de Lyon et, dans quelques mois, il franchira l’agrégation de philosophie. J’ajoute – et ceci a bien son prix – que, chez lui, les qualités du cœur ne le cèdent en rien à celles de l’intelligence : il est affectueux et loyal. J’ai cru remarquer… »
Le vieux maître s’interrompit. Il aurait voulu trouver des termes d’une douceur extrême qui touchent, sans l’offusquer, ce cœur délicat de jeune fille. Il reprit en hésitant :
« J’ai cru comprendre… »
Il hésitait de nouveau.
Jeanne vint à son aide par une de ces intuitions délicates comme en ont seulement les cœurs aimants. Elle le regarda de son beau regard pur et bleu, et dit simplement :
« Oui, mon père.
– C’est bien, mon enfant, reprit Glaber. C’est très bien ainsi. Vous serez heureux… »
Brusquement, une grande mélancolie le pénétra. Lui, le détenteur du grand secret qui allait révolutionner les choses, il se sentit, à cette seconde, faible, seul et triste. Il eut l’intuition que les progrès les plus fabuleux de la science, les joies les plus formidables de l’orgueil intellectuel ne valent pas un simple, un grand et sincère amour. Au prix de toute sa science, il n’avait pas connu, il ne connaîtrait jamais ce bonheur, transitoire comme tous les autres, et pourtant si profond, de s’aimer dans la petite maison aux volets verts, ombragée de glycines, – la petite maison dont on rêve toujours et que l’on n’a jamais.
Il faillit pleurer. Mais, aussitôt, il se dompta ; il lui fallait, jusqu’au bout, se sacrifier à son œuvre, être le martyr suprême du progrès. Il se leva.
« C’est donc entendu, mon enfant. Barrel sera là, ce matin. Mais je l’avertis que j’aurai à causer longuement avec lui. »
Elle eut une petite moue charmante d’enfant contrariée.
« Oui, il le faut, reprit Glaber. C’est nécessaire. Mais, rassure-toi, je ne veux pas retarder votre bonheur. Nous réglerons tout pour le plus tôt. »
Il rentra dans son cabinet. Dans un angle, un coffre-fort s’ouvrait massif. Il ne contenait pas d’argent. Glaber avait vécu pauvre et désintéressé. Le coffre-fort laissait voir seulement des séries de dossiers dans des chemises numérotées. C’étaient les documents, les études, les calculs relatifs au Grand Secret. Il était en train de les classer quand un coup de sonnette tinta dans le silence du corridor.
Déjà, un pas léger courait dans l’escalier. Jeanne ouvrit la porte. Barrel fut devant elle, jeune homme au visage énergique, au regard aigu derrière les binocles. Il entra et, gentiment, ils s’embrassèrent.
Glaber apparut et à son tour, affectueusement, il embrassa son disciple.
« Vous m’avez appelé, mon cher maître ? demanda Barrel.
– Oui, mon ami, mais nous parlerons de cela tout à l’heure. »
On entra dans la petite salle à manger qui donnait sur le jardin. Le repas fut simple et gai. Par moments seulement, Glaber tombait dans un grand et farouche silence. C’était aux moments où la hantise de la grande Énigme s’étendait sur son esprit comme une nuée terrible, chargée d’orage. À la fin du repas, il feignit d’avoir oublié quelque chose, sortit et prolongea son absence.
Les jeunes gens étaient seuls. Ils s’approchèrent de la fenêtre. À travers le store, le jardin apparaissait, éclatant de fleurs et de soleil. Des capucines piquaient dans les verdures une ligne capricieuse de points rouges. Des clématites accrochaient au mur leurs corolles bleues. Le soleil de mai dardait sous un ciel implacable, dans le grand silence des midis. La nature affirmait, comme à chaque retour du printemps, son éternelle et victorieuse jeunesse. Et, dans les cœurs des deux jeunes gens, chantait aussi l’éternelle chanson des hommes…
Glaber, quelques instants plus tard, les trouva ainsi, près de la fenêtre ouverte sur le lumineux jardin, printemps du cœur uni au printemps de la nature, dans le mouvement éternel de la vie. Il ressentit une grande joie, simple et calme, qui enveloppa son âme comme une blancheur paisible. Cependant, il fallut qu’il rompît le charme :
« Ma chère Jeannette, je t’enlève Barrel. Venez, mon ami ; il est temps. »
(À suivre)
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(Henry Guenser, in Journal de Montélimar et de la Drôme, soixante-quatrième année, n° 27 et 28, samedis 2 et 9 juillet 1921 ; « La Panacée universelle, » illustration de Carlo Farneti pour la collection artistique des laboratoires Somnothyril, c. 1931-32)