La bête qui monte de la terre…

 

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Chacun connaît ces passages de l’Apocalypse où il est parlé de « la bête qui monte de la mer » et de « la bête qui monte de la terre »… L’apparition de ces monstres doit précéder, d’après les prophéties, des fléaux sans nom, des cataclysmes effroyables dont les pauvres humains auront bien de la peine à se sauver.

Or, notre époque semble particulièrement destinée à assister à l’apparition de bêtes légendaires dont, jusqu’à présent, les esprits forts niaient obstinément l’existence ! Nous ne voulons point entretenir ici nos lecteurs du serpent de mer qui hante toujours l’esprit des marins, ni même du monstre du Loch Ness, qui, pourtant, aurait tout récemment réapparu ! Sa présence incontrôlée ne nous permet pas de nous former une opinion définitive.

C’est en Suisse, dans l’Oberland Bernois, qu’un photographe vient de faire une découverte extrêmement troublante, car elle nous prouve une fois de plus qu’il est aussi imprudent de rejeter en bloc la légende populaire que d’y croire aveuglément. Déjà, voici quelques années, cette vérité avait été confirmée par la capture d’une bête tout aussi légendaire que le monstre du Loch Ness ; il n’y avait, pour croire à l’existence de l’okapi que quelques nègres du Congo belge. Ils en faisaient une description si singulière qu’il n’y avait pas un Européen pour croire à son existence. Toutefois, tous les récits concordaient : l’okapi avait la taille d’un gros bouc, des pattes de zèbre, un cou de girafe, des oreilles d’âne et un museau qui semblait se prolonger par un bec ! Il y avait de quoi rendre sceptique les plus crédules… D’ailleurs, à part quelques noirs qui prétendaient l’avoir vu de leurs propres yeux, les autres n’en parlaient que par ouï-dire. Eh bien, l’on est parvenu à capturer vivant l’okapi – il a été offert au roi des Belges. Les indigènes n’avaient rien inventé : les fantaisies de la nature dépassent toujours l’imagination des hommes.

Un peu plus loin, dans l’Angola, les nègres prétendent encore avoir rencontré un animal qui, par sa taille formidable, se rapprocherait des ancêtres de l’époque glaciaire. Si leur description est aussi exacte que pour l’opaki, il rappellerait l’iguanodon. Il se nourrit de jeunes hippopotames et, si les blancs n’ont pas eu la chance de l’apercevoir, du moins certains ont-ils relevé des empreintes gigantesques qui donnent quelque vraisemblance aux affirmations des indigènes. De plus, fait curieux, alors que les fleuves et les lacs de l’Angola pullulent d’hippopotames, le fleuve Lungubungu et le lac de Bangweolo, où l’on situe le repaire de la bête, sont presque entièrement dépeuplés d’hippopotames !

M. Balkin n’a pas eu à franchir les mers ni à sillonner les forêts vierges pour avoir la bonne fortune – si l’on peut s’exprimer ainsi – de se trouver un beau matin nez à nez avec « la bête qui monte de la terre » ! Ce n’est ni un savant, ni un explorateur, mais un photographe qui arpentait joyeusement les routes de l’Oberland bernois. Tout à coup, il s’arrête : à quelques mètres devant lui, au milieu du sentier, quelque chose s’allonge sous le soleil printanier. Perplexe, il s’immobilise. L’instinct professionnel lui donne l’heureuse idée de braquer son appareil sur cette « chose » ; il n’aurait même pas su dire pourquoi car, au prime abord, il avait pensé à un soliveau, à un tronc d’arbre abandonné sur le chemin. Or, au bruit du déclic, deux petits yeux s’ouvrent, blanchâtres et globuleux, ainsi qu’une gueule démesurée où, entre des dents – qui, se dégageant de leur étui de chair, apparaissent immenses comme des fanons de baleine – darde une langue pointue et fendue en deux. Un sifflement strident sortait de la gorge, tandis qu’une bave jaunâtre, ignoble, moussait autour des gencives. La bête, d’un bond, sauta vers l’homme qui, sans plus réfléchir, fit demi-tour et se sauva à toutes jambes. Pourtant, après avoir parcouru une vingtaine de mètres, il se retourna. Il n’était plus poursuivi et put apercevoir la bête disparaître dans un trou.

« La vue de cette bête était si horrible que, bien que je ne sois pas peureux, j’ai préféré m’éloigner en courant, » écrit M. Balkin. Et nous le croyons volontiers en contemplant le cliché qu’il a eu la chance de réussir. Imaginez une espèce de limace gigantesque – elle mesure environ quatre-vingts centimètres de long et vingt-cinq centimètres de diamètre – dont la peau est boursouflée d’écailles allant du brun mat au brun clair. Ce gros boudin est pourvu d’une courte queue pointue et de deux fortes pattes griffues qui lui prêtent une agilité étonnante. M. Balkin écrit encore :

« Toute cette aventure était imprégnée d’un caractère si horrible et si mystérieux, la vue et les mouvements de la bête avaient quelque chose de si repoussant et de si méchant, que je n’aurais pas eu le courage de lui résister sans armes. De plus, affirme-t-il, le regard et le sifflement sont capables de donner le frisson aux plus téméraires. »

Ce jour-là, M. Balkin ne poussa pas plus avant sa promenade. De retour à Meiringen, – la rencontre s’était produite entre Meiringen et Innertkirchen, – il s’empressa de raconter aux habitants sa mésaventure. Il apprit ainsi qu’il avait frôlé la mort de très près. Le Tatzelwurm – ver-à-pattes-de-fauve – selon les uns, ou Springwurm – ver-qui-saute – selon les autres, est une bête dont tous les savants ont, jusqu’ici, unanimement nié l’existence. Pourtant, l’an passé, trois bûcherons, revenant de leur travail, avaient aperçu un Tatzelwurm. Eux aussi avaient éprouvé la même frayeur, la même répulsion que le photographe et avaient renoncé à le poursuivre ou à l’attaquer.

En 1836, un jeune homme se vit attaquer, toujours dans les mêmes parages, par le monstre. Sa fuite ne fut point si rapide qu’il ne pût en être mordu. Rentré chez lui, il s’alita et mourut dans un bref délai, vraisemblablement empoisonné. Sur la croix, qui marque le lieu de l’accident, une peinture naïve reproduit dans un romantique décor de cimes neigeuses et de sapins, le Tatzelwurm qui causa sa mort. Malgré la maladresse du dessin, on peut aisément en assimiler le modèle à celui qui posa devant le photographe.

Il faut, ensuite, remonter jusqu’à l’année 1779 pour entendre parler des méfaits de ces monstres : un paysan étant parti à la cueillette des myrtilles fut brusquement assailli par un couple de Tatzelwurms. L’homme comprit tout de suite le danger qu’il courait, car il connaissait de réputation ses assaillants. Seulement, –  et cela prouve combien il est dangereux d’accepter les légendes à la lettre, – la croyance populaire prêtait aux Tatzelwurms une haleine empoisonnée et mortelle. Notre homme, au lieu de fuir, se jette à terre en se serrant le nez et en se pressant les lèvres. Il est si cruellement mordu qu’il ne se relève point et meurt sur le lieu où il s’est couché. Sur la croix qui rappelle l’accident, la scène a été également reproduite avec une touchante minutie : auprès du malheureux allongé à plat ventre, les mains crispées sur ses narines et sur sa bouche, les deux monstres apparaissent comme des lézards géants.

Un grand hebdomadaire allemand a promis mille marks de récompense à celui qui s’emparerait d’un Tatzelwurm, mort ou vif. Sous la direction de savants suisses et allemands, on entreprend actuellement une série d’expéditions pour découvrir le repaire des monstres. Mais le pays est particulièrement riche en cavernes, en grottes, en antres inaccessibles.

D’ailleurs, si l’apparition de la « bête qui monte de la terre » doit entraîner les catastrophes annoncées dans l’Apocalypse, gardons-nous de souhaiter sa capture dans un temps prochain !
 
 

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(Michel Candie, « Variété, » in Gringoire, le grand hebdomadaire parisien, politique, littéraire, huitième année, n° 346, vendredi 21 juin 1935)

 
 

 

Photographie du Tatzelwurm prise par Paul Balkin, et reproduite dans le Berliner Illustrirte Zeitung n° 16 du 17 avril 1935

 
 

 

« Der Bergstutz oder Stollwurm, » gravure illustrant l’article « Die Drachensage im Alpengebiet, » du professeur Karl Wilhelm von Dalla Torre dans Zeitschrift des Deutschen und Œsterreichischen Alpenvereins, volume XVIII, 1887

 

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POISSON D’AVRIL

LAPIN DE PÂQUES ?

 

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Tel le dragon de saint Michel,

un monstre fait son apparition

dans l’Oberland bernois

 

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S’agit-il de l’animal des légendes

– du fabuleux Tatzelwurm ?

 
 

« Au cours d’une promenade à Meiringen, dans l’Oberland bernois, je découvris récemment un objet singulier. S’agissait-il d’un morceau de bois curieusement chantourné ? Son étrangeté me surprit tellement que je décidai de le photographier sur-le-champ. À peine avais-je pris mon cliché que la chose bougea. J’aperçus des yeux qui me semblaient chargés de menaces et j’entendis des sifflements qui ne contribuèrent point à me rassurer. Je ne perdis pour tant pas mon sang-froid, monsieur le directeur, mais je ne m’attardai pas davantage sur les lieux. En rentrant chez moi, je développai ma photographie : je pus ainsi considérer à loisir l’image d’un reptile, gros, visqueux et court sur pattes, et j’en vins alors à me poser cette question : ce monstre qui jouait des prunelles au fond d’une crevasse et qui montrait dangereusement tous ses crocs n’était-il pas l’animal des légendes, l’inquiétant, le fabuleux Tatzelwurm ? »
 

Une expédition sans résultat

 

Lorsqu’il reçut cette lettre du photographe Blakin, le directeur du Berliner Illustrirte Zeitung convoqua des savants pour leur demander s’ils avaient entendu parler du Tatzelwurm et s’ils croyaient à l’existence de ce monstre moucheté, glauque, poilu. Les savants déclarèrent que beaucoup de paysans de l’Oberland bernois craignaient encore de voir surgir cette bête qui ressemblait au dragon de saint Michel et qu’ils redoutaient toujours le Tatzelwurm porte-malheur, bien qu’ils ne l’eussent jamais rencontré. Mais fallait-il admettre que personne n’ait surpris depuis longtemps cet animal dans une région dont la faune et la flore ont été totalement explorées ? Sans tenir compte de la photographie de Balkin, les savants se refusèrent à le penser. Il est invraisemblable, conclurent-ils, qu’une pareille bête n’ait point encore été étiquetée.

Malgré ces conclusions propres à décourager les amateurs, des alpinistes organisèrent une expédition près de Meiringen et partirent à la recherche du monstre. Le photographe avait suffisamment repéré l’endroit où la bête s’était dressée sur ses deux pattes de devant pour la première fois. Mais la neige avait comblé la crevasse où le Tatzelwurm somnolait peut-être.

Les alpinistes retournèrent alors au village et discutèrent avec les paysans qui leur parlèrent sans enthousiasme du monstre : « Il doit avoir près d’un mètre de longueur et trente centimètres de largeur. » Sans doute les chercheurs s’étonnèrent-ils un peu qu’une bête si petite puisse encore inspirer un si grand effroi ? Mais ce n’est pas seulement la taille du monstre qui compte ; c’est aussi son comportement. Or, le Tatzelwurm n’inspirait guère confiance. Et Balkin reconnut : « Son sourire manquait vraiment d’obligeance lorsque j’ai pris à l’improviste son portrait. »
 

Prenez garde au « Tatzelwurm »

 

Les paysans de Meiringen connaîtront-ils maintenant l’inquiétude qu’éprouvaient, en 1779, les habitants du village d’Unken, lorsqu’un des leurs perdit son chapeau de haute forme et tomba victime du Tatzelwurm ? Ce promeneur, une gravure de l’époque nous le montre : il ferme désespérément la bouche et se pince le nez à pleins doigts pour se préserver du souffle du monstre qui le menace de son dard. Il faut croire que l’haleine de la bête l’atteignit quand même, car le malheureux porte sur son crâne la petite croix de la mort. Le Tatzelwurm de Balkin n’est-il pas le même que celui qui saisit un jeune homme, en 1836, et qui le mangea par excès de zèle ? Il faut bien avouer que nous l’ignorons encore. Mais nous n’allons peut-être pas tarder à l’apprendre car, selon la formule, l’enquête sur le monstre continue.
 
 

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(Paul Gilson, in Le Petit Journal, n° 26393, dimanche 21 avril 1935)

 
 

 

BILLET ÉCLAIR

 

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Le ver à pattes

 
 

Pour attirer les touristes en plus grand nombre, la Suisse vient de trouver un truc excellent. Après l’Écosse, elle s’offre un monstre : le Tatzelwurm, frère bernois du Loch Ness.

C’est, en effet, dans l’Oberland bernois, qu’on le rencontre… qu’on le rencontrera…

Le Tatzelwurm est un animal fabuleux dans le genre du dragon de Saint-Michel. Il a ceci de commun avec les animaux du Zoo de l’imagination que les gens qu’il effraie ne l’ont jamais vu, jamais rencontré. Les touristes, eux, n’ont peur de rien. Plus les monstres sont effrayants, plus on veut les voir. Avec un Hitler, l’homme-qui-se-fait-payer-des-avions-de-chasse-pour-sa-fête, l’Allemagne eût pu faire fortune. Elle n’avait qu’à le loger dans la Forêt Noire. Comme Hitler, le Tatzewurm, ou ver à pattes, porte malheur.

L’Écosse a son Loch Ness, la Suisse a son Tatzelwurm, l’Allemagne a son Führer, dont elle ne sait pas profiter. Nous déciderons-nous quelque jour à avoir, nous aussi, notre monstre ? Un beau monstre authentique, bien effrayant, bien touristique, bien invisible, que l’on logerait dans le lac Daumesnil ou sur les monts d’Auvergne.

Il appartient à l’Office du Tourisme de nous le donner pour la grande saison parisienne, et de le baptiser d’un nom bien alléchant.

Lorsque les simples vertus naturelles s’avèrent impuissantes, il faut inventer du surnaturel, de l’extraordinaire, du monstrueux.

Offrons-nous un Tatzelwurm.
 
 

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(Durtal, in La Liberté, soixante-et-onzième année, n° 26122, lundi 22 avril 1935 ; gravures de dragons illustrant Itinera Alpina, de Johann Jakob Scheuchzer, 1723)

 
 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Berliner Illustrirte Zeitung, n° 16, 17 avril 1935