Une jeune mère de famille s’approcha, un matin, du berceau de son enfant, et recula épouvantée : au lieu du poupon frais et rose qu’elle avait couché la veille, ses yeux regardaient avec effroi une figure rabougrie, ridée, grimaçante, une vraie tête de vieillard.
La pauvre femme se mit à pleurer, et courut raconter son malheur à une voisine, qui passait pour être sorcière.
Celle-ci lui dit : « Il arrive quelquefois que les fées emportent de leur berceau les jolis enfants, et les remplacent par de petits vieux. C’est, sans doute, ce qui s’est passé chez vous.
Écoutez-moi bien, ajouta-t-elle, je vais vous indiquer comment vous y prendre pour ravoir votre enfant, » et elle lui expliqua ce qu’il fallait faire.
L’infortunée mère alla aussitôt dans son poulailler chercher trois douzaines d’œufs, les coupa par la moitié et les mit à cuire autour du feu. Elle plaça, dans chacun d’eux, une petite buchette de bois pour tenir lieu de cuillère, puis elle s’accroupit devant son foyer et se reprit à pleurer.
Tout à coup, elle entendit une voix chevrotante qui partait du berceau et qui murmurait :
« Je suis bien vieux, bien vieux ; j’ai vu couper trois fois les chênes de la forêt de Rennes, qu’on n’abat que tous les cent ans ; mais, vrai, je n’avais jamais vu tant de petits pots blancs, alignés autour d’un foyer.
– Ils sont pour toi, lui dit la jeune femme ; lève-toi, et viens manger ce qu’ils contiennent. »
Le petit vieux s’arracha péniblement de dessous les draps, et s’en alla s’asseoir sur un banc qui se trouvait dans un coin de la cheminée.
Il prit une moitié d’œuf et, avec la petite buchette de bois, la mangea en répétant : « Ah ! comme c’est bon ! comme c’est bon ! » et il continua de curer les petits pots.
De temps en temps, il s’interrompait pour dire : « Je boirais bien un coup. » Mais la femme répondait invariablement : « Je n’ai rien à te donner à boire. »
Arrivé à la 60e moitié d’œufs, il voulut s’arrêter. La jeune mère le contraignit à continuer.
Après cela, il en mangea encore onze, mais ne put jamais venir à bout du douzième. Le malheureux soufflait comme un jas (lisez jars), et réclamait à boire.
« Si tu veux me promettre de me faire rendre mon enfant, je vas te donner une pleine jatte de lait.
– Oui, oui, dit-il, j’accepte. » Il était prêt d’étouffer.
« Jure-le.
– Je le jure. »
Elle lui apporta la jatte de lait, qu’il vida d’un seul trait. Puis il s’en alla.
« Souviens-toi de ta promesse ! lui cria la femme.
– Oui, oui, » répondit-il.
En effet, le lendemain matin, la jeune mère trouva, dans le berceau, à côté de son lit, son mignon petit gars, qui lui souriait comme de coutume.
La paysanne alla remercier sa voisine, qui lui répondit : « Pour le service que je vous ai rendu, j’ai encouru la colère des fées ; mais je ne regrette pas ce que j’ai fait. »
Conté par la mère Chevalier,
cuisinière à la Croix-Verte, à Bain.
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(Jules Bois-Greffier, « Les Traditions populaires de l’Ille-et-Vilaine, » in La Dépêche bretonne et chronique de Redon, dix-neuvième année, n° 15, samedi-dimanche 8 et 9 avril 1899. Johann Heinrich Füssli, « Der Wechselbalg [Le Changeling], » fusain, c. 1780 ; « Mulieris Selenetidis, » gravure extraite de Monstrorum Historia d’Ulyssis Aldrovandi, 1642)