Le sommeil de la raison enfante des monstres. Mais est-il bien sûr que les monstres disparaissent lorsque la raison s’est éveillée ?

Il en reste quelques-uns, sans doute, ne serait-ce que pour satisfaire à l’imagination des auteurs de romans noirs, et, comme on disait naguère, des « maîtres du fantastique. »

Or s’il est une mode dont la persistance est encore assurée pour fort longtemps, c’est bien celle des récits de terreur, des histoires hallucinantes, des contes étranges. Les personnages et les épisodes de ces récits sont d’autant plus troublants qu’ils éveillent dans la mémoire du lecteur les souvenirs de l’époque où la croyance en un au-delà démoniaque disputait à la raison une vision précise et sans ombre du monde réel. La crainte que l’homme éprouvait devant ces puissances inconnues dont la science éclaire aujourd’hui en partie le vrai visage donnait bien rapidement la vie à ces fantômes, à ces monstres enfantés par la peur et la superstition.

Il suffisait alors de bien peu de chose pour leur faire partager l’existence toujours inquiète des vivants. L’ignorance, bien souvent entretenue par la misère, aidait à faciliter le passage de ces spectres dans notre monde. Ils s’incarnaient tout naturellement dans notre propre crédulité. Les revenants vivaient à nos côtés dans la confortable anxiété des maisons hantées. Les farfadets et les dames blanches nous accompagnaient un bon bout de chemin sur la route du plus innocent cimetière de campagne, pour peu qu’un nuage créât sur nos pas une ombre propice. Les loup-garous allaient et venaient, redoutés et considérés, du conte à dormir debout à l’histoire vécue. Tout un monde de sorcellerie, de figures suspectes semblables à celles des grimoires, se reformait aux douze coups de minuit dans la fumée des fabricants d’élixir du diable ou sous les mains toutes puissantes des jeteurs de sorts.

Sans doute le temps est-il passé où l’on attachait foi à ces croyances puériles. Cette peur de la mort, du néant, ou plus exactement, d’une terrible punition qu’il fallait tout mettre en œuvre pour s’épargner, engendrait mille superstitions, qu’il n’était peut-être pas mauvais de laisser s’accréditer parmi les âmes simples. La démonologie au service des pouvoirs publics ! On pourrait beaucoup épiloguer là-dessus.

Mais il serait trop simple de croire que les auteurs de romans noirs n’ont eu d’autre but que d’entretenir les plus accablantes superstitions chez leurs lecteurs. Les meilleurs d’entre eux ont trouvé dans ces histoires anciennes les thèmes les plus favorables pour mettre à portée de tous les découvertes de leur imagination dans le monde de l’énigme, de l’occultisme, de la poésie. Qu’ils aient recouru à une affabulation solennelle parfois grossière, – le roman de Frankestein, par exemple, – voilà qui nous importe peu. Leur but est de nous émouvoir et ils réussissent bien souvent, en nous inspirant cette peur qui fut celle de tant de générations : le retour de l’homme, de l’âme humaine aux formes animales.
 
 

 

De fait, dans tous les romans de terreur dont le monde trouble de l’au-delà est le théâtre, le démon apparaît toujours sous la forme d’un animal, d’un loup, d’un vampire. Dans la majorité des cas, c’est un homme déchu, un homme qui a perdu ou vendu son âme, et qui va prendre pour torturer les vivants les apparences des monstres les plus répugnants. S’il revient sous une forme humaine, il a tous les attributs de l’animal : il vole comme un oiseau, il voit clair la nuit comme un lynx. En d’autres cas, il prend la forme d’un brouillard. Il prête une âme à tout ce qui effraie d’ordinaire les humains ; esprit malfaisant, il s’incarne dans la bête dont il aiguise les mauvais instincts. Et rien ne peut s’opposer aux agissements maléfiques de ce damné, si ce n’est cette petite croix dont les hommes ont fait, depuis des temps immémoriaux, le symbole de l’espérance.

Il ne s’agit pas d’une métempsycose, au sens religieux que l’on donne à ce terme ; mais d’une réincarnation brutale dirigée dans le seul but de créer l’épouvante. Or il va sans dire que le décor dans lequel se déroulent les épisodes de ces histoires peuplées d’une mythologie terrifiante est toujours décrit avec les couleurs les plus sombres. Le vent, la tempête, les forêts profondes, l’obscurité jouent ici un rôle de premier plan. Tout cela est rassemblé, comme à plaisir, dans ces deux livres que liront avec un sourire amusé les amateurs de romans fantastiques : le très célèbre Dracula de Brahm [sic] Stoker, un classique du genre, et la nouvelle moins connue de Mérimée, Lokis.

Nous sommes ici dans ces régions mal connues de l’Europe, dans les montagnes de Transylvanie ou dans les forêts lituaniennes, où l’on peut refouler à volonté les monstres de nos imaginations occidentales. Dracula, c’est le vampire, le Nosferatu, qui depuis des siècles vit du sang de ses victimes. Celles-ci, tout comme le jeune enfant des Chants de Maldoror, appellent le monstre qui va leur assurer, en échéance de leur vie, une épouvantable immortalité. Elles aussi deviendront des vampires. Dans sa dernière métamorphose, Dracula est un comte qui vit dans un château dont la moindre pièce a connu plus d’histoire que le cabinet secret de Barbe-Bleue. (Il est curieux de remarquer que les héros de bon nombre de romans terrifiants sont des comtes, tous plus ou moins hongrois.)
 

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L’histoire littéraire retiendra l’influence qu’exerce le vampire Dracula sur tout un secteur de nos lettres pendant l’entre-deux-guerres, sur certains écrivains et artistes surréalistes en particulier. (Le dragon des collages de Max Ernst dans Une semaine de bonté a un air de famille très marqué avec le vampire Dracula.) Et elle retiendra ce livre compliqué, dont on suit avec curiosité les mille péripéties, du Danube à la Tamise, dans les salles obscures d’un château maudit ou dans les logis fantomatiques de la vieille Angleterre où le monstre tente de cacher ses cinquante cercueils de terre profanée. Il y a là des pages fort émouvantes, celles où l’on voit la chauve-souris voleter contre la vitre, sous les feux du couchant, celles où le fou se soumet dans sa cellule au maître ténébreux.

Dans Lokis, nous retrouvons cette hantise de l’homme effrayé par ce retour à la forme animale. Le comte Szémioth – ce nom diabolique fait penser à ceux que Milton énumère dans son génial inventaire du Pendemonium – est un homme-ours. Il incarne de l’ours tous les instincts, et en lui, comme chez le Dr Jekill [sic], luttent les puissances du bien et du mal. Ce sont, naturellement, ces dernières qui finissent par l’emporter, tout comme dans La Marque de la bête et les spectacles de terreur du Grand-Guignol. Et peut-être rejoignons-nous par là, par le détour du « roman de la science, » quelques-unes des idées qui nous étaient familières à l’époque où L’Île du docteur Moreau faisait dresser les cheveux sur la tête à ses premiers lecteurs.
 
 

 

Mais le plus curieux de ces romans est sans doute ce Malpertuis de Jean Ray, dont il ne semble pas que l’on ait parlé jusqu’ici et qui me paraît avoir échappé à l’attention des spécialistes. Dans un style ébouriffé, tout hérissé de feux Saint-Elme, d’une négligence désarmante, et dont la lecture est rendue plus difficile par une composition fort compliquée, Jean Ray a fait là une manière de chef-d’œuvre. Un chef-d’œuvre d’étrangeté, de mauvais goût et d’invraisemblance, où abondent, entremêlées à mille allusions à la science secrète, des notations qui prendraient aisément leur place parmi les anthologies de la prose surréaliste : « Dans les sagittaires de la pièce d’eau centrale habite un râle haut sur pattes qui, de temps à autre, fait marcher sa lime à froid. »

Malpertuis, c’est le nom d’une demeure hantée par des êtres étranges où sont condamnés à vivre jusqu’à leur mort les héritiers d’un initié aux secrets de la Rose-Croix. Cet homme redoutable, féru de démonologie et de nécromancie, est allé retrouver les dieux mourants de la Grèce antique, ces dieux qui agonisent lentement le long des siècles, et il les réincarne parmi nous. À Malpertuis, certains d’entre eux sont réunis sous des visages méconnaissables, et c’est à leur comportement que l’on finit par les identifier. Un marchand de couleurs, un médecin, un chanteur, trois vieilles femmes, un abbé, et c’est Prométhée, Zeus, Apollon, les Euménides, qui poursuivent sous nos yeux leur sordide déchéance dont sera victime un « beau jeune homme, marqué du fer rouge du malheur. » Mais cela, nous ne le découvrons qu’à la fin du volume. Et il est dommage que le début de l’histoire soit si confus et que ce livre soit si mal écrit. Malpertuis aurait pu être un excellent roman, un des meilleurs de ce genre injustement décrié, ou trop inconsidérément porté aux nues.

« Insensé celui qui somme le rêve de s’expliquer, » nous dit un des personnages de ce livre. Phrase qui aura tout lieu d’enchanter les amateurs de mystère, mais qui ne saurait effrayer ceux qui préfèrent aux monstres du sommeil le visage lucide et clair de la raison.
 
 

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(Augustin Fontaine, in Les Lettres françaises, grand hebdomadaire littéraire, artistique et politique, sixième année, n° 125, vendredi 13 septembre 1946 ; les illustrations sont extraites de l’article)