Lorsqu’autrefois je lisais – avec cette curiosité mauvaise que nous avons toutes au cerveau – le récit d’une exécution capitale, demandant un frisson d’horreur, une sensation nouvelle au réveil du condamné, aux détails de sa toilette, à sa marche enfin vers la sinistre machine, j’apprenais chaque fois que : « Vers deux heures du matin, à l’heure où le bourreau descend sur la place de la Roquette avec, dans son fourgon, bois de justice et couperet, soudain la fenêtre d’une maison voisine s’éclaire et qu’une femme en deuil apparaît à la fenêtre, pour y demeurer jusqu’au dénouement. »
Je croyais d’abord à une légende de reporter fantaisiste, répétée ensuite par ses camarades pour intriguer le brave public, car je sais que messieurs les journalistes se plaisent souvent à mystifier les lecteurs et que les plus habiles à ces jeux de plume s’appellent « Le Père Canard » ou le « Prince Coin-Coin. » Mais la curiosité me vint de savoir si vraiment une créature avait cette sadique dépravation d’assister ainsi aux supplices des criminels, et surtout de voir cette femme, de l’approcher, de connaître enfin la psychologie de son étrange monomanie.
Aussi, prévenue vendredi soir que l’exécution d’Anastay aurait lieu au lever de soleil prochain, je me fis conduire par un vieux reporter sur la place de la Roquette. Il me déclara que la dame noire existait réellement, qu’il l’avait vue, depuis cinq ans environ, chaque nuit d’expiation. Il me désigna la maison, une haute bâtisse, sorte de caserne habitée par des ménages d’ouvriers pauvres, et m’indiqua la fenêtre où la mystérieuse spectatrice lui était déjà apparue.
« Mais, chère amie, me dit-il, vous allez perdre votre temps. Combien des plus vieux et des plus malins d’entre nous ont tenté d’interviewer cette femme, vous devez le penser. Toutes nos ruses ont échoué. Nous avons vu la dame noire descendre de voiture, le visage masqué sous une impénétrable voilette, s’engouffrer dans la maison, écarter d’un geste hautain ceux qui venaient, s’accrochaient à elle, lui adressaient la parole. Le matin, à sa sortie, nous avons voulu la suivre ; mais son cocher nous a si bien déroutés que nous avons dû renoncer à connaître l’énigme. Mon avis est que cette femme est une détraquée, une folle. Nous l’avons surnommée entre nous la Comtesse Vampire, parce qu’évidemment c’est une très grande dame que le sang attire, que le supplice affole, et qui a besoin sans doute du lugubre piment des supplices humains pour sentir vibrer et frémir sa chair, sous une jouissance de démoniaque… »
Loin de me décourager, ces renseignements m’excitèrent à poursuivre avec acharnement mon intéressante enquête. Grâce à cet argument toujours puissant que les reporters assez mal payés des plus riches journaux ne peuvent guère employer, l’or ou le billet à suggestives figurines azurées, je parvins à m’introduire dans le ménage d’ouvriers qui loue sa fenêtre à la dame en noir. Puis, je l’avoue, je déclarai à ces pauvres gens que leur étrange cliente était de mes meilleures amies et qu’elle-même m’avait fixé rendez-vous chez eux pour l’exécution d’Anastay.
On m’installa dans une misérable chambre qui sert à la fois d’atelier et de salle à manger.
J’attendis, fort émotionnée, avec une très vive appréhension, redoutant un peu l’accueil de l’inconnue. Elle entra vers deux heures, seule, et, m’apercevant, eut d’abord un geste de colère.
« Que faites-vous ici ? fit-elle à voix basse, me désignant la porte.
– Je vous demande pardon, madame, répondis-je ; je ne suis qu’une curieuse, une malade, si vous voulez, qui désire assister au spectacle suprême. Ma présence, qui vous semble si désagréable, n’a cependant rien pour vous alarmer. Cette fenêtre est la seule de tout ce quartier d’où le regard puisse tomber jusqu’à la guillotine : voilà pourquoi je l’ai choisie, comme vous.
– Soit ! » fit-elle. Puis elle prit un siège, vint s’asseoir près de moi.
Une robe noire, d’une coupe parfaite, l’enveloppait, moulant un corps aux formes exquises. Elle avait sur les cheveux une de ces capotes Directoire qui encadrent le visage et le dissimulent complètement avec la voilette. Pas un bijou. Cependant, je sentis que ce n’était pas une petite bourgeoise, mais une femme d’une haute naissance, d’une éducation accomplie.
Deibler et ses aides arrivaient. Aussitôt descendus des fourgons qui les avaient amenés, ils se mettaient à l’œuvre, sortaient des lugubres voitures les paniers, les bois de justice, la bascule, les disposaient sous les marronniers, puis rapidement édifiaient la guillotine. Je fus d’abord étonnée : je m’attendais à voir dresser un échafaud sinistre, compliqué, comme ces machines qui fonctionnaient en Quatre-Vingt-Treize et que des gravures nous montrent entourées de soldats et de foules, et c’était presque un joujou que j’apercevais, deux poutres moins élevées que les réverbères, avec un couperet mesquin luisant aux rayons du gaz….
« Celui-là, me dit la dame noire, rompant la première le silence, marchera comme un mouton. Vous avez lu les journaux, n’est-ce pas ? Il a déclaré qu’il mourrait en soldat. Il se laissera conduire sans dire un mot, sans défaillir. Nous l’apercevrons à peine. Je préfère les exécutions doubles, telles que celles de Frey et de Rivière, de Sellier et Allorto ; on a du moins le temps de voir quelque chose ; les bourreaux lavent le couperet sitôt la première tête tombée, et durant cette besogne l’autre est là qui tremble, qui se révolte, qui a peur. C’est beaucoup plus émotionnant. »
J’eus à peine la force de répondre :
« Oh ! certainement. »
Elle continua :
« Prado, Pranzini, Eyraud, sont morts bêtement. Le dernier seul a été amusant une minute, en envoyant sa dernière pensée au ministre. Depuis six ans, je n’ai vu qu’une décapitation intéressante, celle de Kœnig. Ce gamin se débattait, hurlait, appelait : « Maman ! » Il ne voulait pas mourir. Cela a duré trois minutes, je crois… le temps au moins de sentir quelque chose. »
Et tandis qu’elle parlait ainsi, la comtesse Vampire s’animait ; sa gorge se soulevait, tout son corps frémissait. Elle était semblable à l’amante dont la chair s’éveille, dans l’attente du bien-aimé, et s’excite aux jouissances des prochaines caresses. Soudain, comme étouffant, elle enleva la voilette qui masquait son visage et je reconnus… dois-je la nommer ?… Je n’ai pas promis le secret… Son nom est de ceux que Tout-Paris célèbre… On la dit impeccable, d’une austère vertu… Vous la connaissez… vous l’avez vue dans les salons les plus fermés ; à Dieppe, où sa villa est un palais… aux côtés de son mari, un des rois de notre siècle, qui ne reconnaît qu’une souveraineté, celle de Sa Majesté l’Argent…
… L’aube peu à peu blanchissait le ciel ; des nuages s’argentaient ; sur la place, les préparatifs à la hâte s’achevaient. Puis, bientôt, la foule des journalistes entourant l’échafaud ondula comme une vague. Les portes noires de la prison s’étaient entrouvertes.
« Le voilà ! le voilà ! » râla, crispée sur sa chaise, la comtesse Vampire.
Et ses yeux prirent une expression effrayante ; sa bouche s’ouvrit ; toute sa chair s’abîma en une convulsion hideuse, tandis que le condamné, pâle comme un blême Pierrot de pantomime, avançait au supplice, derrière le prêtre et le bourreau.
Je ne voyais plus rien de cette foule, de cet ignoble spectacle se déroulant à cette joyeuse heure de printemps, aux gais rayons du soleil levant, sous les feuilles à peine ouvertes des grands marronniers – plus rien que la dame noire, extasiée, transfigurée, qui se pâma et roula en poussant un cri de plaisir, quand retentit le baiser sourd de l’acier étreignant à jamais la gorge du condamné…
Et lorsque, après le spasme, elle ouvrit les yeux, je vis, avec épouvante, que sa bouche, tout à l’heure si pâle, était tachée de sang. Et j’eus peur, une peur superstitieuse, devant cette femme, ce monstre qui se tordait encore, alanguie et pâmée, comme si le supplicié lui avait mis aux lèvres son suprême baiser…
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(« Sapho » [pseudonyme de René Émery], « Chroniques perverses, » in Le Fin de-Siècle, deuxième année, n° 117, mercredi 13 avril 1892. Frank Edwin Scott, « Tête de femme, » huile sur toile, c. 1910 ; Jacques-Raymond Brascassat, « Tête de Giuseppe Fieschi après son exécution, » huile sur toile, 1836. Les lecteurs curieux du thème de l’amatrice d’exécutions pourront se reporter au dossier réuni autour de la nouvelle « L’Exécution de Damiens » de Hanns Heinz Ewers et au passionnant article de Michel Meurger, « L’Amour cruel. Entomologie des femmes fatales, » parus dans la revue Le Visage Vert n° 14, de juin 2007)