LE VISAGE DANS LA VOILE

 

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Vous direz peut-être que je vous raconte une histoire de l’autre monde, mais aussi vrai que le vent est en ce moment Nord-quart-Ouest, la chose est vraie. Elle est arrivée… Nous étions au repos sur deux ancres affourchées, en rade de Touranne, sous prétexte de faire des vivres frais, mais bien plutôt pour embarquer clandestinement du sale opium de basse qualité que le capitaine comptait vendre un bon prix. Le soir venait ; c’était mon tour de prendre mon quart, à l’avant, juste à l’aplomb de l’étrave, à côté de l’écubier de tribord. J’y étais depuis un moment, quand tout à coup une voix, qui semblait venir de la mer même, me héla :

« Eh, l’homme ! »

Je me penchai sur la lisse et j’entrevis, sous la lueur de la lune, un homme qui, nu et cramponné à la chaîne de l’ancre, remuait doucement les jambes pour garder son équilibre.

« Eh, l’homme ! » répéta-t-il.

J’eus un moment d’émotion ; cette voix, ce corps qui sortaient de la mer m’avaient fortement surpris, mais je compris qu’il avait dû venir à la nage et cela me rendit mon sang-froid.

« Eh bien, quoi ? »

L’homme se hissa d’un cran plus haut sur la chaîne.

« Va prévenir ton commandant. Dis-lui de venir immédiatement. »

À bord, vous savez, on ne discute pas, et j’allai, comme il l’avait demandé, prévenir sir Single, Irlandais d’origine et de caractère. Il m’écouta en silence, puis, me repoussant, il alla où il était demandé.

Le colloque entre eux ne fut pas très long et l’inconnu accosta, sautant légèrement à bord ; il se dirigea, en suivant le capitaine, vers la chambre de l’officier ; alors, je remarquai qu’il laissait derrière lui la trace de ses pas et qu’il portait sur la poitrine une boîte de métal soutenue à son col par un cordon.

J’en restai tout pantois, mais le service n’en devait pas souffrir et je repris mon poste. Ma faction se terminait et j’allais être relevé, quand j’entendis le capitaine qui m’appelait.

« François, arrive ! »

Il était debout sur le seuil de son carré ; il m’arrêta là en me mettant la main sur l’épaule.

« Tu n’as rien vu, rien entendu ; fais un nœud à ta langue et méfie-toi ; maintenant, dégage ! »

La porte du carré se referma.

Vous savez ce que c’est qu’une consigne ; je ne devais rien avoir vu, mais quelque chose me disait qu’il se manigançait de sales histoires et que je n’étais pas au bout de mes surprises.

Nous levâmes l’ancre et, poussé par bonne brise, nous étions déjà au large, quand je revis l’inconnu. Il était à l’arrière, accoudé à la lisse, et regardait finir la terre. Il ne devait pas voir grand-chose, car de ses yeux coulaient deux ruisseaux de larmes. Le commandant lui avait prêté de vieilles frusques. Il avait l’air d’une voile de fortune qui est toujours ou trop grande ou trop petite pour le mât où elle est gréée ; son pantalon était trop court et sa veste trop grande. En m’entendant remuer derrière lui, il se retourna.

« Ça, me dis-je, c’est un type tout plein d’opium. Il a dû lâcher pied pour un motif sérieux et se réfugier à bord pour une forte somme, palpée par le capitaine. Déserteur, failli, voleur ou quelque chose de pire encore, » voilà ce que j’en pensais.

La bonne brise, qui jusqu’alors nous portait en bonne route, fléchit tout à coup, puis tomba ; nous naviguions sous les basses voiles qui suffisaient, mais, devant la mollesse du temps, le capitaine commanda d’établir la brigandine pour reprendre l’allure qui venait de s’alentir. Il pouvait bien être deux heures, quand la voile proprement bordée se gonfla ; il faisait un temps gris et bas. Les hommes, la besogne terminée, regagnaient le poste et j’allais en faire autant, lorsqu’il me vint à l’idée de lever les yeux sur la voile. Je ne pus retenir un cri, moitié de surprise et aussi, je le dis franchement, d’épouvante. Il y avait dans la voile, juste sur le lai du milieu – vous m’entendez, juste sur le lai du milieu, – une figure humaine. N’allez pas dire des choses… la voile n’était pas neuve et je la connaissais bien pour l’avoir hissée au vent bien des fois, et rentrée autant de fois aussi ; je l’avais vue et revue et puis vous assurer que c’était une honnête voile, obéissante et souple ; à cette heure, elle portait sur elle une figure humaine, comme une peinture grise, un gris comme de la cendre. C’était une tête de femme aux cheveux épars ; l’image s’arrêtait brusquement à la moitié du cou, qu’on aurait dit avoir été tranchée par un sabre annamite à la lame épaisse et forte. Cette face de femme, aux yeux fixes, avec traits tirés, pleurait. Oui, je vous le jure, elle pleurait, et je le vis si bien que je jetai les yeux sur le pont pour voir si ses larmes n’y tombaient pas.

L’homme, l’inconnu, avait comme moi levé les yeux ; il devint affreusement pâle, s’appuya sur le plat-bord et dit : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! » J’allais l’interroger, mais le capitaine survint. « Qu’est-ce que tu fais là ? » me dit-il. D’un geste, je lui montrai la figure. Il regarda, fit un pas en arrière et sembla vouloir dire quelque chose, mais il se tut et fit un grand signe de croix, puis d’un geste il me balaya, si on peut dire, et je vous assure que je n’eus pas l’envie de faire l’idiot. De loin, je le vis aller à l’homme, lui parler brutalement ; l’autre joignit les mains dans un geste de prière, mais le capitaine n’eut pas l’air de céder ; il empoigna l’homme, le jeta dans son carré dont il ferma la porte et, passant près du poste pour gagner l’arrière, il cria : « Tout le monde en haut ! »

Les manœuvres se précipitèrent, on vira presque sur place. L’image n’était plus dans la voile, et nous retournions d’où nous venions ; il est probable que le capitaine ne voulait plus garder l’individu à son bord. La manœuvre était terminée, quand la porte du carré s’ouvrit ; l’homme apparut ; il jeta la boîte de métal sur le pont, elle s’ouvrit et laissa couler des pièces d’or ; puis l’homme, debout sur le plat-bord, cria : « Priez pour moi, » et il plongea. La mer se referma sur lui.

Plus tard, j’ai appris qu’à Touranne, un agent commercial avait, dans un accès de jalousie, coupé la tête de sa maîtresse, une blanche, et qu’il avait disparu ; mais ceux qui trouvèrent la morte, assurèrent qu’elle avait les yeux ouverts et que ses joues étaient encore humides des larmes qu’elle avait versées.
 
 

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(Ernest-Maurice Laumann, « Nos Contes, » in L’Avenir de Paris, journal quotidien, deuxième année, n° 399, dimanche 23 mars 1919 ; Newell Convers Wyeth, « On the Island of Earraid, » huile sur toile, 1913)

 
 

 

LE MYSTÈRE DE MARS

 

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« Comme elle est est pâle ! dit Emmanuel, en regardant la jeune fille quitter le piano au milieu des applaudissements discrets de l’élégante assistance.

– Son vieux et sublime fou de père est le seul à ne pas s’en apercevoir, répondit le docteur Ancel ; vingt fois je lui ai signalé à mots couverts d’abord, puis presque brutalement ensuite, que l’état de sa fille m’inquiétait… C’est lui qui m’a traité de fou. Il faudrait, mon cher Emmanuel, qu’un mari aimé l’arrachât à ses nuits studieuses, à ses longues veilles, aux horribles tensions cérébrales auxquelles elle se contraint par amour de son père et de la science. Que n’essayez-vous pas ?

– Non, vraiment, je n’oserais pas… Elle me paraît si immatérielle, si peu appartenir à la terre que je ne l’aborderais qu’avec crainte… Je suis vis-à-vis d’elle, j’imagine, dans l’état d’esprit d’un néophyte païen se trouvant, pour la première fois, en face de la déesse qu’il doit servir. Je l’admire et je la redoute ; oui, je redoute son regard tranquille et clair, au fond duquel brille, comme une lampe antique au fond d’un temple, la flamme d’une âme si noble qu’elle ne semble pas appartenir à une créature.

– Pourtant, il serait beau d’arracher cette âme si belle, en effet, aux griffes de son astronome de père.

– Je croyais qu’il avait abandonné ses travaux ?

– Non pas, il en a simplement restreint le champ ; désormais, son activité est toute concentrée – celle de sa fille aussi – sur l’étude de Mars. Par ces temps de dadaïsme, il a enfourché un dada bien imprévu : le retour à l’astrologie. Oui, il défend cette idée saugrenue que chaque astre du ciel exerce, sur un certain nombre d’êtres nés sous leur signe zodiacal, une influence prédominante, un empire absolu qui règle leurs actions et leur vitalité. Cela l’a amené tout doucement à choisir un seul astre pour objet de ses études. Ce cerveau merveilleux, si lucide naguère, auquel on doit les plus fameuses découvertes cosmologiques, s’imagine actuellement que sa fille est soumise à l’influence de Mars. Il l’a pour ainsi dire vouée à cette planète située à des millions de lieues de la nôtre. Cette pauvre enfant participe à tous ses travaux, à toutes ses veillées ; elle a mordu dans ce fruit dangereux, comme l’aurait fait toute nature d’élite ; avec passion, il la tue.

– Non, docteur ; il la fait vivre au contraire, » dit une voix derrière eux.

Ils se retournèrent. Le vieil astronome, l’immortel Segris, était debout derrière eux et souriait.

« Vous pensez bien, dit-il, que je ne saurais tenir rigueur à de folles paroles, ou à des sentiments aussi bassement puérils que ceux qui vous animent. Aussi, pour la tranquillité de l’affection que vous semblez avoir pour Gisèle, je vais vous rassurer.

Ma fille, monsieur le médecin, est vouée, comme toute créature périssable, à une mort certaine – mort de la matière, j’entends. – Ni votre science ni votre dévouement ne peuvent en précipiter ou en retarder la venue. Eh ! bien, vous allez être surpris, mais moi seul ai compris que je pouvais lui faire une existence plus longue, en la faisant se retremper chaque nuit aux sources de sa vie ! Vous avez dit que je retournais à l’astrologie. On ne retourne à rien. On recommence. Il me serait trop long de vous dire comment j’ai découvert que vous êtes un Saturnin ; quoi que vous en pensiez, vous êtes soumis à l’influence de cet astre, dont dépendent vos actes, vos opinions et vos goûts. Pouvez-vous me dire, vous esprit positif et sain, paraît-il, combien d’êtres inconnus se cachent encore au fond des mers mystérieuses ? Pourquoi l’air que vous respirez est encore plein d’animalcules qui échappent à vos microscopes et pourquoi, parmi tant de vibrations connues, il en reste encore tant à connaître ? Et c’est du haut de cette insuffisance devant les problèmes de la vie, que vous déclarez que je tue ma fille. Vous prônez l’efficacité d’un médicament, et vous niez la possibilité d’une influence. Quelle inconséquence !… Ma fille est née en Mars, au moment où la planète de ce nom passait entre Jupiter et la Terre, c’est-à-dire au point de sa révolution la plus rapprochée de notre monde, et je ne doute pas que Gisèle a subi l’influence de l’astre rouge. Vous seriez probablement désireux de vous en convaincre ? Venez demain chez moi, à 10 heures ; vous verrez vivre ma fille. »

D’un signe de tête, il prit congé et s’éloigna.

« Oh ! nous irons, dit Emmanuel.

– Certainement, » répondit le docteur, en lui posant la main sur l’épaule.

À dix heures, ils furent introduits le lendemain dans le laboratoire où le grand Segris les attendait. Affable, bien qu’un peu narquois, il fit avec urbanité les honneurs de ce foyer de travail et de réflexion. Pour ces visiteurs, le grand équatorial plongea son grand œil sans regard dans les profondeurs infinies de l’éther. Le savant nommait les planètes, les étoiles, les poussières d’étoiles, mondes naissants ou achevant leur carrière, qui palpitaient, frisson de lumière dans le velours bleu, puis il ramena le foyer de l’équatorial dans un angle plus ouvert.

« Voici, dit-il, Mars, la rouge planète, où chaque soir ma fille vient puiser des éléments vitaux. Chaque soir, son intelligence supplée à la pauvreté de ce misérable instrument lenticulaire ; chaque soir, la planète découvre un peu de son mystère, initiant ma fille, comme une mère initie son enfant, aux premières sciences humaines. Chaque soir, Messieurs, celle que vous croyez devoir plaindre connaît la sublime ivresse des découvertes qui, pas à pas, conduisent à la vérité pure. Elle s’est identifiée, fondue dans le globe rouge qui poursuit sa course dans l’immensité. Elle et lui ne font qu’un, l’une tributaire de l’autre. Vous l’avez vue hier, Gisèle, et vous vous êtes émus de son aspect. Rassurez-vous… son cerveau était en sommeil ; vous allez la voir tout à l’heure vivre sa vraie vie, la seule pour quoi elle soit faite. »

La jeune fille entra, vêtue d’une robe de laine blanche, une étole de fourrure jetée sur les épaules, être mystique, presque surnaturel, qui traversa la salle obscure sans voir les étrangers. Elle alla s’asseoir au fauteuil placé à la base de l’équatorial où son regard se fixa sur le miroir et s’y absorba pendant quelques minutes. Peu à peu, sa taille courbée se redressa, du sang colora ses joues, puis la vie se mit à courir dans ses membres si las à la minute précédente ; son regard prit une expression plus assurée, sa respiration se fit plus harmonieuse. La jeune fille anémiée, languissante, se transformait. Une autre créature, toute palpitante sous le torrent de vie qui la parcourait, venait de naître.

« C’est ainsi, dit Segris, comme parlant pour lui-même. Sa santé se refait chaque soir et suit l’astre dans sa marche ; elle vit quand il approche ; elle végète, comme une fleur privée de lumière, quand il s’éloigne aux confins de sa carrière… Ma fille mourra au cours d’une nuit noire, alors que Mars sera à 96 millions de lieues de la Terre et qu’elle ne pourra puiser dans l’astre matériel les éléments vitaux qui lui sont nécessaires : c’est une créature intra-stellaire… J’ai voulu vous convaincre, Messieurs, que je ne tue pas ma fille. Maintenant, excusez-moi, il nous faut travailler… »

Les deux hommes s’éloignèrent. Dans la rue, le docteur dit à son compagnon ou à lui-même :

« Je crois à la phtisie, mais pas à l’influence des astres. »

Emmanuel ne répondit pas ; il hocha simplement la tête.

Trois mois après, le monde apprenait la mort de Gisèle.

La jeune fille s’était doucement éteinte, sans douleur, comme on s’endort, au jour et à l’heure où la planète Mars atteignait la partie la plus éloignée de sa révolution.
 
 

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(Ernest-Maurice Laumann, « Contes de l’Avenir, » in L’Avenir de Paris, journal quotidien, sixième année, n° 1992, dimanche 26 août 1923 ; Leonor Fini, « Dans la Tour, » huile sur toile, 1952. On notera que ce « Mystère de Mars » n’a rien de commun avec la nouvelle éponyme, parue dans Lectures pour tous en mars 1921 et reprise dans le recueil Contes de terreur, réunis et présentés par Marc Madouraud, Éditions « Recto-Verso, » collection « Idées…et autres, » 1994)