Après dîner, au lieu de rester en tête à tête de chaque côté de la table où demeuraient encore une coupe de fruits et cette bouteille de porto que nous avions coutume de boire en devisant, Sidney s’était levé brusquement. Un tremblement faisait tressauter sa main ; fixement, son regard restait attaché au cadran de l’horloge, il négligeait d’allumer sa pipe, et les habituelles boutades dont s’autorise, à l’ordinaire, son rire facile d’Anglo-Saxon ne l’avaient égayé qu’à peine.

« Êtes-vous malade, Sidney ? avais-je hasardé. De la fièvre, peut-être ? »

Et, comme je voulais lui prendre la main :

« De la fièvre, un peu, oui… Mais rien de grave. Une goutte de vin, si vous permettez, et j’irai travailler.

– C’est donc pressé ?… »

Vidant son verre d’une seule lampée, comme un contremaître, et sa bouche essuyée d’un coup de serviette, après un salut de la tête, il était parti sans répondre.

« À ton aise !… » pensai-je avec quelque irritation.

Au fumoir, après que le boy m’eut apporté un grog, j’essayai quelques points de billard. Mais, dans la vaste pièce aux coins obscurs, les bruits claquants de l’ivoire sonnaient désagréablement. Sur un rayon, j’avisai une vieille édition de Moll Flanders, et, près de l’âtre où rougeoyait une pourpre immobile de feu, je m’efforçai de m’intéresser à cette lecture.

La maison reposait dans le calme monotone ; espacé régulièrement, le jusant clamait son grondement dans les cavernes des falaises. Et ce bruit continu mettait autour de moi comme une présence. Et décidément, non, je ne pouvais distraire ma pensée. D’autant que, sur ma tête, à l’étage supérieur, par grands pas, j’entendais marcher mon hôte. Ce martèlement, le murmure des houles sur les récifs, le calme profond qui succéda, m’oppressaient d’une gêne indéfinissable.

« Je suis nerveux… Le porto, le grog, le cigare… »

À part moi, je savais que ce n’était rien de cela. Et, à la vérité, il m’avait paru que Sidney avait eu peur, tantôt, cependant que nous dînions face à face. Oui, c’était la peur qui blêmissait son visage, qui faisait trembler sa main. Il avait peur et sa peur me gagnait.

Non point précisément la peur, mais un sentiment d’alarme et d’anxiété. Quelque chose allait survenir. Quoi ? je l’ignorais. Et c’était en moi, né de cette certitude et de cette ignorance, un douloureux malaise, de l’oppression, comme l’affleurement d’un fer froid qu’on aurait fait courir sur mon échine.

Pour respirer, j’ouvris toute grande la baie vitrée. Le bruit de la mer en furie emplit la pièce. La lampe tressauta, s’éteignit. Sous le ciel sali de nuées lourdes, l’eau s’étalait comme un immense chiffon, bouffant à la brise et convoluté d’écumes livides. Des embruns se plaquèrent à ma face, du laboratoire de Sidney, jusque sur la grève où fouettaient les lames ; un rai de lumière se profila, et encore Sidney fut au fond de ma pensée.

Le singulier homme ! Tout de même, plus de trente ans que nous nous connaissions ! L’Université venait de me conférer le grade de docteur, et, avant d’entreprendre le labeur de gagner ma vie, à défaut de tour du monde, j’accomplissais le tour de la Méditerranée, le pèlerinage alors classique : Venise, Athènes, Alexandrie… Au pied des Pyramides, j’avais de compagnie croisé cet original, et, d’une conversation futile de touristes, de quelques idées échangées naissait la solide amitié qui devait nous unir. Nous avions remonté le Nil jusqu’au plus loin qu’on pouvait alors, visité Khartoum et parcouru quelque peu l’immense plaine herbeuse qui se poursuit dans l’ouest jusqu’au Congo. Après quoi, revenus en Europe, Sidney obliquait vers le travail en cabinet, tandis que j’avais plus simplement pratiqué mon métier de médecin, œuvré du bistouri, ausculté et distribué des drogues. Cerveau limpide et puissant, doté d’une fortune suffisante et délivré de la sorte du labeur de gagner sa vie, Sidney se spécialisait dans la physique et la mécanique transcendantales. Rapidement, il était devenu célèbre. Ses travaux révolutionnaient l’ancienne économie du monde : on lui devait d’avoir inventé la transmission des images, la bielle à quintuple expansion et l’accumulateur qui emmagasine la force dynamique de la mer pour le labeur formidable des machines.

Entre-temps, et pour se distraire, s’en allait en d’interminables voyages cet homme original, fantasque, et qui avait toujours dans sa poche un bloc-notes où coucher une équation ; distrait, et qui se souvenait, après dix ans, d’une parole, d’un geste ou d’une intention.

Ses découvertes et leurs applications industrielles l’avaient rendu prodigieusement riche, encore qu’il dépensât sans compter et qu’il eût contracté cette habitude assez curieuse de ne pouvoir se plaire dans un pays s’il n’y achetait un domaine, un parc, un château. Partout où l’avait arrêté la douceur du climat, aux Canaries, en Bretagne et dans l’Archipel, il possédait de claires et somptueuses villas où il arrivait à l’improviste, au gré de sa fantaisie, quelquefois pour trois jours, quelquefois pour trois mois. Mais c’est en Écosse qu’était son véritable domicile. Là, dans un paysage d’âpre sévérité grandiose, sur une pointe de roc où venait battre la mer de l’Islande et du Grœnland, s’élevait sa vaste et confortable maison. C’est là qu’avec un domestique, des appareils et des outils, travaillait à l’ordinaire le docteur Sidney, esthète et mathématicien. Pour mon compte, quand l’envie me prenait de le revoir, mettant à profit ces mois d’été où la clientèle déserte Paris pour les plages ou les villes d’eaux, j’allais lui faire visite.

Parfois, il était au Brésil, à Chypre ou à Bombay, quelque part errant par le vaste monde. Je m’installais chez lui, avec ses livres, ses fusils, sa cave, son billard. Et une fois sur deux, pourtant, j’avais l’heur de le rencontrer. Et tel était le cas, cette fois, puisque c’était le dix-huitième soir que j’étais chez lui.

Eh bien ! je dois l’avouer, mon ami Sidney n’était plus le même homme que j’avais connu. Il avait vieilli ; ses lèvres s’étaient froissées d’un sourire douloureux ; et autrefois, le plus souvent bienveillant, à moins qu’il ne fût franchement joyeux, son regard me fuyait, maintenant : un regard oblique et rapide, le regard d’un homme qui a peur, qui se méfie, qui scrute les ténèbres d’où va surgir on ne sait quoi.
 
 

 

Presque, je ne le reconnaissais plus. Gros mangeur et gourmand, amateur de vins aux bouquets violents, dès le premier repas que nous prîmes ensemble, je remarquai qu’il avait perdu son appétit d’autrefois, cet appétit d’Anglo-Saxon avide de viandes qui ressemble tant à la voracité.

« Ça ne va pas, vous, mon vieux… » lui avais-je dit.

Pourtant, il n’était point malade ; l’examen auquel il se soumit de mauvaise grâce m’en donna la preuve. Et comme son caractère s’était assombri, qu’il n’éprouvait plus de joie à conter ses aventures et ses souvenirs, ces histoires hilarantes, et parfois salaces, qu’il excellait à débiter d’une voix grave, comme il avait perdu le goût des plaisanteries, celui du billard, de la pipe et du porto, j’avais acquis cette conviction qu’il était sur le point d’accomplir quelque découverte considérable. Il travaillait sans cesse à l’heure de dîner, s’arrachant du laboratoire. S’il daignait prendre place vis-à-vis de moi, je comprenais que c’était là pure politesse, unique souci de ne point offenser son hôte. À table, mangeant à peine, sans rien trouver qui fût à son goût, il apparaissait surtout impatient et distrait, l’esprit lointain.

« C’est qu’il cherche, expliquai-je, qu’il en est à ce point de la recherche où l’on va bientôt trouver… »

Et, de ces raisons, j’essayais de justifier l’attitude de Sidney. Je l’ai interrogé.

« Que nous préparez-vous, de quel mystère encore allez-vous lever le voile ?… »

Il m’a regardé d’un œil trouble, sans répondre autrement que d’un geste imprécis :

« Allons donc !… »

Puis il a feint de sourire.

Alors, j’ai compris qu’il avait peur, et le souvenir m’est revenu de ses gestes furtifs, de ses rires forcés. Instinctivement, la peur s’est insinuée en moi, la peur énorme et vague. Depuis, je me hâte dans les couloirs, je verrouille ma porte. Je serais parti même, n’étaient le respect humain et le souci de ne point abandonner Sidney. Je serais parti… Car, dans cette maison, j’étouffe. Le vent du large souffle dans les mélèzes qui frissonnent au bord des routes, le gémissement de la mer passe en longues rafales hurlantes. Et quelque chose nous menace, je le sens, qui n’est pas humain, qui va venir de l’au-delà, du mystère…
 

*

 

Minuit venait de sonner à l’horloge, dans le couloir sonore.

« Je vais me coucher !… »

Brusque, un coup de vent ouvrit la fenêtre ; la lampe s’éteignit. Et un cri troua le silence ; un appel d’angoisse, mon nom hurlé :

« Morand !… »

Je me précipitai, d’un geste instinctif tirant mon revolver, ce revolver que j’ai en poche depuis que je suis ici et dont je caresse la crosse quand la peur m’assaille.

« Morand !… » criait encore Sidney.

Sa voix paraissait rauque, exténuée. Et je courais par le couloir, dans l’obscurité. Et, tout à coup, il me semble que quelqu’un me poursuivait, que des pas glissaient derrière moi, rapides. J’ai fui, n’osant me retourner, de peur de voir face à face cette horreur pressentie du spectre, du monstre, de cet être fantomatique attaché à mes traces… J’ai fui, les cheveux droits sur ma tête, toute ma chair frissonnante de dégoût, toute mon âme emportée par la terreur tourbillonnante… À l’escalier qui monte vers la galerie, je fis tourner un commutateur, et, dans la pleine lumière qui jaillissait, d’une volte-face qui fit craquer mes genoux, je me retournai…

Une longue forme blanche arrivait sur moi. Vlan ! vlan !… Je tirai coup sur coup, puis une troisième fois, vlan !… La forme s’abattit sans un cri, face en avant. Et alors seulement, je reconnus le boy ! Je venais de tuer le boy !…
 
 

 

Je demeurai pétrifié, inerte.

« Morand ! » cria Sidney.

Je l’aperçus. Il était dans l’embrasure d’une porte, hagard, se cramponnant pour ne pas tomber.

« Quoi ?… lui dis-je, allant vers lui ; quoi ?… J’ai tué le boy, ne voyez-vous pas que j’ai tué le boy ?… »

Il eut un geste d’indifférence profonde, le même qu’il répétait depuis quelques jours, chaque fois que je l’interrogeais. Et il tomba dans mes bras, lourd comme un cadavre. Un frisson le secouait par moments ; ses dents claquaient. Je l’assis dans le laboratoire, m’irritant :

« Qu’avez-vous, à la fin ?… Êtes-vous fou ?… C’est contagieux, vous savez !… Et je suis dans de beaux draps, moi : un meurtre sur les bras, la justice, les policiers. Que vais-je devenir ?… »

Encore, il esquisse de la main son geste vague :

« Bah ! qu’importe le boy !…

– Ah ! vous croyez ?… »

Et doucement, sans colère, passant ses doigts sur son front, il murmura :

« Plût à Dieu que je sois fou… »
 

*

 

À ce moment, un grincement de métal se produisit ; une sonnerie carillonna. Avant que j’eusse pu le retenir, Sidney était devant la table. Et il eut un geste de dépit.

J’éprouvai le besoin de rompre le silence.

« Vous avez eu peur, Sidney ?…

– Peur, oui !… »

Il était blême.

« Tenez, buvez, buvons… »

Je versai du cognac, à pleins verres. Et quand il eut respiré, telles furent les paroles que prononça Sidney :

« Vous allez me dire franchement votre sentiment. Suis-je fou ?… »

Le cognac m’avait restauré. Tout était calme. Sans le boy tué là-bas, j’aurais souri.

« Vous ne paraissez pas fou, répondis-je.

– Ah ! ricana Sidney, il serait beau que je devinsse fou, en vérité ! »

Tout était calme. Seul, par rafales, le vent hurlait. Sidney ferma la porte, s’assit.

« Me direz-vous ?…

– Je vous dirai… »

L’heure était venue de parler. Et lui expliquait, rapide, s’efforçant de faire un lien logique au discours, s’ingéniant pour me rendre intelligible cette confidence que je redoutais d’entendre, et à la connaissance de quoi ma curiosité aspirait fébrilement :

« Depuis trois ans, Morand, depuis trois ans, vous savez que je me suis consacré à la télégraphie parce qu’un but me tentait, un grand but que vous allez connaître. J’ai réuni en faisceau, pour les diriger sur le même point, les courants qui s’éparpillaient autrefois dans l’espace. J’ai cherché cela d’abord : rendre telle la puissance d’un courant qu’il pût cheminer à l’infini, sans déperdition sensible. Par des modifications successives, j’ai fait du primitif appareil, celui dont les autres disent qu’il est le dernier mot de la science, une machine d’une absolue perfection. Et cette maison où nous sommes est le poste le plus puissant du monde… Le plus puissant, terme faible… les autres postes n’existant point à son regard… Maintenant, vous rappelez-vous cette histoire que je vous contais autrefois ? Non, n’est-ce pas ? vous n’y prîtes point garde. Toutes les nuits, vous disais-je alors, toutes les nuits, entre une heure et trois heures, mes appareils enregistraient un signe, un appel mystérieux, toujours pareil, ne répondant à rien qu’on pût comprendre… Je signalai le fait. Wekerling et Brokes émirent l’hypothèse d’un courant retardataire, d’une émanation tellurique descendue de la banquise polaire. Puis, personne n’y songea, hormis moi. Car personne ne m’a convaincu, dois-je le répéter ?… »

J’acquiesçai de la tête.

« J’accrus la sensibilité de mes enregistreurs. Pas de doute, toutes les nuits, quelques instants après que venaient de battre à l’horloge les douze coups de minuit, j’ai entendu, comme à présent, tinter cette sonnerie et se répéter cet appel… »

Sa voix s’élevait.

« Car c’était un appel, car ces signes apparaissaient trop réguliers, trop variés aussi pour procéder d’une force inconsciente, être l’effet du hasard… Ils ne constituaient pas un contact uniforme, tel qu’aurait dû le marquer un courant continu, mais des signaux qui s’espaçaient, se cadençaient… On devinait l’attente, on comprenait que c’était une volonté, une conscience, une intelligence qui les projetait… J’ai interrogé tous les postes : la mer du Nord, Horn, la Tasmanie. Aucun ne percevait ces appels. Quelque farceur peut-être ?… À ma demande, on a surveillé les appareils ; une nuit entière, on a interrompu tout travail. Et toujours pareil, toujours le même, le signal m’est parvenu. J’en ai conclu qu’il n’émanait point des hommes ; car, à supposer que quelqu’un s’amusât, celui-ci se serait trahi. Il eût brouillé les signes, mêlé les langages, et, quelque fantaisiste que fût son travail, j’y aurais reconnu la main de l’homme. Mais cet appel n’était pas humain. Pour moi, il venait de l’au-delà, d’un monde inconnu. À travers des distances infinies, il était une invite à converser, une tentative d’exploration. Quelqu’un scrutait l’espace, un être d’intelligence… Mais qui ?… Longtemps, j’ai pensé à Mars, favorisé, droit sur l’écliptique, où l’éternel printemps doit aider au développement de la vie. Alors, j’ai mis au point mon invention, ces outils que vous voyez là… Leur force est effarante. Au bout de sept ou huit mille kilomètres, un courant hertzien se perd, n’agit plus… Le courant que je puis utiliser, moi, ne s’use pour ainsi dire point, vous comprenez ?… Il conserve sa direction, son efficacité. J’en puis garder le contrôle à des distances incommensurables. Et, dès lors, j’étais armé. Alors, un soir, sous prétexte d’expériences, j’ai prévenu tous les postes qu’ils eussent à s’isoler sous peine de fondre au premier choc, les opérateurs foudroyés. Des heures durant, j’ai projeté des courants dans tous les sens, renvoyant le signal mystérieux. Cela passera-t-il à travers l’éther impondérable, à travers l’éther vide et glacé qui sépare les mondes ? Telle fut la question, la question fiévreuse que je me posai jusqu’au résultat…

Le lendemain, après minuit, monotone, régulier, cadencé comme précédemment, je perçus cet appel. Il ne différait point. De deux choses l’une : ou mon signal n’était pas encore parvenu, ou Wekerling avait dit vrai. Mais je n’y croyais pas, à Wekerling, je ne voulais pas y croire… Jugez de ma fièvre… Dans la nuit qui suivit, à minuit vingt, cinquante heures après ma première tentative, mon appareil de photo-télé donna des hiéroglyphes, des points, des traits, des courbes qui étaient un langage et que je ne pouvais traduire. L’autre marchait, saisissez-vous ?… Il m’avait perçu, nous avions pris contact, et il marchait… Comprendre, hélas ! comprendre ! Béant, secoué d’un frisson d’horreur et d’héroïsme, quand il s’est tu, moi j’ai repris… Tous les postes ont sauté, Horn, la Tasmanie… Qu’importait !

Dès lors, plus rien ne m’est parvenu. Ce fut le silence. Et aussi la preuve indéniable que le hasard n’était pour rien dans l’aventure. De cette époque, je projetai de transformer mon appareil. Transmettre des images, tel était le but… Des images, de mon correspondant à moi, c’était le seul langage intelligible qui se pût échanger… Mais comment ?

Je cherchai nuit et jour, sans trêve, me consacrant à ce travail. Le problème était double : projeter des images était sa première face, mais combien plus difficile de les enregistrer ! Cela supposait des récepteurs presque identiques, inspirés du même principe, sensibles au même degré… Les réaliserions-nous ?… J’en doutais… De toute la puissance de mes machines, une nuit, à des distances inouïes, j’ai éparpillé mes signaux, mes schémas, mes graphiques. Et je leur ai fait confiance, à eux, les autres, parce que j’ai compris qu’ils étaient plus forts que nous, en possession de moyens auxquels les Terriens ne sont pas encore parvenus… Quelques heures après, le signal s’est reproduit. Et ce fut tout…

J’ai attendu une longue année, la plus longue de ma vie. Et la veille même du jour où vous arrivâtes, ils… ils ont recommencé. Je comprends leur silence : ils cherchaient. Et j’avais raison de leur faire confiance : ils ont trouvé, voyez !… »

Sidney s’était penché. Du doigt, rudimentaires, dessinées d’abord par un étrange rayon de lumière, tellement dense et brillant qu’on ne savait si ce n’était plutôt de la matière solide, puis ressortant avec netteté du mécanisme qui accomplit automatiquement les opérations du fixage, il me montrait, sur un ruban se déroulant comme un film, des images singulières.

Je ne saurai jamais dire le malaise qui m’étreignit. Cela me faisait mal physiquement, comme certains cauchemars.

« Attendez ! disait Sidney, attendez… »

Il plaçait ces pellicules dans un appareil à projection, et cela se fixait sur l’écran, grossi, amplifié…

« Et les voilà, ces êtres, ces monstres, disait Sidney, trépidant, voilà leur monde, leurs paysages. Ils sont parvenus à un haut degré de culture ; ils connaissent des lois que nous ne supposons pas, et leurs télescopes sont venus fouiller notre terre, inventorier notre planète. Ah ! notre planète !… Savez-vous pourquoi c’est de notre planète qu’ils répètent inlassablement le schéma ?… au lieu de nous renseigner sur eux-mêmes, de s’efforcer aux signes d’abstraction qui nous permettraient de nous communiquer nos pensées ?… Mais non, c’est de la Terre qu’ils nous parlent. Voyez là les continents. Voyez, reproduites d’un trait, les planètes du système, puis, dans son relief général, le monde énorme qu’ils habitent : Jupiter, où quatre lunes de coloration différente illuminent les nuits… »

Je me crispais dans l’attente.

« Et pourquoi ces reproductions ?… » demandai-je enfin.

Mais Sidney me coupa, exalté à faire peur.

« Voyez cette dernière étoile, Uranus, Saturne et son anneau, Neptune… Voyez le soleil et, là, cette forme en fusée qui se rue : la nébuleuse qui vient sur nous… Et voyez ce qu’ils nous annoncent… la fin… la fin… ces débris roulant au vide : la poussière de notre système, des gravats, des ruines, après la rupture de l’équilibre, le choc, la succion… »

Une sonnerie crépita.

« Et le premier mot qu’ils ont su dire, la première pensée que nous échangeons, c’est une parole de mort, un adieu lugubre : l’annonciation du désastre sidéral… Suprême ironie !… À l’heure où notre génie nous mène à dominer les éléments, quand la lente et douloureuse évolution, après des siècles, aboutit à comprendre, quand le mystère s’abolit, que, de triomphe en triomphe, nous rêvons de nous élever jusqu’au divin, voici ce que nous disons, nous la vie : « Il faut mourir !..  » C’est notre acte de foi, notre salut, notre communion : il faut mourir !… Dérision ! »

Encore la sonnerie crépita. Du mécanisme, un ruban de film se déroula, aussitôt projeté sur l’écran.

« Une carte du ciel… La famille solaire, la grande Ourse, Sirius, l’étoile double d’Altaïr : des repères… Et cette flèche, entre Pégase et la Polaire : la Comète… »

Il s’était enfui.

« Entre Pégase et la Polaire… disait-il, dans le hall aux lunettes, entre Pégase et la Polaire… »

Il chercha. Puis il eut un cri, un long gémissement qui s’étouffa.

« La voilà !… Elle est verte… Regardez !… »

Dans le télescope de Sidney, qui est plus puissant quatre fois que le plus fort du globe, je scrutai le ciel.

« Je ne vois pas…

– Vous êtes sûr ?… »

Il eut l’air d’un noyé qui revient à la vie.

« Vous êtes sûr ?… »

J’affirmais ; même, je parlais de suggestion, de fatigue nerveuse, sur un mode doucement ironique.

Mais il me bouscula, prit place sur le siège, prolongea son examen.

« Mais oui, la voilà ! Entre Pégase et la Polaire, vous dis-je… »

Avec des gestes heurtés, il m’abandonna sa chaise. Et, de nouveau, je regardai.
 

*

 

C’était vrai !… Verdâtre, à peine perceptible, mais paraissant se préciser de plus en plus, une tache fusiforme brillait pâlement dans l’espace.

Ébouriffé d’horreur, je contemplai cet oblong reflet, tandis qu’à mon côté, Sidney poursuivait :

« Elle est verte… Et elle vient à des milliers de lieues à la seconde… Elle va passer en trombe. À son contact, l’atmosphère de l’air va s’enflammer… Mais nous n’aurons point à attendre cette heure-là… Déjà, l’équilibre est bouleversé, des phénomènes s’accomplissent, la banquise s’est prise à descendre… Ne sentez-vous pas comme il fait froid ? Brrr !… »

Ses dents claquaient.

« Et nous allons mourir. En bloc, par masses, tous… Faut-il qu’ils le sachent, les hommes, les femmes, ces milliards d’êtres ?… Pour n’être qu’une armée gigantesque de déments, pour être des fous, avant d’être des morts ?… Faut-il qu’ils le sachent, dites ?… Six jours, voilà ce que dit Jupiter, six jours, dont cinquante heures sont déjà passées… Et tel est le sort ; des fous durant six jours, des morts après… Même pas des morts ! Mourir, cela n’est rien… Il n’y aura rien, rien que de l’étendue glaciale, l’éternité… Il n’y aura rien…. rien…. Percevez-vous, rien, dites ?… »

Il m’avait pris aux épaules, sa face d’angoisse joignant presque la mienne.

« J’ai froid !… La banquise… »

Son étreinte se raidissait. Pour me dégager, j’ai dû lui faire violence. Alors, il s’est précipité.

« La banquise ! La banquise !… »

Hagard, bavant comme un chien qui s’enrage, il a tourbillonné, secoué d’une trépidation d’épileptique. Il était fou tout à fait. Et, à sa démence devenue totale, doublure sinistre, se juxtaposait la fureur, une envie malsaine, perverse, comme sadique, de détruire, de tuer.

Il commença par les lunettes, les appareils, les trépieds, frappant, s’ensanglantant. Armé d’une barre de fer, une règle je crois, il s’est mis à faucher là-dedans, écrabouillant les mécanismes qui s’effondraient dans un crépitement de verres broyés. Dans le coin où je m’étais réfugié, j’ai dû le menacer de mon revolver. Il a paru se calmer. Mais les fous sont hypocrites et rusés. À l’improviste, il a bondi sur moi, m’empoignant à la gorge.

« La banquise !… »

Ses dents claquaient.

Pour vivre encore, pour vivre malgré tout, j’ai trouvé la force surhumaine de le ceinturer. Sur le sol, où il se fit d’affreuses coupures en se débattant parmi les débris de verres, avec des sangles, je l’ai ligoté. Et je l’ai descendu dans une cave profonde pour ne plus entendre ses divagations, son cri terrible et grotesque :

« La banquise !… »

Un bloc de cent livres au cou, j’ai jeté le boy dans un trou d’eau profonde. Les pieuvres s’en arrangeront… Et mon temps se passe à regarder les figures bizarres qui s’impriment sur la bande, à suivre au télescope la marche vertigineuse du cataclysme. Le vent ulule dans les mélèzes ; parfois, je vais épier l’agonie du fou. Et comme c’est à la cave, j’en profite pour boire une ou deux bouteilles. Pendant quoi, je l’entends dire d’une voix qui s’éteint :

« La banq… la banquise… »

Et, parfois, je pense à ceux qui sont ailleurs. Ils doivent savoir. Les journaux sont remplis d’articles à l’effet de rassurer les foules. Les pusillanimes doivent craindre… La majorité se raidit ; elle ne croit pas, elle raille… Moi, je sais… Je sais, parce que des êtres plus avancés sur l’échelle évolutive me le disent heure par heure… Je sais que la mort vient… Et le temps passe… Déjà, l’aube du cinquième jour va monter sur la mer…
 
 

 

–––––

 
 

(Charles Hagel, dessins d’André Cahard, in Les Annales politiques et littéraires, revue universelle, illustrée, hebdomadaire, n° 1992 et 1993, 28 août et 4 septembre 1921)

 
 

*

 
 

Une dizaine d’années plus tard, Charles Hagel a fait paraître une seconde version de ce récit dans L’Écho d’Alger ; bien qu’écourtée, elle nous a néanmoins paru offrir suffisamment de différences avec le texte original pour qu’il soit intéressant de la republier ici.
 
 
 

 

LE TÉLÉGRAPHE

 

–––––

 
 

La longue vibration d’un timbre me redressa : l’horloge battant l’heure dans le couloir sonore. L’un après l’autre, je comptai les douze coups de minuit. Et je me disposais à gagner ma chambre, songeant que je serais mieux dans mon lit qu’à remuer ces fantasmagories en écoutant gémir la mer, quand un cri troua le silence : mon nom hurlé à pleine voix :

« Morand !… »

Je me précipitai, d’instinct tirant mon revolver, cette arme que j’ai en poche depuis que je suis ici et dont je me surprends à caresser la crosse quand la peur m’assaille.

« Morand !… »

C’était Sydney ; je reconnaissais la voix. Et je courus par le couloir, dans l’obscurité ; et tout à coup il me sembla que quelqu’un me suivait, que des pas glissaient derrière moi, rapides, feutrés. J’ai fui, n’osant me retourner par épouvante de voir face à face cette horreur pressentie du spectre, du monstre, de cet être fantomatique attaché à mes traces. J’ai fui, les cheveux droits, la chair frissonnante, l’âme emportée dans un tourbillon de terreur et de dégoût. À l’escalier qui mène à l’étage, ma main tourna le commutateur et dans la pleine lumière, d’une volteface qui fit craquer mes genoux, je me retournai.

Une forme blanche apparut, issue de l’ombre et arrivant sur moi. J’allongeai le bras, tirant coup sur coup, puis une troisième fois.

La forme s’abattit sans un cri, la face en avant, les bras en croix. Alors seulement, guéri de mon effroi panique, je reconnus le boy, ce malheureux domestique que Sydney, par goût de l’exotisme, avait ramené de je ne sais quel coin de l’Inde. Le boy, je venais de tuer le boy !…

Stupide et pétrifié, mon revolver encore à la main, j’étais sur la troisième marche quand le cri se refit :

« Morand !… »

Levant la tête, j’aperçus Sydney, appuyé à la rampe, hagard, se cramponnant pour ne pas tomber. Sa voix rauque s’exténua :

« Morand !… »

À la course, j’escaladai les degrés.

« Quoi, lui dis-je, quoi ?… J’ai tué le boy ; ne voyez-vous pas que j’ai tué le boy ?… »

Il eut un mouvement de la tête et des épaules, geste d’indifférence, le même qu’il répétait quand une question lui paraissait futile et son objet sans importance. Et il tomba dans mes bras, harassé, lourd comme un mort. Des frissons le secouèrent, sa face cireuse ruisselait de sueur et, comme dans la fièvre, il claquait des dents. Je le conduisis au laboratoire.

« Qu’avez-vous ? m’irritai-je. Êtes-vous fou ? C’est contagieux, vous savez !… Et je suis joli, moi, un meurtre sur les bras, un meurtre inexplicable, idiot… La justice, les policiers ; hein, que vais-je leur répondre, à ces gens-là ?…

– Qu’importe le boy !…

– Vous croyez ?… »

Il ne répondit pas tout de suite. Mais doucement, d’une voix paisible, il murmura :

« Plût à Dieu que je sois fou !… »

À ce moment, une sonnerie carillonna, un grincement se produisit. Et avant que j’eusse pu le retenir, Sydney avait bondi. Devant une table encombrée d’appareils, il trépignait, puis se calmait, tendu d’attention.

Moi, je m’avançai.

« Laissez vos mécaniques. Venez plutôt m’aider à relever le boy. Peut-être pourrait-on le sauver. »

Il ne m’entendait point. Et le voilà qui se prenait à gémir, mettait ses mains sur ses yeux comme à ne pas vouloir regarder plus longtemps, le voilà qui chancelait.

« Enfin, qu’avez-vous ? lui criai-je dans la face.

– J’ai peur, » murmura-t-il.

Moi aussi, j’avais peur.

« Tenez, buvez ; buvons. »

Je versai du cognac à pleins verres.

Sydney vida le sien d’un trait. Et, reprenant haleine, il demanda :

« Morand, dites-le moi franchement… suis-je fou ?… »

Le cognac m’avait réconforté. Tout était calme. Sans le boy tué là-bas, j’aurais souri.

« Vous n’êtes pas fou. »

Au contraire de mon attente, ma réponse parut l’affecter profondément.

« Que ne suis-je fou ! se lamenta-t-il. Je l’espérais, j’aurais préféré… »

Il reprit du cognac. Tout était calme. Seul, par rafales, le vent hurlait, et des paquets d’embruns venaient fouetter les vitres.

« Me direz-vous ?…

– Je vous dirai… »

Et Sydney s’expliquait sans plus tarder, rapide et volubile, s’efforçant de faire le lien logique, s’ingéniant à rendre intelligible cette confidence que je redoutais d’entendre et brûlais de connaître.

« Voici… Écoutez-moi… Vous savez que depuis longtemps je me suis consacré à la télégraphie sans fil. Un but me tentait, une ambition dès l’abord apparue chimérique. Pour les diriger sur le même point, je rêvais de réunir en faisceau les courants qui s’éparpillaient autrefois dans l’espace. J’ai cherché cela : rendre telle la puissance d’une onde qu’elle pût cheminer à l’infini et sans déperdition. J’ai construit ces appareils : la dernière conquête de la science. Maintenant, vous rappelez-vous cette histoire dont je vous touchai quelques mots lors de votre dernière visite ? Toutes les nuits, vous disais-je alors, entre une heure et trois heures, mes appareils enregistraient un signal, un appel mystérieux, toujours pareil, ne répondant à rien qu’on pût comprendre. Intrigué jusqu’à l’émoi, je signalai le fait. D’aucuns sourirent, d’autres émirent des hypothèses. Puis tout le monde fit comme vous : on n’y pensa plus. Personne, hormis moi. Car personne ne m’avait convaincu, dois-je vous le dire ?

– Inutile ! Continuez…

– J’accrus la sensibilité de mes appareils. Plus de doute ! Toutes les nuits, à la même heure, j’ai entendu tinter cette sonnerie et se répéter cet appel  »

Sa voix s’élevait :

« Car c’était un appel, car ces signes apparaissaient trop réguliers et variés à la fois pour procéder d’une force inconsciente et provenir du hasard. Ils ne constituaient pas un contact uniforme, mais des signaux cadencés, un message. On devinait que c’était une volonté, une intelligence qui les projetaient. Et on comprenait que le mystérieux correspondant attendait, tel le prisonnier qui a frappé des coups sur le mur de son cachot et tend l’oreille pour savoir si quelqu’un va lui répondre. J’ai interrogé tous les postes : Horn, la Tasmanie. Aucun n’émettait ces appels, aucun ne les percevait. Quelque farceur ?… À ma demande, on a surveillé les appareils ; une nuit entière, on a interrompu tout travail. Et toujours pareil, toujours le même, le signal m’est parvenu. J’en ai conclu qu’il n’émanait point des hommes, car, même à supposer que quelqu’un s’amusât, celui-ci se serait trahi, brouillant les signes et dévoilant son origine terrestre. Pour moi, cela venait d’ailleurs, de l’au-delà ; à travers les distances infinies, c’était une invite à converser, une tentative d’exploration. Quelqu’un, un être, une conscience… Mais qui ?… Longtemps, j’ai pensé à Mars, droit sur l’écliptique, favorisé, où l’éternel printemps dut formidablement aider au développement de la vie. Alors, je réalisai mon invention ; je perfectionnai ces outils que vous voyez là. Leur force est effarante… Le courant qu’ils émettent ne s’use pas, vous comprenez… Et j’en puis garder le contrôle. Armé de la sorte, un soir, j’ai prévenu tous les postes qu’ils eussent à s’isoler sous peine de fondre au premier choc, et, des heures durant, j’ai projeté des courants dans tous les sens, renvoyant sans arrêt le signal mystérieux. Passerait-il à travers l’éther impondérable, à travers l’éther vide et glacé qui sépare les mondes ?… Telle fut la question. Or, jugez de ma surprise, lorsque dans la nuit qui suivit, à minuit vingt, cinquante heures après ma première émission, mon appareil enregistra des points, des traits, des courbes cette fois différentes qui étaient un langage, un langage, hélas ! que je ne savais pas traduire. L’autre marchait, comprenez-vous : il m’avait perçu, nous avions pris contact et il marchait !… Comprendre, comment comprendre ?… Béant, secoué d’un frisson d’horreur et d’héroïsme, quand il s’est tu, moi j’ai repris. L’Europe, l’Asie, Horn, la Tasmanie, tous les postes ont sauté. Qu’importait !…

De ce jour, ce fut le silence, un angoissant et pathétique silence. Et aussi la preuve que le hasard n’entrait pour rien dans l’aventure. Alors, je décidai de transformer mon outillage. Le langage convenu ne pouvant avoir de commune mesure, ce qu’il fallait inventer, c’était l’art de transmettre et de recevoir des images.

Je cherchai nuit et jour. Quand mon travail fut au point, à tout hasard et de toute la puissance de mes batteries, j’éparpillai mes signaux, mes schémas, mes graphiques. Tout de suite, le signal s’est reproduit. Ce fut tout, mais ce fut assez : j’avais compris. Eux aussi allaient chercher, eux aussi me demandaient d’attendre, plus forts que nous et en possession de moyens que nous ignorons encore. Et une année s’écoula, la plus monotone et la plus longue de ma vie. Et la veille du jour où vous arrivâtes, ils… ils ont recommencé… »

Sydney s’était penché. Dessinées d’abord par un étrange rayon de lumière si brillante et dense qu’elle donnait l’impression d’être une matière solide, puis ressortant en noir de la boîte où s’accomplit le fixage, de singulières figures s’animèrent à mes yeux.

« Voyez !… »

Je ne saurais dire le malaise qui m’étreignit. Cela me faisait mal, physiquement, comme certains cauchemars, comme certaines musiques. Pourtant, ces dessins n’étaient pour moi que de sens très vague. Je m’en ouvris :

« Je ne comprends pas très bien…

– Attendez, disait Sydney, attendez… »

Il plaçait son ruban sur un rouet, allumait une lampe, me faisait me retourner vers l’écran où tout cela s’amplifiait.

« Et les voici, ces êtres, ces monstres, expliquait-il, le monde qu’ils habitent, les paysages par lesquels ils se meuvent. Des monstres d’une substance molle et gélatineuse, avec des bras en tentacules, une bouche en ventouse et des yeux en couronne. Dégoûtants, n’est-ce pas ? Mais dominez cette impression ! Notre faiblesse, n’est-ce pas, c’est notre anthropomorphisme, l’incapacité où nous sommes d’admettre l’intelligence autrement que sous la forme humaine. Et comme ils nous sont supérieurs, ces êtres qui nous répugnent parce qu’ils diffèrent ! Parvenus à un très haut degré de culture, ils connaissent des lois que nous ne soupçonnons pas et c’est depuis bien longtemps que leurs télescopes sont venus inventorier notre planète, ce grain de sable. Et de notre planète, savez-vous pourquoi ils répètent inlassablement le schéma ? Au lieu de se révéler, de s’attacher aux signes d’abstraction qui permettraient l’échange des idées ?… »

Je secouai la tête.

« Mais regardez, mon cher, regardez !… Notre système planétaire, le Soleil, la Terre, Jupiter et ses huit lunes, et Neptune à l’arrière-fond. Et ce qu’ils annoncent : la fin, la mort, le dernier cataclysme… »

Une sonnerie crépita, que Sydney bloqua d’une main rageuse.

« Et le premier mot qu’ils savent nous dire, c’est une parole de mort, un adieu lugubre, l’annonce du désastre sidéral. Suprême ironie ! À l’heure où notre génie nous mène à dominer les éléments, quand nous aboutissons au savoir et que le mystère s’abolit, voici ce que nous disons, nous la vie : « Il faut mourir ! » Ah ! dérision !… »

Il s’écroula sur un siège et se prit à pleurer, la tête dans ses mains. Haussant les épaules et parfaitement froid, moi je me versai du cognac…
 
 

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(Charles Hagel, « Les Contes inédits de l’Écho d’Alger, » in L’Écho d’Alger, vingt-et-unième année, n° 8159, mercredi 10 février 1932 ; illustration de Frank Rudolph Paul pour The War of the Worlds d’H. G. Wells, dans Amazing Stories, volume 2, n° 5, août 1927)