La Porte ouverte entame aujourd’hui la publication d’un nouveau feuilleton ; nous mettrons en effet en ligne un classique déjà bien connu des amateurs de merveilleux-scientifique : « Les Vacances de M. Dupont » de Maurice Renard. Cette longue nouvelle est tout d’abord parue dans le recueil Fantômes et fantoches, signé du pseudonyme Vincent Saint-Vincent (Librairie Plon, 1905), avant d’être reprise sous son véritable nom dans Le Voyage immobile (« collection littéraire des Romans d’aventures, » G. Crès & Cie, 1922) ; mais nous n’avons pu résister au plaisir de reproduire ici sa version définitive publiée dans La Revue française, avec les délicieuses illustrations qui l’accompagnent.
MONSIEUR N
Il ne faut pas s’y méprendre : en écrivant cette relation, je ne veux en aucune sorte faire œuvre de savant. Je suis un homme tout simple, un commerçant, Victor Dupont, de la maison Brown, Dupont et Cie, machines à coudre et bicyclettes, magasins boulevard de Sébastopol, usine à Levallois-Perret.
Le hasard m’a rendu seul témoin d’événements dignes d’intérêt – à mon avis – et je les expose de mon mieux.
Je dis cela pour éviter que les esprits d’élite ne traitent de vernis prétentieux mes modestes notions et que les gens ordinaires ne les considèrent comme d’inaccessibles connaissances.
Probablement, les premiers déploreront mon ignorance : un savant saurait raconter en termes plus exact des faits mieux observés ; les seconds, au contraire, mal instruits ou partisans des lectures faciles, regretteront sans doute ma demi-science et l’emploi des quelques mots techniques qu’elle m’a permis de retenir.
Aux uns, je dirai : « Je suis ce que je suis et n’ai point le loisir de passer des années à me rendre érudit pour rédiger l’histoire d’un semestre, sans doute l’unique ouvrage de toute ma vie. »
Aux autres, je ferai tout simplement observer qu’on ne peut désigner par des vocables communs les objets inusités, et que je n’ai pаs choisi ceux que j’ai à citer.
I
Le 25 mars 1900, au matin, je m’habillais dans mon petit appartement de garçon, au troisième étage, boulevard de Sébastopol, au-dessus de notre magasin de vente.
Suivant une habitude vieille de vingt ans, je me disposais à passer la journée du dimanche au grand air, avec Brown.
Brown, mon associé, est Anglais. Son nom fait bien dans une raison sociale, et sa personne est précieuse à la tête d’une entreprise de commerce. Tandis que je m’occupe du négoce proprement dit, Brown se spécialise à la direction des ateliers. Sans lui, les affaires molliraient fatalement, j’en conviens, car j’ai horreur des machines à coudre et des bicyclettes, étant forcé de vivre au milieu de ces engins. Mais Brown me gourmande, et je mets en pratique ses conseils, car, au fond, je les sens très sages. Il m’en donne pour chaque circonstance ; si je prends un peu d’exercice toutes les semaines, si j’écris ces lignes aujourd’hui, c’est également à lui que je le dois. Dans son for intérieur, peut-être me dédaigne-t-il un peu. Quand nous nous promenons dans la banlieue, il me reproche d’être poète… Je ne crois pas cependant mériter ce titre ; j’aime la Nature, et c’est tout : mais lui ne voit aux contours sinueux des collines que des lignes graphiques, des diagrammes fantaisistes ; il joue de la métaphore à rebours d’un poète ; alors, comme je lui ressemble aussi peu que possible, il m’appelle ainsi.
Son appartement est contigu au mien. Brown est, comme moi, célibataire.
Ce matin-là, je ne me pressais pas de finir ma toilette, parce que j’avais à dire à mon voisin quelque chose d’imprévu pour lui, et je me demandais comment il prendrait la nouvelle.
Enfin j’étais prêt ; il fallut s’exécuter.
Brown fumait une cigarette, assis sur un haut tabouret, à une table de dessinateur. Devant lui, des épures, des plans, de grandes feuilles bleues s’emmêlaient d’équerres.
« Bonjour, me dit-il. Est-ce que vous avez dormi bien ?… J’ai trouvé un système de changement de vitesse pour les acatènes…
– Ah ! ah ! » répondis-je stupidement.
Je ne pouvais pas lui dire ce que je voulais. Ce diable d’homme est glacial. Où qu’il soit, il y a toujours autour de lui un temple protestant.
J’ajoutai :
« C’est très beau, cela ; vous êtes un rude compagnon. Brown… c’est très beau, positivement…
– Mais qu’est-ce que vous avez, Dupont ? Votre figure a un tout à fait drôle d’air. Est-ce que nous ne sortons pas ?… Où est votre chapeau ?
– Eh bien, fis-je résolument, il faut que je vous parle… Je suis très fatigué, Brown.
– Asseyez-vous.
– Ce n’est pas cela… Ma fatigue ne date pas d’hier…
– Vous travaillez beaucoup.
– Oui, et puis mon travail m’ennuie ; alors, il me lasse davantage. Et cela surtout est cause de mon affaissement. Le moral est plus atteint que le physique. Depuis la fin de l’année dernière, cette situation-là s’aggrave de jour en jour. Elle m’inquiète, Brown, je ne vous le cacherai pas.
– Spleen, me dit-il ; un voyage est dans la nécessité. Cela m’étonne que vous avez le spleen, parce que vous êtes un gros rouge garçon ; mais je vois tout de même que c’est comme je dis. »
Je repris dans sa réponse une phrase inespérée :
« Un voyage, Brown ! Y pensez-vous ? Que deviendrait la maison ? Réfléchissez, je ne l’ai pas abandonnée plus d’un jour pendant vingt ans !
– C’est vrai, » approuva-t-il.
Je poursuivis rapidement :
« Oh ! je sais bien que Verneuil, le caissier, est très capable. Certes, il est au courant de nos affaires comme moi-même, mais enfin…
– Réellement ?
– Oh ! il est très intelligent, Verneuil…
– Alors, partez, faites le tour de quelque chose, du monde si vous avez de l’argent, ou de la France ; mais il faut faire le tour, vous devez, c’est plus confortable contre le spleen.
– Voilà, c’est que… je vous remercie, Brown, de vouloir bien assumer le commandement de toute la maison… mais, seulement… vous êtes fort aimable, Brown, mais… je suis invité par un ami à passer quelque temps chez lui. »
Il me sembla que les yeux de mon associé s’égayaient.
« Tenez, j’ai reçu ce matin… lisez cette lettre, Brown… »
Il la parcourut et, cependant, je m’en répétais la bienheureuse teneur :
Mon cher ami.
En répondant à ma lettre de décembre, vous m’avez avoué votre passion de la campagne. Pourquoi ne viendriez-vous pas l’exercer aux Ormes ?
Je compte sur vous et n’admets pas de refus.
R. DE GAMBERTIN (1)
P.-S. – Il va sans dire que c’est une saison que je vous demande, et deux si possible. Le soleil va flamboyer, venez donc tout de suite.
Je vous attends.
Brown me regardait d’un œil amusé.
« Je pense que votre spleen… il a commencé au mois de décembre. Vous êtes malade d’avoir envisagé le remède, simplement… Mais ce n’est pas une raison pour ne pas vous soigner. Qui est ce M. Gambertin ?
– Un camarade d’enfance. Nous nous sommes perdus de vue au sortir du collège. Riche, il a voyagé pour son plaisir jusqu’à devenir presque pauvre. Maintenant, il habite un vieux château familial, les Ormes. Je ne sais trop ce qu’il y fait. Rien, sans doute. Il a eu l’idée de m’écrire pour se sentir un peu moins solitaire ici-bas… Et voilà.
– Allez faire votre malle, Dupont ; je suis heureux que je puis vous être utile. Vous avez bien le droit à six mois de congé tous les vingt ans. Vous partez aujourd’hui.
– Mais non, Brown, je ne veux pas ; la besogne pèserait trop lourdement sur une seule tête ; l’Exposition Universelle augmentera justement le trafic. Ce n’est pas raisonnable…
– Plus un mot. C’est jugé ! » dit-il assez brusquement.
Et pourtant, alors, j’étais sincère. Je ne crois pas m’être jamais trouvé plus désemparé qu’à ce moment-là. Cette liberté soudaine me produisait une sensation de vide ; j’étais au bord de mes six mois de vacances comme au seuil du désert.
Mes mains saisirent celles de Brown avec une effusion comique assurément, car il éclata de rire et s’écria en me mettant dehors :
« Allons, ne faites pas le poète, gros Manfred ! »
Je me mis à parcourir en tous sens mon petit appartement sans pouvoir rien entreprendre. Tous les objets familiers me dévisageaient d’un air désapprobateur, surtout la pendule avec l’œil rond de son cadran, et le baromètre Louis XVI, de sa prunelle plus grande… Chaque jour, je les consultais avant mon départ pour le bureau…
Sous son globe, la pendule marquait neuf heures. Le baromètre indiquait « variable, » mais son aiguille décrivit un arc subit et s’arrêta sur « beau fixe. » C’était encourageant. Les choses, magnanimes, m’exhortaient elles-mêmes au départ.
Là-dessus, entra la femme de ménage.
La présence de cet inférieur me rendit toute ma décision :
« Madame Grenier, je m’absente. Je reviendrai dans six mois ! Demain lundi, achats divers ; mardi, en route ! Vous aurez l’obligeance de venir épousseter de temps en temps, n’est-ce pas ?
– Bien, monsieur. Et les poules ? »
Les poules, mon Dieu ! Divertissement de ma vie bureaucratique ! Les poules que le propriétaire me permet de nourrir sur la terrasse ! Mes vingt-cinq poules de races différentes et recherchées !
Comment ai-je pu les abandonner à la garde sans tendresse de Brown ? Les Anglais ne savent pas dorloter… Et pourtant, j’ai fait cela. Quand j’y pense, des forces mystérieuses se dévoilent. À coup sûr, un aimant irrésistible m’attirait aux Ormes. Oui, c’est une injonction toute-puissance qui désigna ma plume pour tracer ce récit ; et je m’en étonne, car, si elle est experte aux longues additions, le style narratif la fait crisser sous l’effort.
Le mardi suivant, à huit heures du matin, j’étais en wagon, avec la perspective de n’en pas sortir avant le soir, sinon pour changer plusieurs fois de train.
Ici, je me vois assez embarrassé… Un écrivain de profession s’en tirerait avec habileté, mais moi, je ne sais comment faire et j’aime mieux avouer franchement la chose. Voilà :
Je ne veux pas faire connaître le pays où je me rendais. Divulguer ce qui s’y passa lui porterait, selon moi, un grave préjudice : les voyageurs répugneraient à s’y aventurer, et les indigènes – ignorant encore les faits que je vais dire – le déserteraient peut-être.
Je pourrais dénicher, à l’étranger, une région remplissant les mêmes conditions que cette province, afin d’y transporter mes personnages, – en ayant soin d’annoncer la supercherie, pour ne faire de tort à personne. Je pourrais aussi, en conservant le véritable décor avec ses appellations, déclarer que ce n’est pas l’authentique. Mais je ne suis pas habitué à ces finesses cauteleuses, et j’estime néfaste pour un nom d’être mêlé à une accusation, fût-elle par tous reconnue fictive.
Je tairai donc celui de l’endroit en question ; je m’efforcerai de ne rien laisser échapper qui puisse le trahir, et si par malheur on distinguait, parmi les descriptions forcées, quelques détails isolés dont l’ensemble ne pourrait s’appliquer qu’à une seule contrée, je supplie le lecteur de ne pas les réunir. S’il ne m’obéit pour les autres, qu’il le fasse pour lui-même, car, on peut me croire à l’avance, il est effrayant de penser qu’une vraie terre, de vrais arbres, de vrais rochers ont assisté à cette fable réelle et qu’il y a quelqu’un « quelque part » où… Mais je m’égare.
J’étais donc en wagon, ahuri de ce bouleversement de mes habitudes autant qu’un têtard qui se trouverait grenouille tout à coup.
L’indépendance me grisait de son air montagnard. Je ne l’appréciais pas totalement. Dans ma pensée, trop de chiffres grouillaient encore. Je les sentais peu à peu devenir tranquilles et s’effacer. Bientôt, je fus tout aux joies du présent.
La campagne filait devant mes yeux, déjà fleurie. Je ne pus m’empêcher, un instant, de songer combien elle serait jaune et desséchée à mon retour. Mais cela fut bref, car je voulais me réjouir et n’entendais point gâter une minute de mes six mois. Je repris ma contemplation et j’admirai la course des plans successifs, vertigineuse tout près et lente au lointain. Néanmoins, lorsque des myriamètres de France eurent passé, comme tournant autour d’un point au-delà de l’horizon, le désœuvrement s’empara de moi. Personne avec qui causer. Pour comble d’infortune, j’avais oublié d’acheter des journaux, et le train, express jusqu’à midi, ne devait pas s’arrêter avant cette heure-là.
Mon courrier seul me restait comme distraction. Il était maigre. Je n’ai plus de famille, mon bien est en viager ; donc, peu d’affection se manifeste en ma faveur. Les lettres commerciales étant, Dieu merci, demeurées à Paris, le courrier se composait d’un prospectus du Louvre et d’un numéro spécimen de la Poularde, journal d’aviculture.
Après un souvenir affectueux à mes poules, je lus d’un bout à l’autre la gazette opportune, bien lentement, afin d’atteindre midi sans avoir à recommencer.
Comme tous les exemplaires-réclames, celui-ci était fort intéressant. J’y trouvai de précieux renseignements ; entre autres, dans un article très bien présenté, l’indication d’une certaine couveuse dite « égyptienne » que je me promis d’acquérir dès mon retour.
Le train faisait halte comme je serrais le journal dans ma valise.
Le reste du voyage fut une série énervante d’arrêts. Je n’en parlerais pas si je n’avais plaisir à revivre cette marche vers l’été. – Il m’est difficile de cacher, en effet, que je m’éloignais du Nord.
Enfin, au soir, j’atteignis le but : une station isolée.
Gambertin n’était pas là. Un vieux paysan patoisant m’aborda, s’empara de ma valise et me fit monter dans un break disjoint, branlant, poudreux, vraie pièce de musée. Un cheval rétrospectif somnolait aux brancards.
« Hue, chauren ! » fit l’homme.
Nous avançâmes. Sous le crépuscule, le pays ne m’accueillait pas avec ce rire printanier que j’avais rêvé. Il faisait chaud, certes ; il y avait des fleurs, oui ; mais, en face de nous, de l’autre côté d’une forêt, une chaîne de montagnes grises attristait l’horizon. Elle semblait immuablement désolée ; on eût dit le refuge où novembre attend son tour, quelques chose comme l’hiver en permanence.
« Hue, chauren ! »
« Singulier nom, pensai-je ; c’est un mot d’ici. »
Cependant, après vingt ans de Paris et dix heures de wagon trépidant, le calme champêtre me paraissait immense ; une félicité soudaine m’attendrit. Mais nous allions vers la montagne rébarbative, et…
« Hue, chauren !
– Qu’est-ce que ça veut dire, ce nom-là ? dis-je au vieux.
– Chauren ? Vous chavez pas cha à Paris ? »
Et il ricana.
« Ah ! pensai-je, cha ! Ce n’est pas chauren, c’est Sauren qu’il faut dire. Fichu accent ! »
Le paysan poursuivit, goguenard et spirituel :
« Vous chavez donc ren à Paris ?
– Ren ! Parfait, me dis-je, ce n’est pas Sauren, c’est Saurien. Quel nom pour un cheval !
– Si ! m’écriai-je. Je me rappelle maintenant ; un saurien, c’est un crocodile, un lézard.
– Pfffttt ! Des menteries, répondit l’autre ; ch’est des ginvenchions… »
J’essayai de continuer le dialogue, mais ce sceptique parlait un impénétrable baragouin, et la conversation fut laborieuse. J’en ai retenu ceci : que mon conducteur, jardinier et cocher, s’appelait Thomas, mais qu’aux Ormes on l’avait surnommé Didyme. Et je connus ainsi que Gambertin se rappelait ses Évangiles et cultivait la plaisanterie.
Au bout d’un temps assez long, – la nuit tombait, – notre véhicule plaintif traversa un pauvre village, puis, après une longue montée, par de vagues ornières, il atteignit la lisière des bois. Nous y pénétrâmes de biais, et tout à coup, dans la nuit venue, je me trouvai, sur la voiture arrêtée, devant la blancheur d’une grande façade.
Saint Thomas m’interpella. Nous étions arrivés.
Gambertin et moi, nous nous regardions.
Quoi ! ce gringalet quinquagénaire, chauve et jaune, c’était Gambertin ? le Gambertin qui était plus grand que moi vers l’âge de dix-sept ans ? Quelle surprise !
Derrière son lorgnon, il avait l’air de faire sur mon compte des remarques du même ordre.
Mais tout cela dura le temps d’une enjambée ; nous étions déjà l’un près de l’autre et je sentis, à travers la poignée de main virile, s’étreindre nos âmes d’autrefois.
Après le dîner, Gambertin me fit passer dans une bibliothèque ornée de trophées exotiques, de panoplies sauvages où rayonnaient les lances, les flèches, et les pagaies. Il m’avait déjà confessé, puis il m’avait raconté en grandes lignes sa vie aventureuse de par le monde.
Nous continuâmes à converser :
« Oui, voilà bientôt six ans que je suis revenu. J’ai retrouvé l’antique demeure bien décatie… mais je n’avais plus de quoi la réparer. La propriété foncière avait terriblement souffert, elle aussi. Le fermier mort, à mon retour toutes mes terres étaient en friche. Elles sont louées maintenant à des villageois.
– Il me semble, repartis-je, qu’à votre place, j’eusse pris plaisir à faire valoir mon fonds moi-même. C’était là une distraction précieuse dans votre isolement.
– Oh ! l’occupation ne me manque pas, me dit-il avec feu ; j’en ai plus qu’il ne m’en faut pour le reste de mes jours, et si j’avais prévu… »
Il n’achevait pas et marchait nerveusement par la chambre, en faisant tourbillonner son binocle au bout du cordon, comme une fronde.
Je jetai un regard vers la bibliothèque vitrée et j’y remarquai sur les rayons, au milieu d’un tas de vieux bouquins, plusieurs livres neufs. Des cartes géographiques, neuves aussi, pendaient aux murs.
J’insinuai :
« L’étude vous accapare…
– Oui, une fameuse étude, allez ! Des travaux… passionnants ! »
Ses yeux brillaient. Il reprit :
« Je devine vos réflexions. Vous ne m’avez pas connu très studieux, jadis, n’est-ce pas ? Eh bien, j’ai mis quarante-quatre ans à le devenir. Oh ! avoir vagabondé sans relâche, avoir interrogé tous les lieux de la planète pour découvrir un but… et le rencontrer au point de départ, quand on est presque un vieillard et tout à fait un pauvre !…
Et dire que des générations de Gambertin ont passé en sifflotant, l’arbalète ou le fusil sur l’épaule, sans entendre l’appel de ces glorieuses recherches !… Oui, mon cher, je pioche, c’est le cas de s’exprimer ainsi, et je pioche avec frénésie. »
Il s’arrêta pour mesurer l’effet, et déclama :
« Je fais de la paléontologie ! »
Et aussitôt Gambertin s’apaisa, comme déçu. Ma mine, en effet, ne devait pas refléter l’admiration supputée. Ce mot oublié ne me disait plus grand-chose. Toutefois, par politesse, je m’exclamai :
« Ah ! fichtre ! »
Gambertin ne voulut pas m’humilier par une définition.
« C’est comme je vous l’annonce, reprit-il ; l’occasion fait le larron. Un jour, dans un endroit que je vous montrerai, – si cela vous intéresse, – je trébuchai contre une pierre : du moins, je la supposais telle. Elle affectait un aspect insolite ; je creusai ; c’était un os, mon cher, un crâne de bête… antédiluvienne ; comprenez-vous ? lança-t-il d’un ton moqueur. Il y avait là un véritable banc de fossiles. Les exhumer, les nettoyer, les étudier, voilà ma tâche. C’est ainsi que je devins paléontologue. »
Soyons franc, cet enthousiasme ne me gagnait pas. Je taxai de manie la passion de déterrer des charognes dans la splendeur parfumée de la nature. Au reste, le sommeil m’accablait, la journée avait été dure et longue ; Gambertin m’eût confié qu’il était Mahomet, que je ne m’en fusse pas autrement émerveillé. Je le lui avouai en manière d’excuse, et nous montâmes nous coucher.
Gambertin m’indiqua ma chambre, au deuxième étage, séparée de la sienne par une autre. Un corridor les longeait.
« J’habite le plus haut possible, dit-il. On y respire mieux et la vue s’étend davantage. Vous n’êtes pas logé tout près de moi, car je me lève fort matin et désire que vous dormiez votre content. »
Ces paroles évoquèrent successivement les coqs, ces réveille-matin, mes volailles, mon poulailler, la couveuse « égyptienne, » mon courrier, les lettres d’affaires, la maison de commerce, Brown, notre dernière entrevue, mon départ, mon arrivée et, finalement, Gambertin avec sa figure d’empereur d’Autriche rabougri.
Je dormais.
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(1) Pour des motifs qu’on lira plus loin, le nom du domaine et celui du châtelain sont supposés. (Note de l’auteur)
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(À suivre)
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(Maurice Renard, illustré par Orso, in La Revue française hebdomadaire, dix-septième année, n° 32, 6 août 1922)