IV
Un mois paisible pour nous s’écoula sans incident qui ne soit connu de tous. Juin égrenait ses journées, meurtrières à force d’être ensoleillées. La chaleur prenait des proportions de fléau. On étouffait. Dans les champs poussiéreux et craquelés, l’ouvrage chômait, tout travail étant impossible aussi bien qu’inutile. Les obstinés tombaient, frappés d’insolation ; il y eut des cas de folie, on disait que les bêtes elles-mêmes en avaient leur misérable cervelle détraquée. L’ombre se fût payée ; les troupeaux de porcs venaient maintenant fouir la mousse dans les bois, et la calamité générale fit naître autour des Ormes un peu d’animation.
Le compsognathe prenait tournure. Mais l’orangerie, exposée au grand soleil, devint rapidement inhabitable, et nous dûmes cesser tout passe-temps.
L’oisiveté fut reine, du moins l’oisiveté manuelle, car Gambertin m’instruisait toujours et nous lisions ensemble des traités de paléontologie, au fond de la bibliothèque, fenêtres, rideaux et stores bien clos, à la lumière d’une lampe. Nous allâmes même, au plus fort de l’été, jusqu’à descendre à la cave.
Le soir, nous sortions. Il y avait, à la brune, un instant de fraîcheur relative ; et nous en profitions bien vite, la chaleur sévissant de nouveau toute la nuit dès cette accalmie de transition. Nous rencontrions alors des promeneurs insolites qui goûtaient comme nous cette trêve. Beaucoup de serpents désertaient sans prudence leur anfractuosité, des aigles planaient, venus de très loin à la recherche d’un peu d’eau, et la soif leur rendait à tous l’insolence désapprise d’approcher l’homme.
Ce ne fut pas tout. Une brise enflammée se mit à souffler : un sirocco de dévastation.
Alors, les campagnards prièrent sans relâche, croyant décidée la fin du monde par un cataclysme inverse du déluge.
Thomas, toujours incrédule, se bornait à arroser ponctuellement les débris du parc. Malgré l’attaque aveuglante des rayons, il pompait avec intrépidité l’eau, de moins en moins abondante, qu’un robinet, au mur de l’orangerie, versait dans ses arrosoirs.
Un matin, il entra dans la bibliothèque, le visage soucieux. J’étais maintenant familiarisé avec son idiome, et je traduis :
« Monsieur, dit-il à Gambertin, le malheur est complet… Voilà que nous avons les sauterelles, à cette heure. »
Il serrait les dents.
« Ah ! les voleuses ! Elles m’ont rongé mon plus beau catalpa !
– Allez voir ça, si tel est votre plaisir, Dupont ; pour moi, je reste au frais, » dit mon hôte.
Le moindre détail de la vie rustique a de l’attrait pour un citadin. Je suivis Thomas.
L’arbre, de sa frondaison luxuriante, ne gardait qu’un bouquet de feuilles, les plus hautes. Des autres, on voyait encore la nervure principale, pointant comme un poil vert pitoyable. Les branches ressemblaient à des arêtes de poisson.
« Pourquoi qu’elles en ont laissé, répétait Didyme, les chiennes ! Mais pourquoi donc qu’elles n’ont pas tout dévoré, les bougresses… »
Le désastre ne présentait rien qui pût me retenir longtemps. Je rentrai.
« Eh bien ? fit Gambertin.
– Eh bien, répondis-je, le parc est une étuve, mais quel spectacle superbe ! Cet azur d’Orient, cet air qui vous caresse comme une créature enfiévrée ! Au moins, il est palpable, cet air ; il est visible aussi et vibre devant les yeux… On l’aperçoit palpiter avec des mouvements d’onde émue. On dirait, Gambertin, qu’une immense harpe cachée le fait tressaillir tout entier, – une harpe aux sons trop graves pour être perçus !
– Eh là, eh là ! Le beau discours dans la bouche d’un paléontologue ! Vous êtes né pour faire un excellent nègre… ou bien un parfait dinosaure, et voilà tout ce que ça prouve.
– Comment ?
– Je ne m’en dédis pas. Le thermomètre centigrade marque 50°. Le climat dont nous jouissons est donc celui de la zone torride comme de la période secondaire ; car, à cette époque, la température actuelle de l’équateur s’étendait sur toute la surface du globe, sans l’alternative des saisons. Qu’auriez-vous dit alors, au milieu des forêts titaniques de fougères et d’araucarias, perdu sous un champignon comme sous le dôme des Invalides ?… Il est vrai que le soleil, encore nébuleux, éclairait moins nettement les paysages ; il est vrai qu’une vapeur d’eau les voilait en partie ; mais, pour chanter comme vous, quelle écrasante énormité, tout de même ; et que l’homme orgueilleux a fait sagement de se montrer plus tard !… Me voyez-vous, moi Gambertin, avorton entre les pygmées, me faufiler à travers ces forêts ? Mais nous aurions été les pucerons de ces fougères-là ! »
Il était lancé. Je me plaisais infiniment à l’écouter parler, de sorte que nous ne pensâmes plus aux sauterelles.
Ces insectes poursuivirent leurs méfaits avec une régularité désespérante et une méthode bizarre.
En dix nuits, autant de catalpas furent privés de leurs feuilles basses, mais, à chaque fois, le sinistre s’étendait un peu plus haut, et le onzième arbre – ils étaient à peu près de niveau – fut entièrement dépouillé.
Intrigué par ces faits, Gambertin se décida enfin à traverser la pelouse roussie, pour venir les constater.
Après quelques minutes de réflexion :
« Ce doit être, dit-il, une espèce de criquets venus d’Afrique avec le sirocco. Les petites nervures latérales sont mangées, c’est drôle… et puis ces touffes qu’elles ont laissées et qu’elles ne laissent plus… et puis ces agissements nocturnes… Il faut en avoir le cœur net, Dupont. Cette nuit, nous nous embusquerons pour être fixés là-dessus. »
Je n’osai pas refuser ; mais, à mon avis, les Ormes étaient trop souvent le théâtre de scènes anormales. On n’y trouvait pas la sécurité nécessaire aux bonnes digestions, et je les eusse volontiers quittés. La courtoisie seule me retint.
« Soit, dis-je ; nous épierons les criquets.
– Pauvres feuilles, poursuivit Gambertin, pauvres feuilles sans défense…
– Vous ne voudriez pas, dis-je en m’efforçant de rire, qu’elles fussent armées de pied en cap ?
– Il en est de telles, mon ami ; elles se hérissent de griffes et, quand un insecte folâtre vient s’y poser, les griffes l’étreignent et la feuille le mange.
– Non ?
– Là encore subsiste un essai de la Nature, un modèle qu’après expérience elle n’a point jugé bon de généraliser.
– Quoi ! une plante carnivore ?
– Rappelez-vous, Dupont, que les êtres organisés proviennent d’une seule matière maternelle dont nous descendons tous, vous comme ce brin de mousse ; vous êtes aujourd’hui, eux et nous, séparés par des différences colossales mais mesurables, et vos ascendants respectifs, à condition d’être contemporains, se différenciaient d’autant moins entre eux qu’ils étaient plus près de l’ancêtre originel…
– La gelée, la confiture, fis-je, dégoûté.
– Mais oui, le protoplasme. »
J’allais émettre quelque observation, mais Thomas accourut. Sa voix tremblait.
« Monsieur, la vieille citerne de la métairie est vide. J’ai voulu y puiser tout à l’heure, car mon puits est tari de ce matin… Plus une goutte d’eau !
– Eh bien, c’est la chaleur…
– Monsieur, la semaine dernière, elle était pleine jusqu’au bord. Il n’y a pas de soleil capable de vider en huit jours une pareille cuve ! d’autant qu’elle est à l’ombre à partir de midi. »
J’essayai de plaisanter et dis sans conviction :
« Ce sont peut-être les criquets… »
Mais Gambertin haussa les épaules.
« Je vous dis que c’est la chaleur. »
Puis il réintégra le château.
La citerne, en effet, se réduisait à un vaste fossé rectangulaire, tapissé d’algues marines. Au fond, les grenouilles y sautelaient dans une flaque bourbeuse.
Je m’en éloignais pour regagner la fraîcheur quand un hennissement m’attira vers l’écurie. L’infortuné Saurien n’en sortait plus guère depuis la suspension des fouilles. J’allai le flatter. Il avait le poil collé d’un cheval qui vient d’accomplir une longue course, et je soupçonnai fort Thomas de négliger le pansage.
Très franchement, je m’en ouvris au maître Jacques.
« Monsieur, me répondit-il, mon Saurien n’a pas été attelé depuis longtemps, et il est mieux soigné qu’un enfant. S’il reste maigre, c’est qu’il ne profite pas ; car il a d’amples rations, allez ! Mais figurez-vous, – c’est peut-être encore la faute de la chaleur, – toutes les fois que je lui apporte sa première botte, au matin, je le trouve comme ça, plein de sueur.
– Quand nous partions pour la caverne, répliquai-je, c’était pourtant de bonne heure, et le cheval n’avait pas un poil de mouillé, malgré la température…
– Eh non ! voilà seulement une huitaine que ça lui produit cet effet-là…
– Une huitaine ! m’écriai-je. Mais que se passe-t-il donc ici depuis une huitaine ?… »
J’ai vu dans ma vie des spectacles horribles. Je ne me rappelle pas que l’épouvante m’ait jamais secoué comme alors.
Il y avait quelque chose. Je faisais plus que de le supposer. Cette coïncidence de durée liait ensemble des incidents sans rapport apparent, mais offrant toutefois une analogie antérieure : l’étrangeté. Ils devaient constituer des effets d’une même cause. Laquelle ? Et cette cause pouvait-elle ne pas être extraordinaire, elle aussi ?
Pour Dieu, qu’y avait-il donc ?
Les criquets me revinrent à la mémoire. À tout prix, il fallait surprendre leur ouvrage ténébreux.
Tandis que la journée passait lentement, l’inquiétude me talonna et je ne pus rester assis près de Gambertin. J’arpentai fiévreusement le château, retournant les hypothèses les moins vraisemblables. Quiconque a subi l’attente d’une réponse capitale se rendra compte de mon état. Une condamnation imminente et mystérieuse nous eût menacés, que je n’eusse pas tremblé davantage.
Le dîner fut silencieux. Gambertin ne parvint pas à me tirer de mes préoccupations. Je souhaitais la nuit de tout mon cœur, espérant qu’elle nous donnerait la solution de l’énigme.
Nous n’étions pas à table depuis dix minutes, que déjà Mme Thomas servait le fromage.
À ce moment, un bruit éloigné me fit prêter l’oreille. Gambertin me regarda.
Le bruit recommença, – l’appel déchirant des roues de wagon quand elles grincent sur les rails dans un virage trop court.
« Vous êtes bien pâle, Dupont ; seriez-vous souffrant ?
– Le… le… bruit. D’où vient-il ? Est-ce qu’on peut distinguer d’ici le bruit des trains ?
– Oh ! mais calmez-vous, mon cher Dupont, vous possédez un système nerveux de jeune mariée ! Peut-être, oui, en effet, peut-être le vent souffle-t-il de la station… Un coup de sifflet. Que sais-je ? La plaine est remplie d’exploitations plus ou moins bruyantes.
– Cela vient des montagnes, j’en suis certain. J’aurais pu croire à l’écho d’un train, mais…
– Tenez, vous êtes un poltron. Buvez un verre de vin pur et taisez-vous. »
*
Trois heures plus tard, la nuit lumineuse nous trouva blottis au bord du fourré, non loin des catalpas encore intacts.
En plein air, on se serait cru dans un four.
Nous ne quittions pas des yeux le ciel, pour y surveiller l’arrivée des criquets. Les étoiles scintillaient à l’envie.
Nous causâmes avec des chuchotements. Gambertin m’apprit que la chaleur continuait ses ravages ; elle avait causé la perte de plusieurs porcs. Soit que le soleil eût lésé leur cerveau, soit que la forêt eût sollicité en eux des velléités d’existence sauvage, quelques-uns, à la nuit tombée, n’avaient pas regagné leur étable. De plus, la disette commençait et la famine était inévitable pour l’hiver.
En dépit de cet entretien, nous sentions la torpeur de la nuit d’été nous engourdir. Les criquets ne se montraient pas ; mais les astres nous hypnotisaient.
Réconforté par des rasades réitérées de cognac, je m’abandonnai à l’extase de l’heure.
« Quelle magnificence, Gambertin ! »
Il me railla, prévoyant une tirade.
« Oui, oui, moquez-vous, lui dis-je. C’est que moi, voyez-vous, j’aime la Nature, foncièrement… »
Un fracas dans les branches, derrière nous, m’interrompit. Nous sautâmes sur nos pieds, mais nos yeux éblouis, pleins d’étoiles, ne virent sous les bois que l’ombre épaisse. Les craquements s’éloignaient… ils cessèrent.
« Diable ! » fit Gambertin. Puis soudain il reprit : « Tenez-vous donc mieux, Dupont ! Quel gamin ! J’entends claquer vos dents. La cause de ce vacarme, c’est un porc, un vilain cochon déserteur.
– Vous croyez que…
– Mais bien sûr. Qu’est-ce que cela serait ? Parbleu oui, qu’est-ce que cela eût été ? »
Toujours le terrible point d’interrogation !
Et nous reprîmes l’affût.
Pour un empire, je n’aurais quitté du regard le firmament. Je sentais mes nerfs à vif, tendus vers toutes les hallucinations, et je voyais une nuit d’argent constellée de points noirs.
Quand l’aurore monta, j’étais frissonnant et moite, comme Saurien.
Nous fîmes une perquisition. Les buissons, à peine froissés, ne livraient pas leur secret.
Gambertin fut persuadé que les criquets avaient éventé notre présence. Partant, il voulut modifier ses dispositions.
La nuit d’après, nous nous accoudâmes à une croisée du corridor, au deuxième étage, d’où l’on découvrait le parc.
Malheureusement, la lune se leva de l’horizon en face de nous : alors, sur la masse sombre de la forêt, les catalpas s’effacèrent et nous n’en apercevions plus que les sommets, découpés en silhouette dans le halo lunaire. Par surcroît de malchance, ce fut le temps que choisit le mystère pour se manifester, sans toutefois se dévoiler.
Nous vîmes d’abord la tête d’un arbre s’agiter, et nous comprîmes que le bas en était malmené. Puis, dans les extrêmes branches, – éclairées, – une espèce de gros oiseau grimpa ; et les feuilles disparurent une à une. Mais l’arbre dépassait de si peu la forêt que nous ne pûmes contempler la bête tout entière, isolée sur le fond de lumière.
Bien qu’il fût négatif, nous possédions un élément de vérité : il n’y avait pas de sauterelles.
Gambertin songeait, le front plissé.
« Tout de même, lui dis-je, le bruit d’hier, vous savez, le bruit de chemin de fer…
– Eh bien, quoi ?… Après ?…
– Si c’était… un cri ?
– Un cri ?… J’ai entendu toutes les voix de la création ; non, ce n’est pas un cri. Cependant… Allons nous coucher, fit-il brusquement ; je dors tout éveillé. »
Or, il ne dormit point. Ses pas résonnèrent sans cesse, et moi je veillai de mon côté, tâchant de construire quelques raisonnements. Ils aboutissaient tous à l’incohérence.
Aux premières clartés, je courus vers les catalpas et leur fis subir un examen sérieux.
Il en résulta deux constatations :
L’oiseau (?) ne laissait plus les nervures. Rien ne restait, à sa dernière victime, de son feuillage.
L’écorce des troncs était éraflée à mi-hauteur sur une étendue d’un mètre environ.
Outre cela, rien de remarquable.
Qu’en inférer ? Je m’assis à la lisière du bois pour y réfléchir plus à l’aise, sous un platane.
L’une de ses feuilles basses attira mon attention. D’un bond, je la cueillis. Elle était gluante, enduite de salive, eût-on dit, et portait une trace qui, la déchiquetant, s’imprimait en un V aux jambages ondulés.
Cette empreinte ne m’était pas inconnue. Mes yeux la retrouvaient. Où donc l’avaient-ils déjà regardée ?… Ah ! Gambertin l’avait dessinée sur le mur… c’était… Mais non, impossible !
Je me précipitai dans l’orangerie et je confrontai l’empreinte avec le croquis de Gambertin. La similitude était flagrante… Le bout d’un bec identique à ceux des iguanodons avait mordillé cette feuille.
Gambertin entra. Je lui fis part, en balbutiant, de ma découverte.
« C’est de la folie ! s’écria-t-il. Un iguanodon vivant !
– Mais, lui dis-je, il ne s’agit pas de cela ; je crois à l’oiseau, puisque nous l’avons vu…
– Aucun oiseau n’a le bec ainsi disposé. »
J’entrevis alors une énormité, et je dis malgré moi :
« Ce bec a disparu ; mais, puisque l’oiseau procède de l’iguanodon, n’y eut-il point, aux époques préhistoriques, des ptérodactyles qui en furent munis ?
– Jamais ! Les premiers habitants de l’air possédaient un bec armé de crocs d’un bout à l’autre. Étaient-ils exclusivement carnivores, étaient-ils omnivores ? Je ne sais. En tout cas, leur morsure laissait des traces de dents ; cela, je l’affirme.
– Eh bien, Gambertin, dans ces conditions, ou bien je suis fou, ou bien un iguanodon se promène dans vos bois, la nuit.
– C’est inadmissible ! Inadmissible ! » répétait Gambertin.
Néanmoins, des étincelles luisaient dans ses jeux, et je devinais que cet enragé maniaque souhaitait ardemment ce qu’il niait.
« Un pareil animal, aussi pesant, aurait laissé des marques de pas, dit-il.
– La terre est dure comme si elle était gelée.
– Mais comment un dinosaure serait-il parvenu en bonne santé jusqu’à nous ? »
Je restai muet.
« Vous voyez bien que c’est de la démence, de la démence ! »
Il comparait l’esquisse avec la feuille :
« Et vous dites que toutes les nervures sont mangées, à présent ?… Mais pourquoi ne l’ont-elles pas toujours été ?… Et l’écorce porte des déchirures de griffes ?… Mais pourquoi les touffes de feuillage respectées au début ?… Et cette bave… cette bave de ruminant !
Dupont, je crois que je deviens toqué, moi aussi. Avec ce maudit soleil, cela n’est pas impossible. Il importe d’interroger quelqu’un de raisonnable, afin de savoir si nous ne sommes pas fous tous les deux. »
(À suivre)
–––––
(Maurice Bernard [sic, pour Renard], in La Revue française hebdomadaire, dix-septième année, n° 34 et 35, 20 et 27 août 1922)