Pendant mon séjour à Nuremberg, – ville de joujoux et d’atrocités, – j’allais souvent au Burg, ce massif château fort, où le moyen âge allemand a laissé la plus horrible collection de ses appareils de torture. J’étais devenu l’ami du gardien. Il m’expliquait le fonctionnement de tous les instruments épouvantables : l’un d’eux garde encore dans ses mâchoires de fer un pouce arraché. Je ne suis jamais entré sans un frisson dans ce temple de l’épouvante et de la douleur, et mes oreilles tintaient, comme si mes pas réveillaient les hurlements des damnés qui se tordirent et souffrirent mille morts entre ces pierres noircies. De toutes parts sont accrochés d’affreux engins pour broyer les chevilles, tenailler les chairs, déchirer les corps, meurtrir les muscles, chaînes, anneaux, pinces, berces à clous, chevalets, masques tragiquement grotesques pour le bûcher.

Ce matin-là, nous allâmes dans le cabanon où se dresse la Vierge de Nuremberg. C’est une grande et massive statue de fer, figurant une femme au visage large et souriant, vêtue d’une ample pelisse. Ce diabolique appareil, par une invention digne des plus noires imaginations d’un Néron ou d’un Élagabale, est truqué de façon que toute la partie antérieure de la statue, plus grande que nature, se détache et s’ouvre en tournant sur des gonds, comme une porte de placard. L’intérieur est garni d’anneaux : on y attachait la victime, et on laissait la porte se refermer. Celle-ci est munie de trois pointes longues et aiguës, deux à la hauteur des yeux, une à la hauteur du cœur.

Cette porte est épaisse, lourde, terrible. Quand elle retombait, la Vierge souriante dévorait sa proie dans le silence de la mort.

Le gardien Hans ouvrit la funèbre armoire. Un noir souvenir assombrit son front et voici ce qu’il me conta :

« C’était en 1855. Alonso de Herrero de la Guardia était un des meilleurs peintres dont l’Espagne était fière. Il vint ici pour peindre d’après nature sa fameuse toile la Morte de la Vierge. Il avait avec lui sa femme, dona Aurora, la plus belle créature qu’on ait jamais vue. Le couple était accompagné par don Alvar de Mello, élève et ami du maître, un charmant caballero qui pouvait avoir vingt-cinq ans ; le patron en avait près de soixante. Je le revois, ce pauvre jeune homme : il était beau, grand, élancé, svelte, cheveux longs et bouclés, teint mat, barbe soyeuse, nez fin, avec de grands yeux noirs et profonds qui prenaient une expression d’infinie douceur quand ils se posaient sur la divine et adorable Aurora.

Je me doutai bien vite qu’Alvar devait être l’amant d’Aurora. Le vieux ne l’ignorait pas, comme le procès l’a fait voir plus tard. Il avait trouvé des lettres dans son atelier, à Valladolid. Il n’en fit rien paraître. Il prépara longuement sa vengeance. Elle fut horrible.

Le Maître faisait ici des études pour son tableau. Souvent, Aurora et Alvar venaient le rejoindre. Ils s’en retournaient ensemble.

L’heure de la vengeance arriva. Elle fut préparée avec un sang-froid et une lenteur terribles. Le procès a tout expliqué. Quand Alvar courtisait Aurora, il lui avait écrit :

« L’amour, la jalousie, la colère m’étreignent de leurs crocs de fer. Je deviens fou. Ta cruauté coûtera ta vie ou la mienne… »

Aurora avait cessé d’être cruelle.

Les études du tableau avançaient. L’artiste esquissa une mise en scène, où sa femme et son ami servirent de modèles. Aurora, nue dans une chemise blanche, prit place dans l’affreuse niche. Alvar représenta le burgrave qui assistait au supplice pour jouir du châtiment.

Avant la séance, Alonso décala en secret cette énorme masse de fer, de façon que la lourde porte pût se refermer d’elle-même. Il mit sous le vantail de bronze une cale de bois, pour le tenir ouvert. Mais il avait attaché cette cale avec un cordon, dont il gardait la commande. D’un coup, il pouvait la déplacer et rendre le jeu de la porte libre.

La jeune femme entra dans l’horrible machine. Aurora, dans ce sinistre décor, était admirablement belle. L’émotion, une crainte irréfléchie, et peut-être l’écho de tous les cris terrifiants de douleur qui avaient fait retentir ce funeste abri, la rendaient pâle et tremblante, dans sa tunique blanche comme un linceul.

Son mari la plaça toute droite contre le fond et lia aux anneaux, avec des cordes, ses chevilles et ses poignets.

« Pourquoi les serres-tu si fort ?

– C’est pour la mise en place. Il faut que la condamnée soit ligotée avec vraisemblance. Vous, Alvar, vous vous penchez avec une fureur sauvage vers votre victime, oui, là où vous êtes… plus à gauche… plus penché… Sang du Christ ! ne touchez pas à la porte ! »

Deux cris déchirants se firent entendre, sans écho au-dehors, car ce cabanon voûté est discret comme une tombe. Au moment opportun, le peintre avait fait manœuvrer la corde, et la porte massive retomba. Alvar se précipita ; il eut deux doigts de la main écrasés. Aurora, solidement liée et immobilisée, vit lentement venir à elle cette masse implacable qui dressa ses poignards affilés devant ses yeux et devant son cœur.

Alvar, hurlant, la main prise dans l’infernale machine, se tordait à terre.

Alonso, debout, pâle, les bras croisés, avec un sourire diabolique, le raillait :

« Je vous ai tous les deux, démons, traîtres, ingrats ! »

Tranquillement, il détacha et roula le cordon qui pouvait attester la préméditation et la culpabilité. Il le fit disparaître. Il alla chez le procureur dénoncer Alvar. Il l’accusa du crime abominable. Il produisit la lettre qui contenait une menace de mort. Aurora, soutint-il, lui résistait ; le lâche avait mis sa menace à exécution dans ces circonstances particulièrement atroces.

Le jeune homme dédaigna de se défendre. Il paraissait heureux de souffrir pour son aimée. Après sa guérison, il fut jugé et condamné à mort.

Alonso était vengé et satisfait. Il termina sa toile, qui fut son chef-d’œuvre. Elle est au Riks Museum d’Amsterdam.

Après quoi, il se tua. »

Mon ami Hans se tut. Une cloche tinta. C’étaient des touristes qui venaient, en passant, visiter le Musée des tortures. Hans descendit pour les recevoir et les guider.
 
 

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(Léo Claretie, « Contes du Petit Parisien, » in Le Petit Parisien, n° 12889, lundi 12 février 1912)