Ce matin-là, je retrouvai Sherlock Holmes dans sa petite salle à manger de Baker-Street. Il était assis dans un fauteuil de cuir de Russie et se chauffait confortablement les jambes devant un joli feu clair qui pétillait allègrement.

« Beau temps, docteur Watson, fit-il en m’apercevant. Avez-vous noté quelque chose d’intéressant dans les journaux, ce matin ?

– Vous voulez sans doute parler de l’affaire du pendu de l’urinoir ?

– Oui, c’est une affaire bien mystérieuse, ne vous semble-t-il pas, Watson ? »

La police avait découvert dans un urinoir de Nottingham-Street un homme pendu à la lanterne de l’édicule au moyen d’un fil de fer. Cette découverte, qui aurait été des plus banales, prenait une tournure assez mystérieuse du fait de certaines particularités : on avait trouvé dans les poches du pendu des pierres portant chacune un numéro. D’autres pierres, également numérotées, étaient déposées devant lui sur un rebord de tôle. Par ailleurs, aucun papier d’identité et seulement un ticket de bascule provenant d’une pharmacie du voisinage.

Le pharmacien avait fort bien reconnu le pendu qui était venu se faire peser chez lui une heure auparavant, mais, chose curieuse, il affirmait de la façon la plus formelle l’avoir vu vêtu d’un pantalon à carreaux, alors que le cadavre portait un pantalon à raies.

« Le pantalon, fit Holmes, est une chose banale.

–  Il est certain, répondis-je, que l’homme a pu en changer. »

Holmes fit non de la tête.

« Ou bien, le pharmacien a pu se tromper…

– Le pharmacien ne s’est pas trompé, Watson, et l’homme n’a pas changé de pantalon, mais cette question, vous dis-je, est des plus banales. J’ai demandé simplement à la police de me faire remettre le ticket de bascule, le fil de fer avec lequel l’homme était pendu et les pierres numérotées. Il me semble que ces différents objets sont suffisants pour découvrir l’identité du pendu et les causes du drame.

– Je ne vois pas…

– Comment, reprit Holmes, vous ne voyez pas ! Voilà un homme que l’on trouve pendu par un fil de fer, avec des pierres numérotées dans ses poches et des pierres semblables à portée de sa main… Et pendu dans un urinoir ! Ce sont pourtant des données d’une précision…

– Il me semble que le fait de se pendre, ou d’être pendu, dans un urinoir est une chose des plus banales.

– Fort intéressante, au contraire. Un urinoir est fait pour uriner et, pour qu’un homme s’y pende, il lui faut des raisons sérieuses. Notez en outre que cet homme a choisi le troisième urinoir à gauche dans Nottingham-Street ; le troisième, et non pas le premier ou le second. Voici un choix d’une importance capitale. »

Je ne me crois pas plus bête qu’un autre, et cependant je me sens toujours écrasé par le sentiment de mon infériorité lorsque je suis en présence de Sherlock Holmes. Pour ma part, j’étais persuadé que seul le pantalon était capable de fournir un point de départ raisonnable à notre enquête. Mais je ne pus refuser à mon ami de l’accompagner jusqu’à l’urinoir lorsqu’il en manifesta le désir, et pourtant, je considérais cet examen comme une chose absolument superflue.

Il faisait un petit froid vif avec un brouillard tellement opaque que l’on distinguait à peine le fourneau de la courte pipe de terre de bruyère qu’Holmes venait d’allumer.

Dans la rue, nous hélâmes un hansom qui nous conduisit au trot sec d’un petit cheval mâtiné hongre et mulet jusqu’à l’urinoir de Nottingham-Street.

L’édicule n’avait rien qui pût le distinguer des autres. C’était un urinoir circulaire, en tôle ajourée et surmonté d’une lanterne à gaz qui avait joué hier soir le rôle de potence.

Sherlock Holmes en fit le tour à plusieurs reprises en fredonnant des chansons à la mode, et cette gaieté dans un endroit banal, mais sinistre en somme, me surprit fort. Il semblait extrêmement satisfait et lorsqu’il me croisa, alors que je tournais moi-même en sens inverse, il chantait à pleine voix la romance célèbre :
 

C’est là que je voudrais vivre !

Aimer, aimer et mourir !

 

En toute autre circonstance, j’aurais trouvé la chose plaisante, mais, à ce moment-là, les manières de mon ami me parurent bizarres et je me demandais même s’il n’était pas subitement devenu fou lorsqu’il me pria de chanter à mon tour. Son insistance était telle que je dus finir par m’incliner et, prenant ma bible, je l’ouvris au hasard et psalmodiai d’une voix forte le verset suivant :
 

Si tu veux faire mon bonheur,

Seigneur, Seigneur !

Si tu veux faire mon bonheur,

Seigneur donne-moi ton cœur !

 

« Quelle jolie voix vous avez, Watson, me dit Holmes lorsque nous nous rencontrâmes à nouveau en tournant tous deux en sens inverse dans l’urinoir. En somme, je suis très satisfait de m’être rendu compte par moi-même de la disposition des lieux. Remarquez, s’il vous plaît, le courant d’air qui traverse cet urinoir. C’est encore une chose fort importante et je crois avoir maintenant en mains tous les renseignements nécessaires pour mener à bien cette mystérieuse affaire. Je vais y travailler un peu ce soir, et demain matin j’espère pouvoir vous en exposer tous les détails. »

Pour ma part, j’employai mon après-midi à interroger le pharmacien Primypar qui avait pesé le malheureux une heure avant sa mort et qui se montra très affirmatif sur la question du pantalon à carreaux.

D’autre part, le policeman qui avait découvert le pendu et l’avait conduit à Charing-Cross-Hospital était non moins certain d’avoir vu son client vêtu d’un pantalon à raies.

Le mystère restait donc entier et je résolus d’employer une autre méthode, c’est-à-dire de rechercher l’identité du pendu au moyen du fournisseur du pantalon. La chose était relativement simple : on sait qu’à Londres la vente des pantalons à carreaux ne se fait pas selon la taille ou la qualité, mais d’après le nombre de carreaux. On établit, une fois pour toutes, le prix de revient d’un carreau d’étoffe et on en déduit ainsi, sans difficulté, le prix du pantalon entier. C’est une pratique d’une grande simplicité qui devrait bien se généraliser pour tous les vêtements.

En conséquence j’établis avec toute la précision nécessaire la surface du pantalon, ce qui me demanda un certain temps, mais ensuite il me suffisait d’un simple calcul à la portée de tous les enfants des écoles pour trouver le nombre des carreaux. Ce travail m’occupa pendant la fin de l’après-midi, mais je connaissais maintenant, d’une façon aussi exacte que possible, le nombre de carreaux du pantalon et il ne me restait plus qu’à rechercher le tailleur qui avait vendu le pantalon, ce qui devenait relativement simple et ferait avancer mon enquête de notable façon.

Holmes m’attendait, le lendemain matin, dans sa petite salle à manger de Baker-Street. Il fumait à bouffées rapides sa courte pipe de terre de bruyère et son air joyeux m’apprit qu’il avait trouvé quelque chose de nouveau.

« J’ai installé, me dit-il, une reconstitution exacte de la pendaison de Nottingham-Street et cela m’a permis bien des déductions intéressantes. Voulez-vous, Watson, que nous examinions cela ensemble ? »

Dans la salle voisine, Sherlock Holmes avait pendu un panier à salade au crochet de la suspension.

« J’ai employé, m’expliqua-t-il, le fil de fer même qui a servi au pendu. Voulez-vous répéter avec moi les expériences que j’ai faites cette nuit ?

– Volontiers, fis-je.

– Fort bien ; placez donc dans ce panier à salade le poids de 156 livres que vous voyez-là sur la table. C’est, vous vous souvenez, le poids exact du pendu tel qu’il fut noté par la pharmacie Primypar ; voyez, le ticket de bascule en fait foi. Maintenant, Watson, voulez-vous pincer le fil de fer ? »

Je pinçai le fil qui rendit un son assez grave.

« Il faudrait, me dit Holmes, pincer le fil suivant une cadence particulière : deux coups assez espacés, puis deux coups plus rapprochés. »

Assez intrigué, je pinçai le fil en suivant les indications de Sherlock Holmes.

« C’est très bien ; prenez maintenant, Watson, une des pierres qui sont sur cette table, celle qui porte le n° 1, s’il vous plaît, et placez-la également dans le panier à salade. »

Le fil rendit, cette fois, un son un peu plus aigu.

On sait en effet que le son produit par une corde vibrante est d’autant plus aigu que celle-ci est plus tendue.

« Ha ! ha ! reprit Holmes en se frottant les mains ; cela ne vous indique rien, Watson ?

– J’avoue que…

– Alors, nous allons continuer l’expérience. »

Holmes me fit alors placer toutes les pierres, une à une, dans le panier à salade, puis il me pria de les enlever, soit séparément, soit plusieurs à la fois, en pinçant la corde chaque fois.

Et, soudain, je me rendis compte que les différents sons rendus par le fil de fer étaient des notes de musique et que je jouais ainsi la Marche Funèbre de Chopin.

Sherlock Holmes recommença la même manœuvre, maniant les pierres avec une rare virtuosité et détailla la marche célèbre avec une puissance et une velouté dignes des plus grands artistes.

« Douterez-vous maintenant, Watson, de la perfection qu’un musicien de métier peut réaliser avec un tel instrument ? D’autant que vous n’avez pas été sans remarquer, comme moi, la sonorité remarquable du troisième urinoir de Nottingham-Street. J’ai emporté, hier soir, dans ma poche le poids de 156 livres et les pierres, et j’ai fait cette expérience dans l’urinoir, en pleine nuit. C’était absolument merveilleux. C’est pourquoi vous admettrez, comme moi, que le pendu ne peut être qu’un musicien.

–  C’est possible, répondis-je, mais les musiciens sont nombreux à Londres, et je ne vois pas en quoi cette hypothèse avancerait notre enquête.

– Ha ! ha ! fit encore Holmes, avec à mon égard un petit rire fort blessant. C’est bien pourquoi j’ai l’intention de continuer cette démonstration. Voulez-vous, docteur Watson, prendre ce soufflet maintenant.

– Le soufflet du foyer ?

– C’est cela même, et soufflez s’il vous plaît sur le panier à salade. Cela ne vaut pas, évidemment, le courant d’air de l’urinoir, mais avec un peu de patience nous arriverons quand même à un résultat. »

Je soufflai et le panier à salade se mit à se balancer lentement.

« Fort bien ; comptez maintenant le nombre d’oscillations à la minute. Vous allez en trouver quarante exactement. Cela correspond au Largo du métronome, c’est-à-dire à la cadence exacte de la Marche Funèbre.

– C’est exact, répondis-je, mais ce ne sont là toujours que des expériences, fort intéressantes sans doute, mais qui n’ont guère de rapport avec l’affaire du pendu de l’urinoir.

– Permettez, fit Holmes ; cherchez donc maintenant dans les journaux de ce matin, à la rubrique : Demandes d’emploi ; vous allez y découvrir que la Broadcasting de Manchester demande, pour son orchestre, un joueur de métronome-solo. Vous connaissez la réputation de l’orchestre de Manchester et vous vous doutez comme moi qu’ils ne doivent employer que des musiciens hors ligne. S’ils sont obligés de s’adresser à la presse pour demander d’urgence un instrumentiste de l’importance du métronome-solo, c’est que le titulaire du pupitre a abandonné son poste brusquement. Voilà pourquoi je déduis que le pendu de l’urinoir ne peut être que le joueur de métronome du Manchester que l’on cherche à remplacer en hâte ce matin.

Cet artiste a voulu mourir en beauté ; il a calculé minutieusement la longueur du fil de fer, il a choisi l’urinoir le plus sonore de Londres, il a pesé avec soin et numéroté les pierres qui devaient lui servir de clavier. Il a vérifié son poids au dernier moment et a choisi enfin le jour où le vent, soufflant en courant d’air dans l’urinoir, le faisait se balancer à la cadence exacte du morceau. Je crois même qu’il avait prévu dans son agonie des petits coups de reins pour donner les trémolos indispensables à la parfaite exécution du morceau. N’est-il pas admirable, ce musicien qui se suicide, procédant lui-même à ses funérailles ?

– Tout cela est fort bien, repris-je, mais le pantalon ?

– C’est exact, Watson ; je vous ai dit qu’il s’agissait là d’un phénomène fort simple. L’homme était effectivement vêtu d’un pantalon à carreaux en entrant dans l’urinoir et d’un pantalon à raies lorsqu’on l’en a retiré. Cela est dû uniquement à une différence de teinture entre les raies longitudinales et les raies transversales des pantalons à carreaux. Ces dernières se décolorent sous l’action de certains gaz méphitiques que l’on trouve tout particulièrement dans les urinoirs. C’est une chose, Watson que vous auriez dû remarquer en examinant le fond du pantalon des personnes qui ont des gaz : il y a là, au milieu du quadrillé, une zone rayée en forme d’étoile qui est parfois du plus joli effet… »
 

P. C. C.
 

SACHA GRÉTRY.
 
 

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(Sacha Grétry, in La Bohème, organe de l’association des étudiants de Nantes, n° 49, samedi 1er novembre 1924 ; illustration de Sidney Paget)