VIII

 
 

« Je ne sais pourquoi, dit le major, ce télégramme si simple me produit un effet aussi singulier ; mais je m’attends à une aventure encore plus fantastique que celle que je viens de vous raconter.

– Et voyez-vous toujours lady Danaë ? demanda le jeune homme.

– Presque tous les soirs, répondit le vétéran ; et heureusement, car, chaque fois qu’elle vient, elle me rapporte une jeunesse sans laquelle la vie n’est pas supportable. Si vous saviez comme c’est triste de se voir vieillir ! »

Le précieux colis devait mettre quatre jours pour aller de Lisbonne à Southampton, et vingt-quatre heures, par grande vitesse, pour arriver de là à Athelwood ; ce délai laissait aux deux amis le temps de résoudre une question d’une haute gravité, surtout en Angleterre. Il fallait, à tout prix, le soustraire à la curiosité des domestiques. Il n’y avait qu’un moyen ; le jour de l’arrivée, lord Ewald les emmena tous à Edimbourg, sous prétexte de renouveler leurs livrées. Sir Guy resta avec le suisse, dont on croyait être sûr. À l’aide des hommes de la gare, le colis, qui était très lourd, fut hissé par l’ascenseur, puis déposé dans la chambre à coucher de lord Ewald. Sir Guy dit aux gens qui l’avaient assisté dans cette fatigante opération, que c’était un piano droit. Il fit briser, avec précaution, la caisse extérieure de camphrier qui protégeait le cercueil d’Hadaly, et il constata avec plaisir que l’eau de mer ne l’avait en rien détérioré.

Avant de procéder à ces préliminaires, le suisse était monté lui-même pour dire quelques mots à l’oreille du major. Il en était résulté un colloque, à la fin duquel sir Guy avait dit au concierge :

« C’est entendu ; je me rendrai au lieu indiqué. »

Mais, au retour de lord Ewald, il ne lui avait pas dit un mot de ce qu’il semblait avoir arrêté avec le susdit suisse. Le vieux gentleman avait cependant passé presque toute sa journée hors du château et il n’y était rentré que fort tard, le visage tout à fait rayonnant, comme quelqu’un qui se trouverait très satisfait de l’emploi de son temps.

Lord Ewald n’était revenu que le lendemain à midi, avec toute sa maison. Sir Guy lui montra le colis mystérieux, soigneusement installé sur un tapis au milieu de la chambre à coucher. Tous deux s’assurèrent que les scellés en parchemin portant le cachet du grand électricien, joint à celui du seigneur d’Athelwood, étaient parfaitement intacts. Celui-ci pouvait donc être certain que son secret n’avait pas été violé. Plus curieux qu’une fille d’Ève, il avait bien envie de s’enfermer chez lui à double tour et d’ouvrir cette nouvelle boîte de Pandore ; mais son vieil ami lui fit observer que, dans la libre Angleterre, la liberté n’existe pas dans un château peuplé de cinquante gens de livrée, car il s’en trouve toujours d’occupés à regarder par les trous de serrure, même lorsque la police ne les paye point pour cela. Si l’un de ces pleutres venait à soupçonner cette façon de cercueil de contenir un cadavre, il ne manquerait pas de le dénoncer. La justice voudrait mettre son nez dans l’affaire, et il en résulterait l’obligation de fournir au public l’explication du chef-d’œuvre d’Édison, ce qui donnerait lieu aux potins les plus insipides.

C’était d’une telle évidence, que le jeune lord consentit à remettre l’ouverture du grand coffre d’ébène après le dîner, c’est-à-dire au moment où il ne resterait plus dans le pavillon que lui et son hôte, et que, pour plus de sûreté, ils auraient immobilisé l’ascenseur.

« D’ailleurs, fit observer sir Guy, je vous ai toujours dit que vous alliez au-devant d’une désillusion, car, bien qu’Édison soit un homme d’une habileté incontestée, je vous avouerai que je ne crois point à son Andréide, ou du moins je n’y crois point en dehors de ses manipulations directes et surtout de celles de son auxiliatrice, Mrs. Anderson. Je vous ai raconté mon aventure dans un hypogée de Paphos ; c’était mille fois moins fantastique que votre scène avec Hadaly. Mon opinion est que vous étiez vous-même sous l’influence d’une suggestion très puissante de l’auxiliatrice, et que vous avez rêvé tout ce qui s’est passé entre vous et l’automate.

– Peu importe, si j’ai été débarrassé de miss Alicia.

– Et pourquoi teniez-vous tant à être débarrassé de cette pauvre fille ? Vous m’avez montré ses photographies ; c’est véritablement une beauté rare, très rare.

– Oui ! mais d’une bêtise encore plus rare.

– En êtes-vous bien sûr ? Vous m’avez cité un mot d’elle qui annonce une certaine finesse, et la lettre dans laquelle elle vous raconte son naufrage n’est pas si sotte, dans la partie narrative. Il est bien difficile qu’une belle âme n’accompagne pas un beau visage ; aussi je soupçonne fort celle d’Alicia d’être restée à l’état de chrysalide. Accordez-lui quelques soins vulgaires, et je ne doute pas qu’il en sorte un délicieux papillon ; mais vous êtes riche et, par conséquent, habitué à ce que les cailles tombent dans votre assiette toutes rôties.

– Qu’entendez-vous par là ?

– J’entends que vous n’avez fait aucun effort pour dégager la pauvre âme d’Alicia de sa coque.

– Excusez, sir Guy ; je lui ai donné les meilleurs maîtres de chant, de danse, de style, d’équitation, etc.

– Aussi chante-t-elle suffisamment pour aborder la carrière dramatique, danse-t-elle gracieusement, monte-t-elle très bien à cheval et met-elle l’orthographe !

– J’en conviens. Mais tout cela ne la rend pas plus amusante en tête à tête.

– Parce que tout cela n’a rien à voir avec son âme, et que, dans les choses du cœur, elle ne pouvait pas avoir d’autre professeur que vous-même. Or, vous ne lui avez rien appris, vous n’avez rien voulu lui apprendre. Vous avez pris cette pauvre fille dans un milieu sordide ; c’était une rose poussée sur un fumier. Elle avait été victime de sa simplicité, et vous l’avez achetée comme un sac de blé. Elle a apporté chez vous les façons de sentir et de s’exprimer du milieu vulgaire dans lequel elle avait été élevée. Ces façons et ces expressions vous blessaient, à ce point que, pour vous soustraire à ce supplice, vous avez voulu vous brûler la cervelle. N’était-ce pas plus simple de dire à Alicia : « Mon enfant, une personne bien élevée ne s’exprime point ainsi ; on laisse ces façons de penser aux gens de village. » Le lui avez-vous jamais dit ?

– Certes non. Est-ce que cela se fait dans notre monde ? Je renvoie mes domestiques quand ils ne me servent pas à mon goût ; mais jamais je ne leur fais une observation qui pourrait passer pour désobligeante. C’est de règle dans la gentry.

– Mais comment vouliez-vous qu’elle devinât ce qui est de règle dans la gentry ? Sa situation irrégulière lui interdisait tout rapport avec les femmes de ce monde, et les hommes que vous lui permettiez de voir sont parfaitement insensibles à l’éducation d’une femme de plaisir, pourvu qu’elle soit belle. Si, cependant, vous aviez jeté au rebut un diamant d’une inestimable valeur, parce qu’il était brut et que vous n’avez pas su le tirer de sa gangue, ne le regretteriez-vous pas éternellement ?

– Alicia a dû épouser son révérend ; c’est ce qu’elle pouvait faire de mieux.

– C’est possible ; mais je n’en crois rien, et j’ai dans l’idée qu’elle aura accepté les propositions du Portugais. Celui-là va faire tailler le diamant, lui donner une splendide monture, puis il passera dans le commerce et montera de prix, de vente en vente. C’est le propre des objets d’art. Or, connaissez-vous de plus bel objet d’art qu’une beauté comme celle d’Alicia ? Vous l’avez dédaignée avant qu’elle fût passée par les mains du lapidaire ; vous la rachèterez un jour très cher – si elle veut bien daigner se laisser racheter. »

Lord Ewald n’avait jamais été bien guéri de son amour pour Alicia, et les reproches de son vieil ami étaient cruellement vrais ; il n’avait rien fait pour l’élever à son niveau. En vertu d’un sentiment très commun dans les natures raffinées, il aimait mieux la critiquer et la trouver insupportable que de se donner la peine de la redresser. Ne laissait-il pas ce soin à ses valets pour ses chiens favoris ?

« Si elle avait eu pour moi quelque affection, objecta-t-il timidement, elle se serait redressée toute seule.

– Assurément, répondit l’impitoyable Guy de Veyre ; mais par quoi avez-vous cherché à la mériter, cette affection ? Vous l’avez achetée comme une esclave, et une esclave n’aime point son maître, s’il ne cherche pas à lui faire oublier cet esclavage. Vous ne vous êtes jamais posé, vis-à-vis d’elle, que comme un protecteur provisoire, qui la renverrait à la première occasion, avec un cadeau. Ne sont-ce pas les termes mêmes de votre marché ?

– Je n’en disconviens pas.

– Ce contrat était-il de nature à la relever à ses yeux et aux vôtres ?

– Devais-je rien de plus à une fille qui m’arrivait après une faute dont je n’étais pas responsable ? Je l’avais ramassée sur la grande route…

– Blessée et foulée aux pieds. Ah ! vous n’avez pas été le bon Samaritain, au moins pour ce qui était de l’âme. Vous n’avez pas cherché à guérir ses plaies. Rien ne vous y obligeait, d’accord, alors pourquoi avoir voulu vous suicider pour une créature qui ne vous avait rien refusé, puisque vous ne lui aviez rien demandé  ? Ah ! c’est qu’avec votre orgueil de lord cent fois millionnaire, vous vous dites : « Ne suis-je pas riche ? Ne suis-je pas beau comme Adonis ? Ne dois-je pas être adoré comme le soleil, parce que je suis soleil ? » Eh bien, c’est précisément parce que vous êtes un Adonis que cette pauvre petite bourgeoise ne vous aimait pas. Elle s’était laissé prendre par un faune rustique, ni très jeune, ni très riche, précisément parce que c’était un faune. Les jeunes filles n’aiment pas les efféminés.

– Sir Guy ! interrompit violemment le lord, est-ce que vous tenez absolument à échanger ensemble une couple de balles ?

– Cela se peut, car, bon gré, mal gré, vous m’entendrez jusqu’au bout. Le type efféminé est le type aristocratique par excellence ; il est loin d’être incompatible avec la virilité. Alcibiade, Alexandre, César, Napoléon, étaient des efféminés. Je ne considère donc pas cette qualification comme une injure. Je constate seulement que ces types ne plaisent pas aux jeunes filles. Joséphine Beauharnais n’était pas de la première jeunesse, lorsqu’elle se coiffa de cette espèce de demoiselle corse, qui avait la stature et la délicatesse d’une fillette. Aussi avez-vous inspiré, paraît-il, un amour profond à Mrs. Anderson, qui était une femme de trente ans ; tandis qu’Alicia vous subissait comme un maître, et un maître indifférent.

– Mais je ne l’étais point, puisque j’ai voulu me tuer à cause d’elle.

– Qu’en savait-elle ? Si vous vous étiez donné la peine de vous faire comprendre, elle vous aurait aimé ; et, qui sait ? peut-être se cachait-elle à elle-même un amour dont elle n’avait pas conscience, et qui n’a pu se manifester qu’après le mépris que vous lui avez témoigné.

– En ce cas, elle serait revenue.

– Avec votre colis Édison, qui lui a toujours été suspect ? C’est lui supposer bien de l’abnégation.

– Soit ! Mais qu’avez-vous à me conseiller ?

– Rien. Je tenais à vous prémunir contre les sentiments qui peuvent vous assaillir, lorsque vous vous serez convaincu qu’une Andréide, fût-elle de la main du plus grand électricien de l’Amérique, ne peut être qu’une mystification. Vous avez voulu vous tuer pour une jolie fille, ce qui n’était déjà pas fort spirituel ; je ne veux pas que vous vous brûliez la cervelle pour un automate. »

En ce moment, la cloche du château sonna le premier coup du dîner. Bien qu’il fût servi dans les petits appartements du lord, et pour deux personnes, le même cérémonial était observé que pour un festin de cinquante couverts. En conséquence, sir Guy de Veyre passa dans sa chambre pour se mettre en habit noir, pendant que le lord en faisait autant de son côté. Lorsqu’ils se retrouvèrent à table, le major jeta un regard furtif sur une vitrine qui était le plus bel ornement de cette salle à manger. Elle contenait une parure grecque complète, trouvée dans un tombeau de l’Asie Mineure. Cette parure se composait d’une couronne d’or repoussé, représentant des sphinx et des églantines ; de bracelets de même matière et de même travail, et d’un collier d’une richesse inouïe, composé de pierres gravées, montées en or ; plus deux énormes agrafes de même, destinées à retenir le khiton sur les épaules. Lord Ewald avait payé cette parure 20 000 livres sterling ; elle était unique au monde. Il l’avait fait mettre dans cette pièce pour l’admirer deux fois par jour, et il fallait qu’il fût terriblement distrait pour ne pas voir qu’elle avait été enlevée.

Le repas fut silencieux ; il ne mangeait que du bout des dents, tandis que son convive paraissait d’un excellent appétit et sablait son sherry en homme pleinement satisfait de lui-même.

Enfin, le moment vint où les domestiques se retirèrent. Lord Ewald enchaîna lui-même l’ascenseur, pont-levis moderne de son donjon, et, prenant le bras du major, il l’entraîna vers le coffre où devait dormir Hadaly.
 

(À suivre)

 
 

 

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(Claude-Sosthène Grasset D’Orcet, « Fantaisies romantiques – nouvelles, » in Revue britannique, reproduisant les articles des meilleurs écrits périodiques de l’étranger complétés par des articles originaux, soixante-sixième année, tome II, 1er avril 1890 ; illustrations de Raphaël Drouart pour L’Ève future de Villiers de L’Isle-Adam, Paris : Henri Jonquières, 1925)