CHAPITRE XIII
Par prudence, Kjoès avait résolu d’éviter le débarcadère aérien, qui pouvait être surveillé ; il fit effectuer l’atterrissage en dehors de la cité, sur le rivage, près de l’endroit où vient s’amorcer le grand pont flottant. En ce lieu, il existe un tunnel au moyen duquel on peut pénétrer dans la ville inférieure.
À cause de l’état scandaleusement sale de leur tenue, il eût été en effet presque impossible aux deux voyageurs de circuler sur les voies de surface sans attirer l’attention des curieux. Dans les quartiers bas, où la foule, beaucoup moins dense, se compose en majeure partie de travailleurs manuels, pareil danger était heureusement fort atténué.
Il s’agissait de se rendre, en suivant les voies souterraines, au palais des Archives, où Kjoès espérait trouver son ami Charles. Le trajet fut assez long, les moyens de communication étant, comme chacun sait, tout à fait insuffisants dans la cité inférieure. Enfin, l’on arriva ; Éhio et Kjoès purent quitter le sous-sol pour gagner l’intérieur du palais sans provoquer une trop vive sensation.
Par bonheur, Charles était là. Lorsqu’il vit arriver ses amis, les vêtements souillés, le visage et les mains brûlés par l’action combinée de l’air et du soleil, l’archiviste montra une joie semblable à celle qu’il eût ressentie s’il s’était subitement trouvé en présence de deux fossiles humains récemment déterrés.
« Kjoès ! Éhio ! s’écria-t-il, vous voici enfin retrouvés ! Comme je suis heureux de vous voir ! Depuis votre départ, j’étais dévoré d’impatience et d’inquiétude, en proie aux suppositions les plus folles ! N’ai-je pas craint, un instant, que vous eussiez accepté de vivre tous les deux là-bas, dans l’Île ?… Car vous venez de là-bas, il n’est pas besoin de le demander.
– Nous en venons, en effet, dit Kjoès.
– Mortels fortunés ! Qu’avez-vous vu, au cours de cet extraordinaire voyage ? De quelle façon avez-vous pu vous transporter en ce lieu interdit au public et comment vous y êtes-vous pris pour regagner ensuite le continent ? Dites, dites vite ! »
Éhio et Kjoès entamèrent un long récit souvent interrompu par la difficile recherche de termes comparatifs suffisamment imagés pour évoquer dans l’esprit de l’auditeur l’aspect de tant d’objets inconnus.
Parfois, leurs souvenirs se contredisaient sur quelque point de détail. Ils eurent beaucoup de mal à se mettre d’accord pour fixer de façon exacte la physionomie des hommes primitifs dont la fonction est de cultiver la terre. Kjoès les avait vus grands, vigoureux, un peu courbés, leur sombre visage couvert de poils rudes et empreint d’une obstination bestiale. Éhio se rappelait d’eux surtout les vêtements grossiers et une certaine odeur de transpiration que l’on respire dans leur voisinage. Pour la teinte générale de leur peau, elle la prétendait rougeâtre, alors que Kjoès la classait dans les gris bistrés. Après les avoir attentivement écoutés, Charles jeta dans le débat l’autorité souveraine de la science.
« Vous devez vous tromper l’un et l’autre, dit-il ; les esclaves agricoles sont certainement noirs ; ils ont les cheveux crépus, le nez aplati, et vivent généralement nus, à l’exception d’un pagne couvrant les organes génitaux. J’ai trouvé tout récemment une excellente description de ces créatures dans un vieil auteur contemporain de la civilisation dite européenne. »
Troublés par le ton catégorique de l’affirmation, Kjoès et Éhio admirent sans trop de difficulté la couleur noire, mais contestèrent la nudité, malgré l’insistance du paléoscribe.
Celui-ci montrait d’ailleurs une exaltation croissante. Le merveilleux récit agissait sur lui à la façon d’un excitant. À maintes reprises, il se fit répéter des descriptions de plantes, d’animaux, d’habitations, et souvent les deux jeunes gens devaient interrompre leur narration pour écouter les ingénieux commentaires à l’aide de quoi il s’efforçait d’expliquer telle anomalie de la nature.
Quand Kjoès lui eut révélé le secret du Séisme, sa surexcitation revêtit un caractère fébrile.
« Mon ami, dit-il d’une voix solennelle, votre tâche commence seulement. Le hasard – est-ce bien le hasard ? – vous a mis en présence de la vérité que nul ne soupçonnait ; vous n’avez pas le droit de conserver pour vous seul une découverte aussi grosse de conséquences ; il vous faut la faire connaître aux hommes ! »
Kjoès le regarda, surpris.
« À qui ? demanda-t-il.
– Aux hommes, à tous les hommes ! Vous devez leur parler, les convaincre, leur insuffler le goût de l’action, les obliger à secouer le joug des Vieux, à recouvrer la liberté abolie. »
Le jeune homme haussa les épaules avec lassitude. En lui, l’effet du philtre magique s’était déjà dissipé.
« À quoi bon ! murmura-t-il. J’ai reconquis Éhio, ne suis-je pas satisfait ? Mon seul désir, à présent, est de vivre en paix auprès d’elle, ici ou dans quelque autre ville, en évitant d’attirer l’attention sur nous. »
Charles eut un rire sarcastique.
« Sans attirer l’attention ! s’écria-t-il ; croyez-vous donc que cela soit possible ?… Dès à présent, toutes les milices du monde sont probablement chargées de vous rechercher, sinon vous, Kjoès, qui êtes peut-être demeuré inconnu, du moins Éhio, dont l’indicatif a été sans nul doute signalé à la police dans les cent vingt-sept villes de l’univers. Vous ne pouvez échapper à vos ennemis que grâce à des complicités nombreuses et dévouées. Prêchez la révolte, avec prudence d’abord, puis ouvertement ; vous aurez bientôt des partisans si nombreux que les Vieux, débordés, ne pourront vous atteindre.
– Charles, interrompit Éhio, vous m’épouvantez ! Pourquoi donner à Kjoès de semblables conseils ? c’est le pousser à sa perte ! Plutôt que d’attirer sur lui de nouveaux malheurs, je préférerais cent fois retourner là-bas seule.
– Vous n’avez pas le droit d’agir ainsi, déclara le savant, et Kjoès, lui non plus, n’a pas le droit d’accepter ce sacrifice. Ce serait un odieux acte d’égoïsme, une trahison ! Oubliez-vous donc qu’une mission vous a été confiée ?
– Oh ! une mission ?… fit Kjoès d’un air incrédule.
– Oui, dit Charles avec force. Je vous l’ai dit voici longtemps déjà, ô mon ami ! vous êtes marqué au front du signe des prophètes. Vous êtes appelé, entre tous les hommes, pour accomplir de grandes choses.
– Par qui… par qui suis-je appelé ? » demanda Kjoès.
Charles hésita, embarrassé l’espace d’un instant, puis :
« Par le Génie de l’Histoire, répondit-il, par cette force mystérieuse qui toujours, depuis le commencement des âges, prend soin de susciter lorsqu’il le faut ces personnages à l’esprit ardent dont l’influence impose à l’humanité en marche vers l’idéal une orientation nouvelle, et dont les prodigieux travaux deviennent, plus tard, l’ornement de nos annales. Vous êtes un de ceux-là, Kjoès ; votre caractère, vos aventures l’attestent ! »
S’étant arrêté une seconde pour souffler, il reprit :
« J’ai beaucoup étudié cette question depuis votre départ, mes amis. J’ai relu ou réécouté tout ce que nous connaissons de Zoroastre, de Jésus, de Mahomet, de Lénine, de Pou-Li-Tseu, de Jéroboam, tous les élus que nos lointains ancêtres révérèrent sous le nom de prophètes, de christs, de messies, de sauveurs… Je suis frappé des analogies qui vous apparentent à ces héros. Comme eux, croyant agir de votre propre mouvement, vous avez été le jouet d’une impulsion plus forte que les volontés humaines. Croyez-moi, Kjoès, vous êtes le Prédestiné et je suis, moi, Charles 103-6Kr-812, le premier de vos disciples. Il vous reste à formuler une doctrine morale que nous irons répandre par la monde… »
Il allait poursuivre le développement de sa pensée quand il s’aperçut que les yeux du prophète se fermaient. Après les fatigues et les actions de la journée écoulée, Kjoès et sa compagne tombaient de sommeil. L’archiviste éprouva quelque désappointement à la vue de héros aussi facilement terrassés par des nécessités physiologiques. Les grands personnages dont les manuels d’histoire ont conservé le souvenir ne commandaient-ils point à leur guenille, au lieu d’en être l’esclave comme les autres hommes ? Il en conçut un vif sentiment de mépris pour notre triste époque, incapable de produire, même dans l’ordre surnaturel, autre chose que des spécimens dégénérés.
Pourtant, comme le sommeil de Kjoès et d’Éhio était un fait échappant à toute discussion, il dut en soupirant subir ce contretemps susceptible de retarder de plusieurs heures l’accomplissement des faits prodigieux dont il pressentait la venue.
Par chance, le paléoscribe était logé fort au large à l’intérieur du palais des Archives. Il put mettre à la disposition de ses amis une pièce confortable et pourvue des multiples appareils d’hygiène imaginés par une civilisation raffinée.
Comme tous les représentants de la lymphatique race burupe, Éhio et Kjoès dormaient beaucoup à leur ordinaire ; en cette circonstance, les fatigues accumulées leur rendaient un long sommeil plus nécessaire encore que de coutume. Ils dormirent pendant trente heures sans ouvrir l’œil une seule fois.
Quand ils sortirent enfin de cette léthargie, la chambre où ils se trouvaient regorgeait de visiteurs qui semblaient épier avec impatience le moment où les dormeurs s’éveilleraient. Kjoès en connaissait fort peu. Il éprouva cependant quelque surprise en identifiant plusieurs personnages d’importance, entre autres le fameux Polak, qui remplissait alors les fonctions considérables de conservateur des Précédents.
Tous ces gens étaient des savants, collègues et amis de Charles. L’enthousiasme dont celui-ci se montrait naguère animé semblait s’être communiqué à toute la troupe, évidemment mise au courant de la situation par l’archiviste. Sous le feu de tant de regards avides, Éhio et Kjoès eurent un instant l’illusion d’être des momies fraîchement déterrées.
Ils durent entreprendre à nouveau la relation de leur voyage, secondés cette fois par Charles qui, précieux interprète, expliquait à l’auditoire les détails obscurs, redressait certaines erreurs de version et, au besoin, comblait avec des matériaux tirés de son puissant génie les lacunes creusées par le sommeil dans la mémoire des conteurs.
De temps à autre, l’un des assistants soulevait une objection à propos d’un fait, dont la nature lui semblait incompatible avec les données de la science. Il en résultait immédiatement une discussion longue et âpre, bien que courtoise, rappelant ces controverses qui naissent soudain parmi les médecins appelés en consultation au chevet d’un mourant.
Charles et Polak se montraient les plus passionnés dans la dispute, mais l’archiviste l’emportait généralement grâce à son esprit combatif et aussi à l’inébranlable confiance que lui inspirait toujours sa propre opinion.
Il avait d’ailleurs retourné tant de fois toutes ces choses dans son esprit depuis quelques heures que nul argument ne le pouvait prendre au dépourvu.
Kjoès, contrarié de se voir ainsi entouré, avait tout d’abord parlé à contrecœur, bornant son récit à une simple énumération de faits sèchement rapportés. Peu à peu cependant, le souvenir de ses aventures se dressait en lui, encore tout animé de vie mais déjà embelli par le mirage de l’éloignement. Bientôt, il atteignait à son insu une éloquence irrésistiblement suggestive. La merveilleuse histoire qu’il devait si souvent raconter par la suite prenait peu à peu sa forme définitive, transposition magnifiée de la réalité.
Dans la pièce banale d’un appartement administratif, devant un auditoire aux réactions affaiblies, après des siècles d’oubli, l’éternel miracle du verbe se répéta !
L’évocation des horreurs de la première nuit passée par l’homme moderne au sein d’une nature hostile et inconnue impressionna étrangement les savants ; le combat soutenu dans les ténèbres contre un monstre féroce souleva sur leur peau déshabituée de ce phénomène une multitude de petits picots hérissés, mais à la description du paysage sylvestre baignant dans la sereine lumière du matin, l’âme de tous s’ouvrit aux charmes perfides d’une antique poésie soudain ressuscitée.
Kjoès, secondé par Éhio, décrivit ensuite l’existence des Sages dans leurs étranges châteaux, parmi le peuple de leurs serviteurs dévoués. Il exprima de son mieux le bonheur sain et pour ainsi dire tangible qu’ils reviennent goûter là-bas après de courtes apparitions dans les bureaux de nos cités closes.
Après avoir expliqué le secret du Séisme, surpris par Éhio, il raconta enfin la fuite à travers la campagne et se haussa jusqu’au lyrisme pour dépeindre ses joies de prisonnier libéré, ainsi que l’intensité que peuvent atteindre les plaisirs de l’amour goûtés simplement, sans apprêts, au sein du monde végétal tout frémissant de vie.
Lorsque Kjoès se tut, il y eut un long silence recueilli. L’auditoire tout entier méditait profondément sur ce qu’il venait d’entendre. Fait inouï, ces hommes savants semblaient avoir perdu subitement le goût de la dissertation et de la controverse si fortement enraciné au cœur des érudits.
Enfin, une voix s’éleva, celle de Charles :
« Je vous avais avertis, commença-t-il ; Kjoès est un prophète. »
Il réfléchit un instant et, ayant pris l’élan nécessaire, continua :
« Oui, Kjoès est un prophète semblable à ceux dont l’histoire ancienne nous a transmis le souvenir et, tout comme on vit jadis ceux-ci prêcher la vérité transitoire de leur temps, vous le verrez bientôt se lever d’entre les hommes vulgaires pour répandre sur le monde la bonne parole qui… »
(À suivre)
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(in Paris-Soir, quatrième année, n° 867 et 868, vendredi 19 et samedi 20 février 1926)