Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799), professeur de mathématiques et de sciences naturelles à l’Université de Göttingen, fut l’un des principaux représentants des Lumières allemandes. Moraliste de premier plan, maître de l’ironie aux côtés de Swift et de Voltaire, Lichtenberg, retiré dans son cabinet privé après ses leçons de physiques expérimentales, rédigeait des pensées dans de vieux carnets qui ne furent publiés qu’après sa mort. Redécouvert par André Breton, il figure en bonne place dans l’Anthologie de l’humour noir ; la majeure partie de ses œuvres ont fait l’objet d’une réédition chez José Corti.

Si l’on excepte ses contributions à l’Almanach de Gœttingue, rédigé directement en français, et dont il fut le rédacteur, le texte que nous présentons constitue, à notre connaissance, la deuxième parution française d’un choix d’aphorismes de Lichtenberg.

 

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PORTRAIT D’UNE PERSONNE DE MA CONNAISSANCE,

suivi de quelques APHORISMES

 

 

 

Son extérieur est tel qu’un mauvais dessinateur le crayonnerait sans peine dans l’obscurité, et s’il était au pouvoir de cette personne de le modifier, elle donnerait moins de relief à certaines parties. Cet individu a toujours été assez content de sa santé, bien qu’elle ne soit pas des meilleures, et il possède à un haut degré le talent de tirer parti de ses bons jours. Son imagination, sa plus fidèle compagne, ne le quitte pas alors d’un instant ; il se tient derrière la fenêtre, la tête appuyée dans ses deux mains, et, tandis que les passants ne voient en lui qu’un songe-creux mélancolique, il est souvent forcé de s’avouer tout bas à lui-même qu’il vient de se livrer au plaisir avec excès. Il n’a qu’un petit nombre d’amis ; à dire vrai, son cœur n’est jamais ouvert que par un seul ami présent, bien qu’il le soit pour plusieurs absents. Sa complaisance fait croire à beaucoup de gens qu’il est leur ami ; il leur rend bien service par ambition ou par bienveillance, mais non par le sentiment qui le porte à servir ses véritables amis. Il n’a réellement aimé que deux fois ; sa première passion n’a pas été malheureuse, mais la seconde a été heureuse. Il n’a dû son succès qu’à son caractère gai et léger, et il reconnaîtra toujours que c’est à sa légèreté et à sa gaieté qu’il a été redevable des moments les plus heureux de sa vie. S’il se trouvait libre de choisir à son gré une âme et une existence nouvelles, je ne sais s’il ne reprendrait pas les siennes dans le cas où il pourrait les ravoir. Dès son enfance il s’est donné beaucoup de latitude dans ses idées religieuses, mais il n’a jamais cherché un mérite à se montrer esprit fort, aussi peu qu’à tout croire sans exception. Il peut prier avec effusion, et n’a jamais pu lire le psaume XC sans une impression sublime et indéfinissable. Son extérieur et sa mise ont été rarement assez présentables, et ses sentiments assez raffinés, pour ce qu’on appelle le beau monde. Il espère bien ne jamais s’élever au-dessus de trois plats pour son dîner, et deux pour son souper avec un peu de vin, et ne jamais descendre au-dessous d’une pitance quotidienne de pommes de terre, de pain, de pommes, et aussi un peu de vin. Dans les deux cas il se trouverait malheureux, et il a toujours été malade toutes les fois qu’il a vécu en deçà ou au-delà de ces deux limites. Lire et écrire est aussi nécessaire à son existence que manger et boire, et il espère ne jamais manquer de livres. Il pense souvent à la mort et jamais avec crainte ; il voudrait pouvoir penser de tout avec autant de calme. Il espère qu’un jour son Créateur lui reprendra doucement une vie dont il n’a pas été trop économe, mais qu’il n’a pas non plus follement dissipée.

 

 

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Il m’est souvent arrivé de me complaire à imaginer les moyens par lesquels je pourrais tuer telle ou telle personne, ou mettre le feu à une maison, sans être découvert. Plus d’une fois je me suis endormi en roulant dans ma tête de semblables idées, sans toutefois éprouver le plus léger désir de les mettre à exécution.

 

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Je me souviens que, dans mon enfance, je me mis un jour en tête de dresser un veau à apporter ; mais comme je m’aperçus bientôt que moi seul je faisais des progrès dans l’art de l’enseignement, et que nous nous comprendrions tous les jours moins, je laissai là mon entreprise.

 

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Dans la maison que j’habitais j’avais appris par cœur le son que rendait chaque marche d’un vieil escalier de bois, et en même temps la mesure dans laquelle chacun de mes amis faisait résonner ces marches en montant. Je dois l’avouer, j’éprouvais un sentiment de crainte toutes les fois que j’entendais une paire de pieds jouer l’air de mon escalier dans une mesure que je ne connaissais pas.

 

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Quelle différence de prononcer ces paroles de la Bible : Avant que les montagnes eussent été fondées, avant que le ciel et la terre eussent été créés, d’éternité en éternité tu es le Dieu fort, de les prononcer, dis-je, dans ma chambre ou dans l’abbaye de Westminster ! Au-dessus de moi, ces voûtes imposantes, où le jour ne pénètre que sous la forme d’un crépuscule mélancolique, sous mes pieds, les débris des grandeurs passées et la poussière des rois, tout autour de moi, les trophées de la mort ! Je les ai récitées, ces paroles, dans ces deux situations ; elles m’ont souvent édifié dans la solitude de mon cabinet, et jamais, depuis mon enfance, je ne les ai prononcées sans émotion. Mais là, à Westminster, j’éprouvai comme un saisissement inexprimable, et qui n’était pas sans charmes. Ce fut avec des larmes, non de douleur ou de joie, mais d’une indicible confiance, que je me sentis en présence du Juge auquel les ailes mêmes de l’aurore ne pouvaient me dérober. Ne croyez pas, vous qui vous plaisez partout à imaginer des intentions, ne croyez pas que j’écrive ceci pour faire étalage de ma sentimentalité. Je n’ai jamais pu lire Young en entier quand il était de mode de le lire, et maintenant qu’il est de bon ton de le décrier, je le considère encore comme un grand homme.

 

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Les yeux d’une jeune fille sont pour moi une pièce si essentielle de sa personne, je les regarde si souvent, et ils me font penser à tant de choses, que, si je n’étais qu’une tête, je prendrais bien mon parti que les jeunes filles fussent tout œil.

 

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Un jour, pendant un accès de fièvre, je crus comprendre d’une manière très claire que l’on pouvait changer une bouteille d’eau en une bouteille de vin, et cela par un procédé semblable à celui au moyen duquel on change un carré en un triangle.

 

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J’ai souvent remarqué que mes opinions varient suivant que je suis couché ou debout, surtout quand j’ai le sentiment de la faim et de la fatigue.

 

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Shakespeare a un talent particulier pour donner un corps à ces idées fantastiques, à ces images bizarres, qui se présentent souvent à nous dans l’intervalle de la veille au sommeil. Il m’est arrivé plus d’une fois de voir un homme sous la forme d’un tableau arithmétique, et de me figurer l’éternité comme une grande armoire. « Cela doit être bien rafraîchissant, » me dis-je un jour à moi-même ; je parlais du principium contradictionis, que je voyais devant moi sous une forme potable.

 

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Un de mes grands plaisirs a toujours été d’observer dans les rues les physionomies des gens du peuple. Je préfère ce spectacle à la plus belle lanterne magique.

 

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Voici un exemple de ma superstition : quand je viens d’allumer une chandelle et qu’elle s’éteint, j’en tire un présage pour mon futur voyage en Italie. C’était là une circonstance remarquable de ma vie, et de mon système philosophique.

 

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Un des traits les plus singuliers de mon caractère, c’est l’attention superstitieuse que je donne chaque jour à une foule de petits événements dans lesquels je vois des présages, et qui sont pour moi autant d’oracles. Le moindre mouvement d’un insecte me sert de réponse à une question sur ma destinée future. Cela n’est-il pas curieux chez un professeur de physique ? N’y aurait-il pas là quelque élément constitutif de la nature humaine qui a pris chez moi un développement monstrueux en quelque sorte, et hors de proportion avec la saine harmonie de mes autres facultés ?

 

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Parmi les choses qui m’ont le plus fait rire, je citerai l’idée de quelques missionnaires de baptiser à la fois toute un cour pleine de prosélytes avec une pompe à feu ; comme aussi l’histoire d’un écolier qui traduisit le vers d’Horace : Pallida mors æquo pulsat pede, etc., par la pâle mort avec son pied de cheval. Ce dernier trait me revint à l’esprit un jour que j’éprouvais des souffrances très aiguës, et provoqua tout aussitôt un court accès de rire. J’ai souvent cherché, pendant mes insomnies, à analyser des choses de ce genre, pour en séparer la matière qui excite au rire.

 

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Il m’est arrivé quelquefois de rire pendant la nuit d’une idée qui, de jour, me paraissait blâmable et même criminelle.

 

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Plus d’une fois j’ai fait l’athée en société, purement exercitii gratiâ.

 

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Un grand défaut dans le plan de mes études a été d’avoir commencé l’édifice sur de trop vastes proportions. Il en est résulté que je n’ai pu parvenir à achever l’étage supérieur, et que même je n’ai pas réussi à poser mon toit. Je me suis vu forcé à la fin de me contenter de quelques petites chambres dans les combles, qui sont assez bien construites, mais où je suis à peine à l’abri de la pluie quand il fait mauvais temps. Voilà qui arrive à bien d’autres encore !

 

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J’ai fait mon chemin dans les sciences comme les chiens qui suivent leur maître à la promenade, et qui font et refont cent fois la même route. Aussi, en arrivant, je me suis senti fatigué.

 

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Le célèbre Howard est venu me rendre visite. Pourquoi ? c’est ce que je ne sais guère, à moins toutefois qu’il n’ait vu dans ma chambre, dont je ne suis pas sorti depuis un an et demi, une nouvelle espèce de cachot qu’il aura voulu observer de plus près.

 

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Que ne puis-je creuser des canaux dans ma tête pour faciliter le commerce intérieur entre mes magasins d’idées ! mais elles gisent là par centaines, sans se donner aucun secours mutuel.

 

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Lorsqu’autrefois je pêchais aux idées dans ma tête, je prenais toujours quelque chose ; maintenant les poissons n’arrivent plus aussi aisément. Ils commencent à se pétrifier au fond de l’eau, et je suis obligé de les exploiter à coups de pioche. Quelquefois je ne les obtiens que par fragments, comme les pétrifications de Monte-Bolca, et je m’efforce de les refaire de mon mieux.

 

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Je promets au public de ne plus rien lui promettre à l’avenir.

 

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J’ai été plus d’une fois blâmé pour des fautes que mon censeur n’avait ni assez de force, ni assez d’esprit pour commettre lui-même.

 

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Je n’oublierai jamais qu’un jour, dans ma jeunesse, j’écrivis à l’adresse d’un esprit un billet contenant cette question : Qu’est-ce que l’aurore boréale ? Je déposai soigneusement ce billet le soir dans le grenier de la maison. Oh ! si quelque malin espiègle avait fait une réponse à ma question !

 

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Rien ne m’encourage comme d’être venu à bout de comprendre quelque chose de difficile, et je cherche si rarement à comprendre de pareilles choses ! Je devrais l’essayer plus souvent.

 

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Quand mon âme s’élève, mon corps tombe à genoux.

 

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L*** était bon au fond du cœur, mais il ne s’est pas toujours donné la peine de le paraître. C’est là ma plus grande faute, et la cause de tous mes chagrins.

 

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Le souvenir de ma mère et de ses vertus a toujours été pour moi comme un cordial, que je prends avec le plus grand succès, toutes les fois que ma faiblesse me fait pencher vers le mal.

 

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Lorsque je plante un clou pour y suspendre quelque chose, je ne puis m’empêcher de me dire : « Qu’arrivera-t-il avant que je l’ôte ? » Il y a certainement quelque chose là-dedans. Au mois de novembre, j’ai planté un clou près de mon lit pour y attacher un carton, et quand je l’ai enlevé, j’avais perdu un de mes enfants et mon excellent ami Schernhagen de Hanovre, et, de plus, mon voyage en Italie s’en était allé à vau-l’eau.

 

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Je suis très superstitieux, mais je n’en éprouve point de honte, pas plus que je n’ai honte de croire que la terre est immobile. C’est là le corps de ma philosophie, et je remercie Dieu de m’avoir donné une âme capable de corriger ces aberrations.

 

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Peu de gens font paraître un livre sans figurer que chacun va poser ou allumer sa pipe pour le lire plus à l’aise. Un pareil honneur ne m’est point réservé ; et cela, je le dis non seulement, mais je le crois, ce qui est déjà plus difficile, et ce qu’il faut apprendre. Mon livre sera lu par l’auteur, l’imprimeur, le prote et le censeur ; peut-être aussi par mon futur critique, s’il veut bien s’en donner la peine. Voilà qui fait cinq lecteurs sur un public de mille millions d’hommes.

 

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L’espèce de gens la plus insupportable pour moi sont ceux qui se figurent que, dans toute occasion, ils sont tenus ex officio de faire de l’esprit.

 

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Tant que la mémoire dure, plusieurs hommes travaillent réunis dans le même individu : l’homme de vingt ans, l’homme de trente ans, etc. Mais quand les souvenirs viennent à manquer, on commence à se sentir de plus en plus isolé, et toute cette génération successive de moi s’éloigne peu à peu, et sourit de l’impuissance du vieux délaissé. ― Cette idée me frappe actuellement avec beaucoup de force, au mois d’août 1795.

 

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J’en agis avec ma santé comme quelques meuniers avec leur eau ; je suis obligé de faire provision pendant deux jours de la semaine, pour pouvoir moudre pendant les cinq autres.

 

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De toutes les traductions de mes ouvrages que l’on pourrait faire, je demande de préférence une version en hébreu.

 

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Dans la nuit du 9 au 10 février (1799), je rêvai que j’étais en voyage et que je soupais dans un cabaret où l’on jouait aux dés. Vis-à-vis de moi était assis un jeune homme bien mis qui, sans faire aucune attention à ceux qui l’entouraient, mangeait sa soupe ; il en jetait toujours la seconde ou la troisième cuillerée en l’air, la recevait sans la laisser tomber, puis l’avalait tranquillement. Ce qui me rend ce rêve remarquable, c’est que je fis alors mon observation accoutumée que l’on n’inventerait jamais de telles choses, qu’aucun romancier, par exemple, n’en aurait l’idée, et qu’il fallait les voir. Cependant c’était bien moi qui venais d’inventer la chose au même instant. ― A côté des joueurs de dés, était assise une vieille femme grande et maigre, qui tricotait. Je lui demandai ce que l’on pouvait gagner à ce jeu ; elle me répondit : rien ; je lui demandai alors si l’on pouvait y perdre quelque chose ; elle me dit : non ! Je trouvai ce jeu-là singulièrement profond.

 

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L’HOMME DE GÉNIE ― Il avait réuni en lui seul les qualités des plus grands hommes ; il portait la tête penchée, comme Alexandre ; il avait toujours quelque chose à ranger à ses cheveux, comme César ; il buvait autant de café que Leibnitz ; lorsqu’il était bien établi sur un bon fauteuil, il oubliait le manger et le boire, comme Newton, et il fallait le réveiller comme ce grand génie ; enfin, il portait sa perruque comme le docteur Johnson, et un bouton de sa culotte était toujours défait, comme à celle de Cervantès.

 

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Les forêts diminuent chaque jour, le bois devient de plus en plus rare ; que ferons-nous en fin de compte ? ― Oh ! quand il n’y aura plus de bois, nous aurons assez de livres à brûler jusqu’à ce que les forêts aient poussé de nouveau.

 

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Cet homme était si raisonnable, qu’on ne pouvait presque plus l’employer à rien au monde.

 

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Nous connaissons maintenant si bien la nature, que nos expériences ne sont plus que des compliments que nous lui adressons encore. C’est une simple affaire de forme, car nous savons d’avance ses réponses. Nous demandons à la nature son consentement, comme les grands seigneurs demandent l’approbation des conseils municipaux.

 

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Beaucoup de gens se donnent l’air d’une grande impartialité philosophique sur certaines questions parce qu’ils n’y comprennent rien.

 

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La Condamine, dans son Voyage en Amérique, raconte qu’il vit des singes imiter ses opérations astronomiques. Ils allaient regarder la montre, puis mettre l’œil à la lunette, puis ils faisaient semblant d’écrire quelque chose, etc. Il y a chez nous beaucoup de philosophes de cette espèce.

 

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Un soldat avec sa baïonnette me fait toujours l’effet d’un argument destiné à prouver aux hommes ce qu’ils sont ; une revue militaire n’est à mes yeux qu’un exercice de logique.

 

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Il y a des gens qui n’écoutent bien que lorsqu’on leur a coupé les oreilles.

 

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Un âne me fait l’effet d’un cheval traduit en hollandais.

 

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Il faut que le monde aille encore bien mal, puisqu’on est forcé de tromper les hommes pour les gouverner.

 

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Ce livre eut l’effet qu’ont ordinairement les bons livres : il rendit les sages plus sages, les sots plus sots, et laissa tous les autres dans le même état.

 

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Si tous les hommes devenaient vertueux à la fois, bien des milliers de gens seraient en danger de mourir de faim.

 

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La mort d’un homme de talent me cause toujours du chagrin ; je pense que la terre en a plus besoin que le ciel.

 

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Lichtenberg, savant allemand, qui mourut en 1799, grand physicien peu connu en France. Le Journal qu’il a laissé sur lui-même est plein de grâce et de naïveté ; on en pourra juger par cet extrait.

 

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(in Keepsake américain. Morceaux choisis et inédits de littérature contemporaine, New York & Philadelphie/Paris : 1831, Foreign & Classical Bookstore/Levavasseur, pp. 311-328)