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CHRONIQUE MORALE

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Nous demandons pardon aux lecteurs de la Gironde de tacher ce recueil des noms de Lacenaire et d’Avril. Mais la science ne saurait passer à côté des monstres ; ils portent aussi leur enseignement.

Un journal de Paris dit :

« Nous avons eu occasion d’examiner les têtes des deux suppliciés Lacenaire et Avril, exécutés dans la journée du 12 janvier, et voici ce que nous avons constaté : la figure d’Avril n’a d’autre expression que celle d’une stupide férocité. Son crâne nous a paru présenter les particularités suivantes : le front déprimé, fortement incliné en arrière, du reste assez découvert ; une saillie assez prononcée commence au niveau de l’apophyse ordinaire externe du coronal, se porte en arrière, s’élargit et prend au-dessus du conduit auditif un développement considérable. En somme, c’est un crâne type de voleur et d’assassin. Les phrénologistes ne manqueront pas de s’emparer de cette circonstance : mais la tête de Lacenaire est là pour donner un nouveau démenti.

En effet, Lacenaire, dont la froide cruauté, dont l’impassibilité au milieu des circonstances les plus effrayantes vient d’épouvanter la France, Lacenaire est phrénologiquement un saint homme muni de toutes les qualités d’un homme bon, doux, sensible, ayant en horreur l’injustice, le vol, et à cent mille lieues de l’assassinat. Voilà au moins ce que la phrénologie nous apprendrait si les faits n’étaient pas là. C’est ainsi qu’il y a un développement marqué de toutes les parties antérieures et supérieures du crâne, aplatissement remarquable des parties latérales, et surtout de celles où correspondent, dit-on, le vol et le meurtre. Les organes de la bonté et surtout de la théosophie sont remarquables par leur développement. »

Quelle que soit la valeur absolue du système phrénologique d’Avicenne, développé par Gall, qui a mérité d’y attacher son nom, nous ne pensons pas que le crâne de Lacenaire donne un démenti à ce système. Il vient confirmer au contraire un des principes les plus importants de Gall, savoir que, malgré les propensions natives, l’éducation peut conduire l’homme dans une direction différente ou même opposée.

La nature développe chez un enfant les organes de la religion et de la bonté. Mais cet enfant naît dans un siècle dont la devise est s’enrichir, quand même, dans un pays où le mobile le plus général est la vanité, dans une position sociale où il connaît les jouissances de la richesse, et où sa vanité est excitée par cette position même et par quelques talents que la fortune aide tant à faire applaudir. Ses dispositions religieuses sont tournées en pratiques insignifiantes , par un abus trop commun de presque toutes les religions ; sa bonté est dénaturée par la tendance à la protection. Ce n’est déjà plus l’homme bon et pieux de la nature ; c’est un vulgaire étudiant français.

Arrive dans sa famille un revers de fortune. Il se voit ruiné… quoi ! il ne brillera plus parmi ses égaux, au-dessus de ses égaux ! le voilà au-dessous au contraire, par la seule toise bien convenue, celle de la richesse ! De protecteur, il faut devenir protégé ! À l’âge où les passions lui offrent d’une main toutes les jouissances, et tendent l’autre pour avoir de l’or, il n’a pas d’or, il ne jouira pas ; travailler ? fi ! que c’est long, pénible, et puis un génie comme lui !… se résigner, s’envelopper dignement dans le manteau troué de la philosophie ? Ce n’est là ce que lui ont appris ni ses succès de collège, ni, dans l’hypothèse admise, ses exercices de dévotion… Un système s’offre à lui ; c’est déjà une belle chose qu’un système. Il est nouveau ou à peu près : mais voilà de quoi passer à l’immortalité, à l’immortalité du nom ; Lacenaire n’en connaît pas d’autre. L’échafaud est bien sur la route ; mais qu’importe l’échafaud ? de sots préjugés y attachent seuls de la honte. Le génie de Lacenaire est bien au-dessus d’eux. Lacenaire ennoblira l’échafaud à force d’intrépidité et de poésie ; il en fera le piédestal de sa statue.

Et Lacenaire met en pratique son système nouveau ; c’est l’assassinat ; l’assassinat raisonné, organisé, relevé de profonds calculs, embelli de jolis vers, masqué d’un costume élégant, l’assassinat fashionable.

La bosse religieuse réclame bien d’abord ; mais ce n’est qu’un fantôme qu’on avait logé dans cette bosse. Lacenaire souffle sur le fantôme, et la bosse vide se tait.

La bosse de la bonté s’émeut bien d’abord aux cris des victimes ; mais Lacenaire se fait à ces inconvénients de son système, comme d’autres hommes nés bons se font aux dissections sur le vif et avaient essayé à une certaine époque de les exercer jusque sur les hommes.

 

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Quelques mois d’habitude, quelques succès dans son art, et voilà le Lacenaire, né bon, né religieux, devenu, sans que Gall en puisse mais, le Lacenaire de la cour d’assises, le Lacenaire de l’échafaud, le complice du scélérat né Avril et bien moins digne de pitié que lui.

Seulement, l’organisation n’a pas perdu tous ses droits : comprimée, elle n’est pas étouffée ; les bosses supérieures du crâne manifestent de temps en temps leur action. Ainsi, le sang-froid qu’il a jugé de bon ton d’apporter à l’audience a besoin des fréquents secours du rhum, du tabac, du café ; les genoux, moins exercés à une telle lutte que la langue et le cerveau, flageolent et fléchissent, quand la tête arrange des rimes à effet et se grime pour la plaisanterie. La langue elle-même s’embarrasse enfin ; elle fait d’inutiles efforts pour transformer l’horrible appareil d’une mort infâme et méritée, en tribune ou en théâtre, et quoique l’on ait encore fièrement rejeté dans la prison les secours religieux, on les demande, tels quels, lorsqu’on voit face à face la mort, et, après la mort, quelque chose encore. On les demande ; ils accourent… il est trop tard… Depuis quelques minutes, il y a une tête et un tronc, il n’y a plus de vie.

Voilà, en dépit des bosses de la bonté et de la théosophie, l’ouvrage, fort concevable et fort digne de réflexion, de l’appât de l’or et de la vanité.

Si la position de Lacenaire eût satisfait chez lui ces deux passions, Lacenaire n’eût donné que des exemples de piété et de bienfaisance ; voyez un être du même genre, mais d’une trempe plus dure, Fieschi : que le roi, dit-il, le prenne pour son garde-du-corps, et le roi pourra braver tous les Fieschi du monde.

En tout cela, les croyants au progrès peuvent encore triompher : que tout se raisonne, que tout se réduise en système, le crime lui-même, s’il veut ; il est clair qu’il disparaîtra plus vite avec les faux systèmes et les mauvais raisonnements ; l’on aura ainsi plus de prise sur lui, que lorsqu’il n’était que l’explosion, impossible à prévenir, d’une passion brutale et irréfléchie.

 

P. J….

 

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(La Gironde, revue de Bordeaux, février 1836)