À son retour chez lui, fort tard ce soir-là, le Philosophe trouva son épouse qui l’attendait.
« Femme, tu devrais être couchée, dit-il.
– Ah vraiment ? dit la Maigre. Sache que je vais me coucher quand il me chante et me lève quand il me plaît, sans en demander l’autorisation, ni à toi ni à personne !
– C’est faux, dit le Philosophe. Car tu as sommeil, que tu le veuilles ou non, et ce n’est pas selon ton bon plaisir que tu te réveilles. Ainsi que bien d’autres habitudes, tels le chant, la danse, la musique, le théâtre, le sommeil a peu à peu conquis la faveur populaire, comme partie intégrante d’un cérémonial religieux. Où dort-on plus facilement qu’à l’église ?
– Sais-tu, dit la Maigre, qu’un Léprechaun est venu ici aujourd’hui ?
– Non, dit le Philosophe, et malgré les siècles innombrables qui se sont écoulés depuis que le premier dormeur (avec bien de la difficulté, sans doute) tomba en catalepsie religieuse, aujourd’hui nous pouvons dormir pendant toute une cérémonie avec une aisance qui aurait rapporté profits et gloire à ce fidèle préhistorique et ses acolytes.
– Es-tu disposé à écouter ce que j’ai à te dire au sujet du Léprechaun ? fit la Maigre.
– Non, dit le Philosophe. On a laissé entendre que si nous dormons la nuit, c’est que l’obscurité ne nous permet pas de nous livrer à d’autres occupations. Mais les hiboux, gent sagace et vénérable, ne dorment pas pendant la nuit. Les chauves-souris, qui ont l’esprit fort clair, elles aussi, dorment en plein jour, au très grand jour, et elles dorment d’une manière charmante. Elles s’agrippent à la branche d’un arbre avec leurs griffes, et s’y suspendent la tête en bas – position singulièrement heureuse à mon sens, car l’afflux de sang résultant de cette position renversée doit produire un assoupissement et une certaine paralysie du cerveau ; il faut qu’il s’endorme ou qu’il éclate.
– Te tairas-tu, à la fin ? s’écria avec emportement la Maigre.
– Non, dit le Philosophe. Dans certains cas, le sommeil peut s’avérer utile, par exemple pour entendre un opéra, ou voir des images au bioscope. Pour provoquer la rêverie, je ne connais rien de comparable. Comme art d’agrément, c’est élégant, mais comme façon de passer la nuit, c’est d’un ridicule intolérable. À présent, si tu vais quelque chose à me dire, ma mie, tu es priée de le dire, mais n’oublie jamais qu’il faut réfléchir avant de parler. On doit voir une femme rarement, mais ne jamais l’entendre. Le silence est le commencement de la vertu. Se taire, c’est être admirable. Les étoiles ne font pas de bruit. Les enfants doivent toujours être couchés. Voilà de graves vérités, qui ne sauraient souffrir aucune contradiction ; donc, à leur sujet, motus.
– Ta bouillie est sur le coin du feu, dit la Maigre. Prends-la toi-même. Je ne remuerai pas le bout du petit doigt, même si tu mourais de faim. J’espère qu’il y a des grumeaux dans ta bouillie. Il est venu ici un Léprechaun de Gort na Cloca Mora. Ils vont te régler ton compte, parce que tu as volé leur pot d’or. Espèce de vieux voleur ! Espèce d’oreillard, cagnard, œil d’abruti ! »
Puis, subitement, elle s’élança et d’un bond sifflant fut dans le lit. De sous la couverture, elle lança à son mari un regard furibond et fulgurant. Elle essayait de lui donner, d’un seul coup, des rhumatismes, le mal de dents et le tétanos. Si elle s’était contentée de se concentrer simplement sur l’une de ces tortures, peut-être aurait-elle réussi à souhait à affliger son mari, mais elle en était incapable.
« La finalité est la mort. La perfection est la finalité. Rien n’est parfait. Il y a des grumeaux là-dedans », dit le Philosophe.
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(James Stephens, Le Pot d’or, 1912)