COUCOU00

 

LES HISTOIRES

SCIENTIFIQUES ET SINGULIÈRES

DE J. LAZARE

 

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Le 24 mars 1825, je me trouvais à huit heures du soir chez mon ami le docteur Legrand. Là, les pieds sur les chenêts, et savourant à longs traits les gorgées d’un excellent thé fumant, j’écoutais avec le plus grand intérêt les considérations fort ingénieuses qu’il me débitait, sur cette maladie d’origine récente qu’alors on appelait déjà la fièvre des hallucinations.

C’était un homme d’une profonde érudition, mon cher docteur ; sa vie entière avait été consacrée à la poursuite d’une idée ; et à force de travail et de persévérance, il était parvenu à la faire adopter par plusieurs de ses collègues du monde savant.

Cette idée, la voici : il affirmait que, dans certains moments de la vie, l’homme éprouvait un sentiment analogue à celui du somnambule, dont le corps exécute des mouvements complètement indépendants de sa volonté. C’est-à-dire que, dans ces moments-là, la machine humaine, quoique fort bien éveillée, ne subissait plus l’ascendant de la lumière intérieure qu’on nomme intelligence ou volonté, et qu’elle agissait alors sans conscience de ses actes.

Les manifestations de cette dualité, me disait-il, ne sont pas aussi rares que vous pourriez le supposer ; ne vous est-il pas arrivé d’avoir ce qu’on est convenu d’appeler des moments d’absence ? Alors votre imagination plane dans les régions supérieures, et se trouve complètement détachée des choses d’ici-bas. Si quelqu’un vous rappelle à vous-même par un geste ou une parole, vous faites un soubresaut pareil à celui que ferait un individu plongé dans un profond sommeil, et qu’on éveillerait brusquement. Vous ne pouvez nier ce fait que, votre corps étant là, votre esprit en était à cent lieues.

Je me permis un doute :

« Je crois, dis-je, que vous vous trompez. J’admets parfaitement que l’esprit abandonne momentanément son enveloppe terrestre pour voyager dans l’inconnu ; mais il y a loin de cet état à celui qui permet au corps d’accomplir des actes en dehors de la volonté. Remarquez bien que pendant les errements de l’âme, le corps, privé de sa force d’impulsion, reste immobile ; s’il opère dans un sens ou dans un autre, je suis persuadé que l’esprit y est rentré et le dirige de nouveau.

– Suivez attentivement ma démonstration et vous serez forcé de convenir que je suis dans le vrai.

Vous avez dû voir dans les établissements de santé des individus atteints de monomanies : celui-ci se croit un grand personnage, et veut obliger tous ses compagnons à se prosterner devant lui ; celui-là est persuadé qu’il est devenu mouton, et on a toutes les peines du monde à l’empêcher de se nourrir exclusivement d’herbe.

– Mais ce sont des fous !

– Qui vous dit le contraire ? – Eh bien, il existe dans le monde que vous fréquentez, et moi aussi, un personnage que je ne nommerai pas, mais qui pense que, parce qu’il fait des vers, tous les hommes de lettres sont jaloux de lui et cherchent à lui nuire.

Celui-là n’est pas aux Petites-Maisons ; et je serais presque tenté de m’écrier comme certain philosophe : « en ce pays, on enferme quelques citoyens, pour faire croire aux autres qu’ils ne sont pas fous. »

Pour en revenir à mon poète, je lui ai entendu conter, le plus sérieusement du monde, les inepties que voici : un jour que son chien avait avalé une boulette dans la rue, il s’écriait furieux : « C’est B** qui l’a empoisonné ! »

Une autre fois qu’il venait de dîner dans un restaurant, une de ses dents se détacha de son alvéole : « Parbleu ! vociférait-il, c’est encore un tour de ce brigand de D** qui a soudoyé le garçon de service pour verser du mercure dans mon potage. »

Aujourd’hui, le malheureux va de son pied au marché, où il achète des œufs et des pommes de terre, les fait cuire lui-même dans un vase qu’il serre précieusement, et voit partout de l’arsenic et des poignards acérés.
Et pourtant il n’est pas fou, non ! mais il a une chimère attachée à ses pas, qui le poursuit sans cesse, et qui lui fait commettre des absurdités dont il ne faut demander nul compte à sa volonté.

Chez les animaux, c’est bien différent. La brute, dépourvue d’intelligence et de raison, a cependant une qualité qui les supplée : j’ai nommé l’instinct. Cet instinct ne lui fait jamais défaut. En cela, la nature a pourvu à sa conservation, car cela seul la guide dans le choix de sa nourriture, et l’avertit des dangers qu’elle peut courir.

– Donc, l’animal qui commet une méchante action, la fait sciemment, c’est-à-dire avec toute la connaissance que lui donne ce raisonnement instinctif qui lui fait éviter les poisons dans ses aliments ? mais, cher docteur, il est impossible que la somme d’intelligence dont il dispose puisse lui faire distinguer le bien du mal. J’en conclus qu’il est complètement innocent des méfaits qu’il a pu commettre. En est-il de même pour l’homme ?

– Assurément ; dans de certaines occasions. Qu’est-ce qui le distingue de la brute ? C’est précisément cette intelligence, cette lumière surhumaine qui en fait l’être supérieur par excellence de la création. Éteignez momentanément le flambeau ; que reste-t-il ? Une machine dominée par les instincts matériels, une organisation sans impulsion pour en régler les mouvements, une brute enfin. C’est du reste ce qui a été démontré d’une manière irréfragable par les beaux travaux de Cuvier, sur la structure du cerveau humain.

Chez les individus d’une intelligence supérieure, le cerveau cache toutes les autres partis de l’encéphale ; c’est-à-dire le cervelet, et la mœlle allongée, qui relie les autres organes à la mœlle épinière.

Chez les espèces inférieures, c’est le contraire qui a lieu. Eh bien ! je garantis ce fait que, parmi les monomanes, la structure du cerveau doit présenter, sinon un vice de conformation, du moins une configuration entièrement anormale. Et, tenez, pour vous citer un système déjà ébauché dans l’antiquité par Trasistrate, je suis persuadé que les cerveaux dont je vous parle sont dépourvus, ou à peu près, de circonvolutions et d’anfractuosités.

– Je vous répondrai comme le fit Gallien, à cette même époque : « Alors, les ânes, étant des animaux stupides, devraient avoir un cerveau uni, tandis qu’ils ont beaucoup de circonvolutions. »

– Gallien n’avait pas le sens commun dans cette occasion, car vous ne nierez pas que l’intelligence étant en rapport direct avec le volume et la surface du cerveau, celui qui par ses circonvolutions en présentera davantage, sera évidemment doué de la plus grosse somme d’esprit.

– Ceci est encore discutable, convenez-en ; car l’éléphant, dont le cerveau pèse trois fois plus que celui de l’homme, serait donc trois fois plus intelligent que moi ?

– Eh, eh !… mais ne plaisantons pas : il est bien établi que le poids du cerveau n’est déterminé que relativement au volume des animaux comparés, et non à leur masse absolue.

Revenons à notre sujet principal. Je vous disais donc que la maladie en question était une sorte de folie momentanée, et je le prouve.

Plusieurs éminents docteurs en ont attribué la cause à une lésion plus ou moins grave des lobes du cerveau ; d’autres, à l’adhésion des méninges aux circonvolutions cérébrales. Et pourtant on a vu des aliénés qui ne portaient aucune trace de ces affections diverses. Comment expliquer du reste, par ce moyen, les intermittences de lucidité et d’aberration ? – S’il s’agit d’une lésion organique, la cause persistant, l’effet doit être constant ; il n’y a pas de milieu.

– Qu’en conclurez-vous ?

– Une chose bien simple, et qui doit sauter aux yeux de tout le monde ; à savoir que la folie est un phénomène essentiellement psychologique, et que la physiologie n’a rien à y voir. Ainsi, la folie est la suspension momentanée de la volonté sur les actes du corps, et la reproduction d’idées qui ne sont soumises à aucun jugement de la part de l’intelligence.

Voilà pourquoi ces affections peuvent être intermittentes ; voilà pourquoi également elles peuvent se produire chez l’individu le plus sain d’esprit. C’est ce que l’on a appelé la monomanie, ou délire partiel.

– Et vous en arguez que la folie est uniquement une maladie mentale ?

– Ou à peu près : seulement je dois vous dire qu’elle peut être engendrée très souvent par des causes purement physiques, telles que la fièvre, l’abus de boissons spiritueuses, le libertinage, etc., mais, le plus souvent, c’est dans l’ordre moral qu’elle prend sa source. Il n’est pas rare de voir des gens perdre l’esprit par suite d’un chagrin d’amour ou d’ambition, de mysticisme religieux, ou à la nouvelle d’un malheur imprévu. »

Après cette tirade triomphante, mon brave ami se frotta les mains comme un lutteur qui vient de tomber son adversaire ; et il se préparait à me donner le coup de grâce, lorsque son domestique entra, portant un pli cacheté.

À peine eut-il jeté les yeux sur cette missive, qu’il se leva subitement, parcourant la chambre à grands pas, avec toutes les démonstrations de la satisfaction la plus vive.

Je saisis le papier qu’il avait laissé choir tout ouvert sur le parquet et, sitôt qu’il m’eut fait signe que je pouvais sans indiscrétion en prendre connaissance, je lus les lignes étranges qui suivent :
 
« Monsieur,
 

C’est demain à quatre heures qu’a lieu l’exécution en place de Grève du nommé Papavoine. Les précautions que vous m’avez indiquées ont été prises ; trouvez-vous en temps opportun à l’endroit désigné. Tout se passera comme vous avez paru le désirer.
 

Votre bien dévoué serviteur,
 

H. SAMSON. »

 

Je restai muet d’étonnement. Comment l’annonce de ce supplice pouvait-elle produire cet effet hilarant sur mon bon docteur ? – Il se chargea de me l’apprendre.

«Vous ne comprenez pas, me dit-il, pourquoi une chose aussi lugubre en définitive que le supplice d’un homme peut me causer toute la joie que je viens de manifester. Votre étonnement devra cesser bientôt quand vous saurez que j’attends depuis vingt ans l’occasion qui se présente. Pendant tout ce laps de temps, il est vrai, j’ai soumis à mes analyses les trois-quarts des têtes qui sont tombées sous le glaive de la justice humaine ; mais jamais je n’ai pu trouver un sujet intéressant pour les études que je poursuis, comme celui que le hasard me procure aujourd’hui. J’ai vu, en effet, beaucoup de malheureux accusés de crimes imaginaires, surtout pendant la dernière révolution ; plus tard, on m’en apportait d’autres qui étaient des monstres d’iniquité. Jamais je n’ai pu mettre la main sur mon type ; c’est-à-dire un individu ayant tué son semblable dans un moment d’hallucination, sans avoir eu conscience de son action. En ce moment, je le tiens, ou à peu près ; et vous ne voulez pas que je sois content ? – Comprenez tout le bonheur d’un horticulteur qui aurait trouvé la Rose noire ou le Dahlia bleu, et vous n’aurez qu’une idée de ma félicité. »

Je ne pus m’empêcher de m’écrier :

« Oh ! ces savants…

– Voilà, reprit-il, l’homme auquel j’ai affaire. Louis-Auguste Papavoine, fournisseur d’étoffes, né à Beauvais (Oise), âgé de 41 ans, a été condamné à la peine capitale par la cour d’assises de la Seine, pour avoir assassiné deux enfants dans le bois de Vincennes.

Ainsi, voilà un homme qui, sans la moindre provocation et sans but déterminé, va donner la mort à deux enfants de cinq à six ans, sous les yeux de leur mère, aux portes de la capitale, et dans un lieu des plus fréquentés. Évidemment, il y a là ce que je vous expliquais tantôt : la monomanie du meurtre, ou l’aberration mentale momentanée.

Pour comble de preuves, les antécédents de l’inculpé ne laissent rien à désirer sous le rapport de la moralité. Nous avons donc un individu qui, pendant quarante ans, a rempli son rôle d’honnête homme dans la société, et qui, à un moment donné, devient un assassin. Vous avouerez que c’est bien là le sujet d’une grave méditation.

L’instruction minutieuse qui a eu lieu, l’interrogatoire subséquent devant le jury, n’ont fait que confirmer ce fait. Le meurtrier ne connaissait pas même ses victimes, et jamais il n’avait existé de relations d’aucune nature avec eux, ni même avec leurs parents. Pour moi, il y a là un cas de lycanthropie spéciale que je ne saurais trop approfondir ; et si vous voulez voir quelque chose de curieux, vous n’avez qu’à venir demain entre quatre et cinq heures.
 

*

 

Je me gardai bien d’y manquer, comme vous pouvez le supposer ; seulement, au lieu d’arriver à l’heure indiquée, je me présentai bien longtemps avant.

« Quelle bonne inspiration vous avez eue, me dit le docteur en m’apercevant ; non seulement vous me serez très utile dans mes préparatifs, car je ne suppose pas que vous refusiez de me rendre ce service, mais encore vous verrez une chose que les circonstances ne vous permettront probablement plus d’examiner à loisir comme vous pouvez le faire actuellement.

– Quelles sont vos intentions ?

– Pas autre chose : faire parler la tête du supplicié, pour vous convaincre, vous et tous les incrédules de votre espèce. »

Je frissonnai dhorreur et d’émotion.

« Voilà comme vous êtes, vous autres, une insatiable ardeur vous pousse sans cesse vers l’inconnu, mais vous ne feriez pas le moindre mouvement pour écarter tant soit peu ce voile qui nous dérobe les secrets de la nature et de la vie. Il faut bien alors que ces pauvres savants, comme vous les appelez, se dévouent dans l’intérêt de la science… et de votre curiosité. »

La leçon était rude, mais méritée. Je me tus.

Il reprit :

« Comme je n’ai pas de rancune, je vais vous indiquer ce que j’ai fait depuis hier ; mais avant, je dois vous dire quelques mots sur la manière dont je dois procéder pour arriver à mon but.

Examinons d’abord ce qui manque à une tête coupée pour qu’elle possède les mêmes aptitudes qu’auparavant.

Quand elle se détache du tronc, il y a hémorragie provenant de la section des artères et des veines du cou ; puis, solution de continuité dans la trachée artère qui prenait sa respiration par la bouche et le nez.

Que faudrait-il donc faire pour empêcher l’écoulement du sang, et remplacer les poumons ? – deux choses : boucher les ouvertures béantes formées par la section des artères, et introduire dans celle du larynx un tube flexible aboutissant à un ballon de caoutchouc gonflé d’air, qui, par l’élasticité de la matière, tende à le pousser continuellement dans le tube, et de là dans les cartilages du larynx.

Mais pour que la tête parle, il faut qu’elle ait conservé l’usage de sa langue ; et, pour qu’elle réponde aux questions qu’on lui adressera, il est indispensable qu’elle les entende.

– Vous pensez donc faire revivre cette tête ?

– Pas le moins du monde : j’espère tout au plus continuer sa vitalité pendant le temps nécessaire à nos expériences.

– Mais elle souffrira horriblement, si elle garde le sentiment de sa situation.

– Je le crois ; du reste, nous traiterons également cette question quand le moment sera venu. Cette idée m’est certainement très pénible à supporter, mais, que voulez-vous, dans l’intérêt de la science… – Il y a un siècle seulement, on traitait de profanateurs les pauvres curieux comme moi, qui demandaient aux cadavres les secrets de la vie ; mais aujourd’hui, on a compris que là seulement pouvait se trouver le critérium universel, et on laisse faire.

Revenons à notre sujet, et occupons-nous de la voix.

La voix humaine prend sa source dans cette cavité qui se trouve à la partie antérieure du cou, près de la base du crâne, qu’on appelle larynx. À l’intérieur de cette cavité se trouvent deux replis membraneux qui sont les cordes vocales. Ces ligaments laissent entre eux une ouverture qu’on a nommée la glotte, laquelle est obstruée en temps voulu par une membrane : l’épiglotte.

Parmi les instruments admirables qui concourent à former la voix, il faut citer encore le voile du palais et la langue. La langue est mue par des nerfs qui partent, les uns de la base du crâne, les autres de l’os hyoïde situé sous la mâchoire inférieure. Cette mâchoire elle-même, la seule mobile, est mise en mouvement par des muscles venant du même point.

En conservant au supplicié l’os hyoïde et les premières vertèbres cervicales, auxquelles se rattachent les nerfs des dix premières paires, il restera à son service les moteurs suivants :

1° Les nerfs olfactif, optique et auditif ;

2° Les moteurs oculaires et pathétiques ;

3° Les trijumeaux et les faciaux ;

4° Le glosso-pharyngien et hypoglosse ;

5° Enfin, le spinal.

Voyons maintenant le rôle de ces diverses pièces.

Les ligaments vocaux agissent à la façon de deux lèvres, pour produire un son qui s’enfle en passant dans la cavité buccale. La glotte fait l’effet de l’anche d’un instrument à vent.

D’un autre côté,la bouche s’entrouvre plus ou moins, ou se referme, suivant le besoin, et la langue s’enfle, se contracte, en un mot, se prête à toutes les formes dont elle est susceptible.

L’air, arrivant des poumons, et passant à travers ces différents organes, modifie les vibrations sonores suivant leurs dispositions.

Nous sommes donc en possession d’un clavier parfaitement constitué, qu’il ne s’agit plus que de mettre en mouvement. Pour cela, je vous l’ai déjà dit, nous avons les nerfs moteurs des lèvres, de la glotte et de la langue. Il nous manque seulement les poumons et le diaphragme. Je les ai là, préparés d’avance, sous la forme d’un ballon élastique plein d’air comprimé, et auquel est adapté un tube flexible.

Passons à l’oreille.

Pour que la tête entende les questions que nous lui ferons, il est de toute utilité que rien ne manque à son système auditif, examinons-le donc.

L’oreille se compose d’abord du pavillon et du conduit auditif externe, qui sont chargés de percevoir les sons et de les conduire à l’intérieur. Plus loin se trouve le tympan, composé d’une membrane sur laquelle s’appuient plus ou moins fortement, suivant le besoin, trois osselets de formes diverses. Puis le limaçon et le labyrinthe où vient aboutir le nerf auditif.

L’extrémité de ce nerf, divisé en plus de mille fibres, baigne dans un liquide dont est rempli le labyrinthe, et perçoit par ce moyen les vibrations qui lui sont transmises par le conduit auditif.

L’air arrive à la caisse du tympan par un tube qui communique avec la partie supérieure du pharynx.

De ce côté, nous n’avons rien à faire : la section du cou n’empêche pas la circulation de l’air ; elle n’influe en rien non plus sur la sensibilité du nerf acoustique qui vient directement du cerveau.

De même, il ne faudra pas s’étonner de voir les yeux s’ouvrir, et les muscles du visage s’animer, de manière à changer plusieurs fois l’expression de la physionomie, pendant le cours de nos expériences. Vous en connaissez maintenant la cause.

Rien ne nous fait donc désormais défaut pour arriver à notre but. Étudions cependant l’opération au point de vue théorique.

Je vous ai dit que la décollation ne détruisait point la sensibilité nerveuse qui réside dans le système cérébral, pas plus que la faculté de penser et de raisonner ; et voici pourquoi :

Les aptitudes du cerveau ne peuvent être détruites que si l’organe est altéré, soit par une lésion grave, soit par la désagrégation des molécules constitutives, au moyen de narcotiques puissants ; soit enfin par la congestion du sang dans les lobes, ou un trop grand refroidissement.

Or, ici, tout reste intact : on n’a pas touché à la cervelle ni au liquide céphalo-rachidien, qui reste maintenu par la pression atmosphérique. Le sang artériel est retenu par des tampons qui ferment les ouvertures produites par la section ; et quand bien même on aurait négligé de prendre cette précaution, celui qui reste enfermé dans les veines par la pression de l’air suffirait encore pour conserver la vie pendant longtemps, pourvu qu’on ait soin de maintenir la tête dans une étuve chauffée à une certaine température, afin d’empêcher la coagulation de la fibrine qui charrie les globules.

Arrivons maintenant à la question de la souffrance. Vous connaissez sans doute, comme tout le monde, le fameux passage du discours que débitait le docteur Guillotin à l’Assemblée Nationale, pour faire adopter sa machine : « le patient, disait-il, doit éprouver tout au plus une légère fraîcheur au cou. »

Et plus loin :

« Avec cette machine, je vous fais sauter la tête d’un clin d’œil et vous ne souffrez point. »

Vous conviendrez que c’était du dernier bouffon. il est évident que la séparation de la tête et du tronc ne peut s’effectuer qu’en brisant la colonne vertébrale, et en scindant le nerf sympathique, ainsi que beaucoup d’autres qui correspondent aux différentes parties du corps. Jugez quelle atroce douleur doit supporter le malheureux patient.

Le tronc éprouve lui-même des tressaillements après la séparation, mais il n’a probablement pas conscience de ses souffrances, car c’est dans le cerveau que se rapporte toute la sensibilité du système nerveux.

Mais la tête, la tête… c’est horrible, rien que d’y penser !

Qui vous dit même qu’elle ne ressente pas le contrecoup moral des douleurs qu’éprouve le reste du corps, quoiqu’elle en soit détachée ? N’avez-vous pas vu des invalides amputés des deux jambes se plaindre de cors aux pieds ? – Je ne plaisante pas, soyez-en convaincu. – Et, en outre de la douleur physique, quelle ne doit pas être sa douleur morale, puisqu’elle se rend compte très distinctement de l’état épouvantable où elle se trouve !

Quelle agonie pire que toutes les morts !… Un éminent docteur a prétendu qu’il fallait près de trois heures pour que la vie fût retirée entièrement d’une tête détachée du tronc. Trois heures !… pendant lesquelles elle parcourt toutes les sensations de l’angoisse et de la terreur, voyant s’avancer à pas lents mais sûrs cette mort qui sera pour elle la délivrance, la fin des maux.

Ah ! le pauvre Guillotin a fait là un triste cadeau à l’humanité. – Mais je vous demande pourquoi, tant qu’on conservera la peine de mort, ce que déclare immoral, ne pas employer d’autre procédé pour ôter la vie aux criminels ?

Les moyens manquent-ils, et la science n’est-elle pas assez riche en expédients prompts et sûrs ? – Que n’emploie-t-on, par exemple, l’acide prussique qui foudroie ?

On l’a dit et redit sur tous les tons : dans le supplice, ce sont les apprêts qui sont les plus douloureux. Eh bien ! lorsqu’il faut qu’un homme meure, de par une loi atroce et barbare, pourquoi ne lui injecterait-on pas, en lui portant sa nourriture, par exemple, une goutte du poison instantané, au moyen d’une aiguille bien effilée ? L’effet serait immédiat, et le malheureux passerait de vie à trépas sans s’en douter.

Mais non ! il faut de la pompe et de l’éclat, comme à tout ce que nous faisons ; il faut la foule… et pourquoi ? La crainte de la guillotine a-t-elle, jusqu’à ce jour, effrayé un seul scélérat, empêché un seul crime ?

Mais, comme ce sujet nous entraînerait trop loin, et qu’il se fait tard, je vais vous dire en quelques mots les précautions que j’ai prises. Quelques termes de la lettre de l’exécuteur ont dû vous paraître pleins de mystère ; voici ce que je lui recommandais :

1° Avoir soin d’opérer la section du cou le plus près possible des épaules, de manière à conserver l’os hyoïde et plusieurs vertèbres cervicales.

2° Garnir le fond du panier où tombe la tête avec une couche de talc, afin d’éviter une trop grande hémorragie de veines.

3° Me faire porter cette tête, le plus tôt possible, dans une maison voisine du lieu de l’exécution, où j’ai retenu une chambre, pour boucher séance tenante les artères, au moyen d’obturateurs en amadou râpé.

Voici, en outre, ce que j’ai préparé ici :

D’abord, le ballon élastique muni de son tube à robinet, dont je vous ai entretenu. Puis, cette étuve, dont les parois sont de glace, afin que nous puissions voir toute la scène, et dont une vitre est percée d’un trou pour le passage des sons. Vous remarquerez qu’elle porte à sa partie inférieure un tube destiné à introduire la vapeur que produira, au moment voulu, ce matras plein d’eau, placé au-dessus de cette lampe. Un thermomètre posé à l’intérieur nous permettra de reconnaître la température.

Voici encore un excitateur, dont les branches pénètrent dans la cage vitrée, et qui pourra nous servir au besoin pour stimuler la sensibilité.

J’ai disposé, en outre, des cornets acoustiques que je me propose de fixer aux oreilles du sujet, pour lui rendre nos paroles plus compréhensibles.

Ce flacon d’ammoniaque pourra agir, s’il le faut, sur la muqueuse sternutoire, pour détourner le sommeil que la fatigue pourrait amener.

Vous voyez que je n’ai pas perdu mon temps, et que je n’ai omis aucune précaution. Je cours maintenant au rendez-vous ; attendez-moi ; je ne serai pas longtemps absent. »
 

*

 

Une heure s’était à peine écoulée que le docteur revint, portant un petit paquet sous son bras.

« Vite, vite ! me dit-il, il n’y a pas une minute à perdre ; je crains la coagulation du sang. Ouvrez la trappe de l’étuve et allumez la lampe à alcool. »

Pendant ce temps, il posait son ballot sur la table et déroulait les linges qui m’en cachaient le contenu. Quand il eut fini, je poussai un cri d’horreur, et m’adossai à la muraille.

J’avais là, devant moi, la tête de Papavoine qui me regardait avec des yeux démesurément ouverts. Je faillis tomber à la renverse. Pendant ce temps, le docteur avait mis la tête dans la cage de verre, après lui avoir introduit dans le gosier le bout de son tube en caoutchouc.

La première émotion passée, et la curiosité aidant, je m’approchai de nouveau pour voir comment tout cela finirait.

La tête était posée debout, la section du cou reposant sur le fond de l’étuve recouvert de talc en poudre, l’une des branches de l’excitateur la soutenait par-derrière. Sur le devant, une capsule de porcelaine contenait quelques gouttes d’ammoniaque. Les cornets acoustiques étaient attachés près des oreilles, et sur un des côtés latéraux l’orifice des matras dégageait une chaude buée.

Le docteur, après avoir allumé quatre bougies à l’entour de l’appareil, car la nuit était tout à fait venue pendant ces préparatifs, examinait attentivement le thermomètre.

« Ôtez la lampe ! me dit-il tout à coup ; nous sommes à 32° centigrades, c’est assez. »

Alors j’eus sous les yeux le plus étrange spectacle qu’il soit donné à un être humain de contempler.

Figurez-vous une pièce vaste et sombre, garnie du plancher au plafond de livres, d’instruments de physique et de pièces d’anatomie ; au milieu, la table, et sur cette table une tête coupée, sous un globe de verre. À l’entour, quatre bougies dont la lumière ne parvenait pas à éclairer les angles de la chambre ; et devant, le docteur, les cheveux hérissés, les yeux fixes et les narines frémissantes.

Non, jamais je n’oublierai la vue de cette tête au teint livide, à la bouche grimaçante, et à la barbe noire et souillée de sang.

Ce qui me reste à raconter tient tellement du prodige, que ce n’est que fort de mon autorité de témoin oculaire et auriculaire, que j’espère convaincre ceux qui liront cet étrange récit.

À peine le docteur eut-il mis en jeu la seconde branche de l’excitateur, que les yeux du supplicié se fermèrent convulsivement ; une grimace horrible contracta son visage, et une écume blanchâtre s’échappa de ses lèvres décolorées.

« C’est l’effet de la compression des glandes salivaires par les muscles faciaux, voilà que ça marche. – Approchez un peu la lampe, nous avons perdu deux degrés. »

Il me serait impossible de raconter les angoisses qui se reflétèrent en quelques instants sur cette face lugubre. Tout ce qu’on pourrait imaginer d’horrible et de terrifiant venait s’épanouir sur ces traits contractés par une atroce douleur. Je me sentis prêt à défaillir de nouveau.

Cependant, une solution de continuité ayant été établie entre les points de l’excitateur, une sorte de calme farouche et sombre sembla s’établir sur le masque, et le docteur profita de ce moment pour entrouvrir le robinet à air.

Un son rauque et qui n’avait rien d’humain sortit tout à coup de cette bouche hideusement contournée. Je ne pus retenir un cri d’épouvante, mon ami lui-même sembla s’émouvoir, car une pâleur mate envahit son visage ; il ne put néanmoins s’empêcher de s’écrier comme Archimède : « Eurêka !… vous le voyez, la tête parle ; elle a parlé. »

En effet, quelques sons mieux articulés commencèrent à se faire entendre. C’était une suite sans lien de monosyllabes et d’exclamations ; je parvins cependant à saisir ce mot : « Grâce ! »

« M’entendez-vous ? » cria le docteur, en approchant ses lèvres de l’ouverture aménagée dans la glace.

Les yeux du supplicié se tournèrent instantanément du côté d’où venait la voix ; mais la bouche resta muette.

L’excitateur fut mis en jeu, et aussitôt recommencèrent les convulsions et les cris d’angoisse.

« Je vous en supplie, mon bon ami, cessez de martyriser ainsi ce malheureux, » ne pus-je m’empêcher de crier.
Mais lui, les nerfs contractés :

« Il faut qu’il me réponde ! »

Puis, à la tête :

« M’entends-tu, enfin ?

– Oui, répondit-elle ; mais ôtez-moi ce que vous m’avez placé sous les narines… oh, que je souffre !

– C’est la capsule d’ammoniaque… enlevez-la. Nous y aurons recours de nouveau s’il est besoin. »

J’exécutai la prescription avec plaisir, enchanté d’adoucir un peu les souffrances du misérable ; le docteur reprit :

« C’est bien toi qui as assassiné les deux pauvres petits du bois de Vincennes ?

– C’est bien moi.

– Et pourquoi ?… dans quel but ?

– Le sais-je ! oh ! grâce.

– Ceci n’est pas une réponse ; on ne tue pas ainsi son semblable sans savoir pourquoi.

– C’est pourtant ainsi.

– Qu’espérais-tu en accomplissant ce crime ? Étais-tu poussé par la cupidité ou par la soif du meurtre ?

– Hélas ! que me demandez-vous… je ne connaissais pas ces innocents, pas plus que leur mère.

– Mais encore ?

– La mémoire me fait défaut… je ne sais pas… je ne me souviens plus… laissez-moi mourir !

– Je vais te rappeler. C’était deux petit enfants, l’un de cinq ans, l’autre de six : leur mère les accompagnait à la promenade, vers le bois de Vincennes ; et toi, tu es venu et tu les as tués.

– Ah ! oui… je me rappelle… deux petits anges, beaux comme le jour… pourquoi donc les ai-je tués ?

– Il me semble que tu dois le savoir. »

En ce moment, la tête ferma les yeux ; ses lèvres se contractèrent, et de grosses larmes coulèrent de ses paupières closes.

« Chauffez fort ! me cria le docteur ; remettez la capsule ; vite, vite ! »

Et, en même temps, il rétablissait le courant électrique.

Mais, malgré tous ces soins, la tête ne bougeait plus.

« Malédiction ! hurlait mon pauvre ami, tout est fini : voici la période d’inertie qui commence. Échouer au moment de toucher au but ! Il n’y a qu’à moi que ces choses-là arrivent. »

C’en était fait réellement ; nous eûmes beau élever la température de l’étuve à un degré insensé, introduire l’ammoniaque liquide dans les narines, lui injecter tout le fluide d’une forte pile de Bunsen, la tête ne bougea point.

« Elle est froide, me dit le docteur après avoir promené sa main sur la face rigide. Quel malheur ! au moment où j’allais trouver la solution de ce problème qui a occupé toute mon existence !… voilà la mort qui vient, plus rien à espérer ! »

Et le pauvre savant, presque aussi pâle que le cadavre qu’il avait devant lui, se renversa dans son fauteuil et se couvrit le visage de ses deux mains.

Je profitai de ce moment pour entrouvrir la porte du cabinet et sortir. J’étouffais ! j’avais besoin de respirer l’air pur du dehors, et de revoir quelques personnes vivantes ; l’atmosphère que je venais d’abandonner m’eût rendu fou si j’étais resté un instant de plus.

Ce n’est même qu’en frissonnant que je parviens aujourd’hui à raconter cette scène bien digne de figurer dans les tableaux de l’Apocalypse, ou dans la série de supplices que Dante a imaginés pour ses damnés.

COUCOU000

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NOTE. Le lecteur doit tenir compte ici de l’époque où avait lieu cette discussion. On pensait alors que l’intelligence d’un animal était relative au poids de son cerveau. On a reconnu depuis la fausseté de cette méthode, et on l’a abandonnée.

1876