ORIGINE DE QUELQUES LÉGENDES
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LE PONT SCODET
Il y a quelques années, le vénérable et spirituel archevêque de Rennes faisait un mandement sur ce texte : « Les Bretons seraient le premier peuple du monde, s’ils pouvaient passer devant un cabaret sans s’y arrêter. »
Quelques hommes très graves prétendent qu’il y a plus de rapports qu’on ne croit entre ce défaut national et l’une des plus éminentes qualités de notre race : l’imagination.
Si le paysan breton boit beaucoup, dit-on, et s’enivre souvent, nul plus que lui aussi n’est enclin aux visions, aux apparitions, aux manifestations de l’ordre surnaturel. S’il y a de la poésie dans son esprit, de la crédulité dans son caractère, les vapeurs alcooliques facilitent singulièrement le développement de ces tendances. Les légendes encombrent notre histoire, au point de voiler souvent la réalité sous les plus gracieuses, mais aussi les plus mensongères fictions ; aujourd’hui, cette disposition à mêler le merveilleux aux plus habituels incidents de la vie persiste en Bretagne plus que partout ailleurs.
Et les hommes graves dont je parle citent quantités de faits à l’appui de cette thèse, paradoxale peut-être. Ils prétendent qu’en allant au fond des visions dont les paysans bretons se croient si souvent gratifiés, on trouve toujours que le voyant s’y était préalablement préparé par des libations ultra-copieuses.
Sans prétendre apporter un argument concluant en faveur d’une opinion que d’aucuns appellent révolutionnaire, j’ai pensé qu’il ne serait pas sans intérêt de noter un fait dont on faisait récemment, devant moi, le récit à l’un de mes amis. Mais, avant de le reproduire tel que je l’ai recueilli, quelques mots sur le théâtre de l’aventure et sur la légende qu’elle explique, seront utiles sans doute ; les jugeât-on hors de propos, on ne pourrait au moins leur reprocher leur prolixité.
Le pont Scodet est une longue et large pierre plate assise sur les bords très rapprochés d’un infime affluent de l’Oust. Le ruisselet coule au fond d’une vallée sinueuse et déserte ; les hauteurs escarpées qui le dominent, incultes en partie, couronnées de landes, d’ajoncs et de genêts, ne laissent pas que de donner, à l’ensemble de ce paysage très restreint, un aspect fort pittoresque.
L’eau du ruisseau, mal contenue par des rives toutes basses, s’épanche dans le chemin et court entre les cailloux. Pour franchir le défilé à pied sec, il faut enjamber les flaques toujours pleines à l’aide d’une série de grosses pierres vertes et branlantes.
Voilà le paysage. Quant à la légende, elle est très simple : sous la forme d’un cheval blanc, le diable, – ou les sorciers ses amis, – vient attendre là, chaque soir, les rares passants attardés. Si, par terreur ou par fatigue, ils ont le malheur de le monter, le Garou les emmène on ne sait où.
Tout le monde le dit, au moins ; qui l’a jamais vu ? personne. Personne, je me trompe ; j’ai rencontré un témoin de ces phénomènes. C’est le récit de ce témoin qu’on va lire, et l’on pourra juger ensuite du poids qu’il ajoute à la légende du pont Scodet. Le narrateur adressait ce récit au petit-fils de son maître ; si l’histoire pèche par quelque point, ce ne serait point justice de m’en rendre responsable.
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« Tenez, monsieur Louis, je n’aime point à vous voir passer des bouts de jour à lire ou à pêcher au pont Scodet. Vous trouvez l’endroit joli, et je n’en disconviens pas : je sens cela tout comme un autre ; j’ai beau être un vieux paysan ignorant et sans esprit, je ne suis pas jardinier depuis trente-neuf ans pour rien. À force d’entendre madame votre grand-mère me dire, quand j’allais la conduire à Uzel ou au Quillio : « Regardez donc, Mathurin, regardez donc la belle vue qu’on a d’ici ! » ou bien : « Comme les bords de la rivière sont frais et verdoyants ! » ou encore : « Comme ce petit chemin, creux et plein de mousse, est charmant ! » À force de l’entendre, et de remarquer ce que je n’aurais bien sûr pas vu tout seul, j’ai fini par me faire une idée de ce que vous appelez les beautés de la nature.
Donc, je ne vous dis pas que le petit chemin encombré d’herbes et rempli d’eau, où l’on passe, en enjambant, sur de grosses pierres moisies, tout au fond du val, n’est pas un bon endroit, bien tranquille et bien frais ; mais, depuis l’aventure que j’y ai eue, je n’y passe plus sans trembler. Dieu sait pourtant que je ne le hante désormais qu’en plein jour, et par force, encore !
Je vois bien, à votre mine curieuse, monsieur Louis, qu’il me faudra vous conter cela ; – mais n’allez pas le dire à Monsieur : il s’est trop moqué de moi quand j’ai voulu lui faire part de ce qui m’était arrivé ; et puis il dirait que je passe mon temps à bavarder avec vous, au lieu de soigner mon jardin.
Eh bien ! un soir…. il y a longtemps de cela…. quinze ans au moins. Attendez ! c’était l’année où Monsieur vendit Follette, la jument grise…. Il y a dix-huit ans, juste. J’étais allé à l’assemblée de Sainte-Émerance, le deuxième dimanche d’octobre. Il y avait énormément de cidre, cette année-là ; du cidre excellent, et dame ! vous pensez bien qu’on ne se faisait pas faute d’en boire.
Chez Marc, vous savez bien ? l’aubergiste au haut du bourg, – j’avais trouvé mon compère Latimier ; il m’avait fait des politesses, je les lui avais rendues… Enfin, nous étions là tous deux, au bout de la table, depuis un bon moment.
Vers neuf heures, à peu près, voyant qu’il ne restait plus grand-monde dans l’auberge, je songeai à m’en aller. Dehors, sur le Martray, on entendait encore danser ; il était venu un joueur de biniou de Quimper, et jamais on n’avait rien entendu de pareil. Depuis la tombée de la nuit, on avait allumé de grandes torches de résine, pour que les plus enragés danseurs puissent continuer jusqu’au moment où ils n’en pourraient plus. Il me semble entendre encore les gars houper, les jeunes filles rire, les marchandes de châtaignes faire sauter leurs poêles ; c’était un beau jeu, allez ! monsieur Louis ; le bourg était plein de bruit et de lumière.
La flamme rouge des fouées éclairait l’intérieur de l’auberge, à travers les fenêtres et la porte ouverte, presque autant que le feu qui dansait dans la cheminée et les chandelles qui languissaient sur les tables.
Mon compère et moi, nous ne disions rien depuis quelque temps. Latimier me semblait comme assoupi ; moi, j’étais tracassé d’une singulière façon : je ne sais pourquoi, je ne pouvais détacher les yeux de la boucle brillante que mon compagnon avait au ruban de velours qui entourait son chapeau.
Pour brillante, oui, elle était brillante ; ce fut même ce qui m’occupa tout d’abord. En quoi était-elle ? Je n’en ai jamais rien su. Je l’avais pourtant vue souvent, sans doute, mais sans jamais la remarquer. Ce soir-là, elle me tirait les yeux. À la lumière, elle miroitait, comme si elle eût été de feu elle-même ; mais bientôt, il me sembla qu’elle avait quelque chose de bien plus extraordinaire. À force de regarder cette boucle…
Tenez, monsieur Louis, écoutez bien ceci : vous me croirez si vous voulez, mais, voyez-vous, je sais ce que j’ai vu ; et, tout cela, c’était un présage de ce qui devait m’arriver cette nuit-là. J’aurais dû m’en douter, et laisser là mon compère, avec sa boucle, mais quand on a un malheur à supporter… – Bref, en considérant la boucle du chapeau, je remarquai qu’elle changeait de forme !…
Oui, elle changeait de forme !… D’abord, je la voyais comme une boucle ordinaire ; puis, il me sembla qu’elle devenait ronde, de carrée qu’elle était ; après, elle se mit à grandir, à grandir, et couvrit bientôt presque tout le fond du chapeau de Latimier… Avec cela, elle devenait si brillante, si lumineuse, que j’en fermai malgré moi les yeux. En les ouvrant, je revis encore la boucle, mais, cette fois, toute petite, comme un point…
Cela recommença tant et tant de fois, la boucle grandissant quand je la regardais, diminuant quand je cessais de la regarder, que je n’y pus tenir.
« Compère, dis-je en frappant sur le bras de Latimier, quelle boucle avec-vous donc au ruban de votre chapeau ? »
Il sortit comme d’un somme.
« Quelle boucle j’ai à mon chapeau ? Eh ! quelle boucle voulez-vous que j’aie ?
– Mais, une boucle qui grossit, qui diminue, qui devient ronde, qui redevient carrée ensuite, et surtout qui brille, mais qui brille !… presque comme les yeux de notre chat…
– Comme les yeux de votre chat ? La boucle de mon chapeau ?… Compère, vous avez trop bu… Que voulez-vous que je fasse des yeux de votre chat ? »
Monsieur Louis, tenez ! je me rappelle tout cela comme si j’y étais… Je vis bien, tout de suite, que Latimier déraisonnait, et que je n’en pourrais rien tirer. Je me dis : « Il faut l’emmener. Voilà la soirée bien avancée ; il pourrait lui arriver quelque accident, si je le laissais s’en aller seul. » – Ce fut là mon tort ; j’aurais dû songer à moi, avant de penser à lui. Enfin, je le secoue, je lui prends le bras, et nous partons.
Eh bien ! imaginez-vous qu’à ce moment-là même, je sentis qu’il allait nous arriver quelque chose d’extraordinaire. En sortant, je butte contre le pas de la porte, et me voilà par terre. Je me ramasse promptement, tout seul, bien entendu, car mon pauvre compère n’était pas capable de m’aider. Et où croyez-vous que je me retrouve, en me relevant ? Sur le Martray, où je venais de tomber ? Ah ! bien, oui ; point du tout ! Je regarde autour de moi… Le bourg avait disparu : Latimier et moi, nous étions, nous tenant toujours par le bras, sur le grand pont, cinq cents pas plus loin…
« Bon ! pensai-je, voici qui n’est pas naturel. Évidemment quelqu’un nous a jeté un sort. Qui ça peut-il être ? Qui ai-je rencontré aujourd’hui ?… »
Me voilà à passer en revue les personnes auxquelles j’avais parlé pendant le jour, mais, là encore, je me ressentais du sort : impossible de débrouiller mes idées…
Cependant, nous avancions toujours. Suivant mon malencontreux projet, au lieu de m’en aller directement à Bout-de-Lande, je menai mon compère jusqu’à la Ville-Boscher. Là, je le laissai devant chez lui.
« Mon compère, voilà votre maison, lui criai-je.
– Je le vois bien ; est-ce que vous n’entrez pas ? Venez donc, nous allons comparer mon cidre à celui de Marc. Je vous assure qu’il est bien meilleur. »
Il faut vous dire, monsieur Louis, que nous avions eu une discussion là-dessus pendant la soirée. Mais je songeai que mon compagnon avait bien assez bu comme cela, et puis, franchement, sa boucle, et notre aventure du pont aussi, me gênaient… Je ne me sentais point à l’aise. Je regardai encore la boucle, mais sans pouvoir la distinguer, ce qui me sembla drôle : il faisait un clair de lune superbe.
« Ma foi, compère, dis-je à Latimier, non, merci, pas ce soir ; vous avez besoin de rentrer… Je suis pressé, aussi moi ; Monsieur n’aime pas qu’on reste tard dehors. »
Là-dessus, je le plante là, et je m’en retourne.
En revenant sur mes pas, je songeai, – et ce fut là mon malheur, – qu’en coupant par le pont Scodet, je gagnerais quelques pas. J’étais harassé, et point tranquille. Je ne pensais qu’à gagner la maison au plus vite, en me demandant toujours : « Qui donc a pu me jeter ce sort-là ? » – Eh bien ! j’avais beau essayer de presser le pas, j’avais les jambes comme engourdies : je ne pouvais avancer.
Je marchais depuis au moins cinq minutes sans avoir fait, me semblait-il, dans le chemin, plus de vingt-cinq ou trente pas, quand retentit, derrière la haie, sur ma droite, comme un hennissement, – mais un hennissement tellement fort, tellement sec, que j’en restai immobile… On dut l’entendre d’ici. C’était absolument le cri d’un cheval surpris par les loups, et d’un cheval dont la voix était aussi forte que celle de dix chevaux.
J’en eus froid aux cheveux… Pendant longtemps, je restai sans remuer ; à la fin, n’entendant plus aucun bruit, ne voyant rien venir, je me décidai à avancer, encore tout saisi de ce qui venait de m’arriver. Au moment où j’allais atteindre la large et longue pierre que vous connaissez, monsieur Louis, et qui, dès ce temps-là, servait de pont sur le courant le plus fort du ruisseau, voilà que le hennissement retentit encore, mais à ma gauche, et plus prolongé que la première fois…
Je m’arrêtai de nouveau… Au moment même, il me sembla qu’un coup de tonnerre effroyable retentissait immédiatement derrière moi ; je fus secoué rudement, et une ombre blanche, dont je ne pus reconnaître au juste la forme, courut jusqu’au détour du chemin en faisant trembler la terre. Ce fut comme un tourbillon…
Du choc que je reçus, et de la peur que j’eus aussi, peut-être, je sautai dans le ruisseau.
Je me hâtais de fourrer ma main dans la poche de ma chemisette, pour y prendre, à tout événement, mon chapelet, quand j’entendis l’infernal galop se ralentir. La forme blanche qui m’avait heurté en remontant le chemin, revenait vers moi, lentement et comme au pas…
Arrivée presque à me toucher, elle s’arrêta ; la lune était si claire, que je pus distinguer parfaitement un cheval entièrement blanc, avec une longue queue et une crinière flottante, comme je n’en avais jamais vu. Je ne sais ce que je devins, quand j’aperçus, nettement marquée entre les deux yeux, claire comme je vous vois, la boucle du chapeau de Latimier, dans sa grandeur naturelle, mais étincelante comme un charbon ardent.
Pour le coup, je ne vis que trop à qui j’avais affaire, et vous pensez bien que je n’en fus pas plus rassuré pour cela. Arrêté en face de moi, le prétendu cheval ne bougeait pas.
« Que me veut-il ? » pensai-je. Et je tremblais à ne pouvoir me tenir debout, les pieds dans l’eau comme j’y étais tombé, n’osant faire un mouvement.
Au bout d’un temps, que je trouvai fort long, le garou fit deux ou trois pas, et se plaça tout contre moi, comme fait notre vieille jument quand elle voit qu’on va lui monter sur le dos.
L’idée me vint aussitôt que c’était là ce que me voulait l’infernale bête, et, sous l’influence du sort qui me dominait, je me demandais si je serais assez fort pour résister. Pour comble de malheur, je ne pouvais trouver mon chapelet, et n’osais faire, pour le chercher, un trop brusque mouvement. En attendant, je restais dans ma première position, autant par impuissance de faire un pas, qu’autrement.
Le cheval, lui aussi, semblait de pierre ; au moins pour les jambes, car il soufflait et respirait comme un soufflet de forge. Tout à coup, il tourna la tête vers moi, et ses deux yeux flamboyaient… Je compris bien ce que cela voulait dire : « Allons, monte sur moi ! » – Mais je résistai encore, en sentant toutefois que je ne pourrais me refuser longtemps à obéir.
Une seconde fois, il se retourna ; le feu lui sortait, non plus seulement par les yeux, mais aussi par les naseaux ; et la boucle resplendissait entre les deux oreilles comme une étoile. La bête poussa un hennissement tel, que tout en trembla…
« À la grâce de Dieu ! me dis-je ; autant vaut risquer tout que de subir plus longtemps un pareil supplice… »
J’avançai la main pour saisir la crinière. Au moment où je la touchais, je me sentis perdre pied et voler dans l’espace…
Que m’arriva-t-il alors ? je ne pourrais vous le dire au juste. Que devins-je toute cette nuit ? Je l’ignore. J’ai le sentiment, plutôt que le souvenir, d’une course folle à travers champs, bois, prés, routes. À un moment, il me sembla voir tourner et danser autour de moi mille lumières, en même temps que j’entendais des cris confus… Mais n’aurais-je point rêvé cela depuis, quand, avant de m’endormir, je songe à cette épouvantable nuit ?
Toujours est-il que le lendemain, je m’éveillai en me sentant rudement secouer. En ouvrant les yeux, j’aperçus Guillaume, le pochonnier, qui me demandait :
« Que diable faites-vous ici, Mathurin ? »
Je regardai autour de moi… Savez-vous où j’étais ? Aux Six-Croix, auprès de Loudéac !… J’étais rompu, moulu, brisé comme si l’on m’avait roué de coups… Guillaume m’aida à me relever. Il était plus de sept heures quand je rentrai. Monsieur voulut me chasser ; je lui racontai mon histoire, nous allâmes au pont Scodet, et des traces de pieds de cheval se voyaient, bien nettes, dans la vase du ruisseau. N’importe ! Monsieur prétend que rien de ce que j’ai vu n’est arrivé, mais pourtant il ne me renvoya point de chez lui, comme vous voyez.
Vous pensez bien que l’affaire fit du bruit ; le pont Scodet avait mauvaise réputation avant, mais c’est bien pis depuis ce temps-là. Voilà pourquoi je n’aime point à vous y voir passer votre temps : lisez, écrivez, pêchez tant que vous voudrez, mais n’allez pas là ; les chemins creux et les ruisseaux ne manquent pas dans les environs, et tous ne sont pas hantés, Dieu merci !
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(Robert Oheix, in Revue de Bretagne et de Vendée, quinzième année, 3ème série, tome 10, Nantes : octobre 1871)