Brave Voltaire, va ! Je songeais à lui un de ces soirs, à l’Atelier, tandis que la huppe appelait les oiseaux à la ronde, par les prairies et les sillons, avec ses drôles : popoï ! popoï ! et ses longs et lactés : tio ! tio ! plus doux que l’haleine des flûtes et que la chair des jeunes blondes, je songeais que notre Voltaire national avait négligemment défini Aristophane : « Un poète comique qui n’est ni poète ni comique. » Et voilà ! En fait de bourde, si vous en connaissez de plus belle dans le répertoire, je vous donne un merle tricolore.
Quelle manie pousse donc le Français « né malin » à faire ainsi le surmalin ? Chaque fois qu’il reste dans ses cordes, qui sont sèches mais justes, Voltaire est incomparable. Qu’il conte, élucide, définisse, il y excelle. Mais qu’il n’aille pas, que diable ! se mêler de la huppe ou du grain de mil, de l’orage ou de la rosée. Il y laisse à tout coup ses plumes.
La poésie est antipathique au Français. Le Français parle, cause, sourit ; la poésie chante, baragouine, gueule. Le Français a le culte du bon ton ; la poésie est toujours hors ton. Le Français vit dans et pour son salon ; la poésie est l’amante des espaces, elle hante l’église de Bossuet, l’Ermenonville de Jean-Jacques, l’Amérique de Chateaubriand.
Il est né sur la terre deux poètes, deux grands poètes : Aristophane et Shakespeare. Et, chose curieuse, tous les deux hommes de théâtre (entre parenthèses, la poésie aurait-elle donc une prédilection pour le théâtre, qui est imagination, merveille, féerie ?)
Aristophane ! je l’imagine agile comme l’alouette des blés, la cuisse longue et pure, et sur la langue non pas un bœuf, mais une cigale. Il était de la race des éphèbes, dont le premier mouvement est de montrer les dents, parce qu’elles sont belles. Il dut avoir un beau visage serein, tout nuancé de vives malices et de terrible enjouement. Il n’était ni pleureur ni rieur de profession, et sous son hilarité on ne sent jamais la fêlure. Faites-en votre deuil, pas une goutte d’amertume en ce bel enfant. La plaisanterie sied aux jeunes et l’ironie aux morts. Aristophane joue et plaisante, il n’ironise jamais.
Aristophane ! De quel cou tendu l’homme des bois qui est en moi et qui a passé pas mal d’heures de sa vie à lorgner sous les tilleuls la gorge des rossignols, et à suivre de haie en haie les mésanges et les roitelets, de quelle oreille et de quel œil et de quel cœur j’écoutais et je regardais à l’Atelier les Oiseaux ! Nul n’a su comme Aristophane emprunter aux becs leurs syllabes pour les poser fraîches et roses sur les lèvres humaines, nul n’a su comme lui imiter la gent ailée dans son ramage et ses ébats, transcrire sa modulation avec toutes ses racines, lui ravir son simple secret, et avec des mots faire du chant. Cette sainte humilité du poète me ravit, qui, quittant les perchoirs de la logique, vient prendre rang à même l’espèce des êtres, coude à coude avec la grenouille et la huppe. Il en est couronné par le don le plus divin du monde, qui est le don de Protée. Il est toujours à la mesure des choses, si grandioses ou si humbles soient-elles. Son rôle n’est pas de mesurer, mais d’habiter l’être. Il se plie à un ivrogne comme à une rose, au brin d’herbe comme aux dieux. Voulez-vous son secret ? Il aime tout simplement. Il aime et il chante, avec enthousiasme et vérité. Par là il symbolise l’attitude que je tâche, de seconde en seconde, de faire de plus en plus mienne, et qui est la liesse.
Notez que ce comique, lorsqu’il raille, et avec toute la vigueur de son esprit aigu, n’a jamais fiel ni haine. Une allégresse fleurit sa satire, la pavoise et la sanctifie. Non, dans son âme il n’y a pas place pour la détestation (est-ce cela que lui reproche Voltaire ?). Son rire est trop naturel pour admettre le vert de gris, qui est sécrétion spécifique du cerveau. C’est toujours un terrible signe de maladie que l’esprit. L’intelligence est l’ersatz de la joie.
L’intelligence, cette rouée… Ah ! rouée, oui, rouée de coups sois-tu, sèche et stérile intelligence, falsificatrice et syphilitique, ver rongeur, rat et chouette – oui, chouette, les Grecs te connaissaient bien ! – rouée de coups et de coups de pied sois-tu ! Je te hais comme mon non moi et le non de l’univers. Je te hais, toi qui ne sais que détruire, toi qui ne sais que sourire. Mais ris donc, femelle, ris donc un bon coup, si tu es femelle pour un sou ! Sois au moins putain ! Sois au moins bête ! Non, pas même bête, ni tu ne manges, ni tu ne défèques, ni tu n’engendres. Femme de ménage, épousseteuse, mètre qui crois créer parce que tu mesures, compas qui crois aimer parce que tu embrasses. Tu ne discernes que lignes, superficies, ombre. Étrangère du vide, métèque dans notre domaine des choses à trois dimensions, ambassadrice de quel État de la lune, fille de microscope, fleur de désert. Le moindre grain de mil fait bien mieux l’affaire de l’homme. Le moindre excrément en beauté te surpasse, le moindre insecte en immensité ; ils sont et tu sembles. Tu n’excelles que dans le détail caduc, mais sitôt abordée la haute mer de l’essence et du tout, tu expires comme un vent pourri. Tu ne te plais que dans le linéament et dans la contexture, et la masse même de l’être de toutes parts t’échappe. Tu dissocies, ô inepte, et le dissociement est le ver du néant. Amie de la poussière, compagne du squelette, en eux tu recherches la perfection. Tu te fous le doigt dans l’œil jusqu’à l’orteil, chérie. Il n’est pas, sache-le, d’autre perfection que la mort.
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(Joseph Delteil, in Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, n° 281, samedi 3 mars 1928)