satyre2

 Madame Makdonnal avançait favorablement dans sa convalescence ; déjà le jour de la célébrer d’une manière digne de la richesse et de la somptuosité de sir Robert était fixé, et tous les amis invités. Un matin, pendant que ce tendre époux, fier de sa nouvelle paternité, avait été faire une grande partie de chasse avec quelques-uns de ses voisins, pour fournir du gibier au splendide festin qu’il s’apprêtait à donner, son épouse, à qui, dans, les premiers jours, on n’avait pas représenté sa fille, demanda à la voir, et fit appeler la nourrice.

Celle-ci vient, mais seule et sans l’enfant. La mère, s’en étonnant, lui demanda pourquoi elle ne lui présentait pas sa fille. Cette bonne femme, au lieu de répondre, montra le plus grand trouble et répandit des larmes, en gardant le silence. Madame Makdonnal alarmée, et craignant que son enfant ne fût en danger, ou même déjà peut-être pis, n’osait plus l’interroger ; mais enfin, prenant sur elle, elle ordonna à la nourrice de lui déclarer la vérité, et si sa fille n’était pas morte, de la lui apporter à l’instant en tel état qu’elle fût.

La bonne Écossaise, n’ayant pas le courage de lui annoncer le sujet du chagrin qu’elle avait laissé voir, alla sans dire un mot, mais toujours pleurant, chercher cet enfant, qu’elle remit ensuite entre les bras de sa mère, en sanglotant plus fort.

Madame Makdonnal, enchantée en voyant sa fille belle et bien portante, ne pouvait comprendre le sujet des pleurs que cette nourrice versait toujours, et tout en couvrant de baisers cet enfant qui lui souriait agréablement, et dont la jolie figure flattait sa tendresse maternelle et sa vanité, elle insista pour apprendre la cause d’une douleur qui lui paraissait si extraordinaire, et dénuée de fondement légitime.

La nourrice, sans parler, découvrit la tête de l’enfant, et la fit remarquer à la mère, en détournant les yeux de dessus son visage…. Un éclat de la foudre eût embrasé le lit de cette dame,  un instant avant si satisfaite, qu’il n’eût pas opéré sur elle une révolution aussi effrayante et aussi subite ; elle repoussa avec horreur cette fille qu’elle caressait si tendrement, et tomba sur son chevet, privée de sentiment.

 

Il faut apprendre au lecteur la cause de cet effet si terrible : c’est que cette jeune et charmante fille avait sur la tête deux petites cornes noires très prononcées, qui n’avaient pas paru ou du moins été aperçues au moment de sa naissance ; mais qui, avec le développement et l’accroissement que prenait l’enfant, annonçaient qu’elles égaleraient bientôt en grandeur celles d’un jeune chevreau.

Madame Makdonnal, en reprenant connaissance, fit les réflexions les plus chagrinantes sur cette cruelle difformité de sa fille ; elle pensa avec amertume à la douleur qu’en allait ressentir son époux ; elle craignit qu’il ne lui fît un reproche de cette monstruosité, et qu’elle ne lui rappelât avec dégoût la bizarrerie dont la nature l’avait affligée elle-même en une partie si intéressante dans une jolie femme ; et son amour-propre s’effrayant à l’idée d’être connue pour la mère d’une fille cornue, elle se décida à soustraire à tous les yeux cet enfant qu’elle-même ne voulait plus voir, et à cacher à son époux la disgrâce de sa naissance.

Pour cet effet, elle commença par gagner la nourrice qui lui montrait beaucoup d’attachement : elle lui donna une grosse somme en or, et lui en promit davantage par la suite, en lui enjoignant d’emporter secrètement l’enfant hors du château, et d’aller demeurer avec lui dans quelqu’endroit éloigné, où elle l’élèverait avec le plus grand mystère, afin que son époux n’en pût jamais avoir connaissance, et qu’elle y pourvoirait à tous ses besoins.

Comme sir Robert devait être absent pendant trois jours pour cette grande partie de chasse qu’il faisait avec ses amis, elle profita de ce temps pour prendre une précaution nécessaire pour pouvoir lui répondre avec l’apparence de la vérité, lorsqu’à son retour il lui demanderait à voir sa fille… Ce fut de la faire passer pour morte, ce qu’elle pouvait exécuter sans mettre d’autre personne que la nourrice dans sa confidence.

Elle l’envoya d’abord porter sa fille dans sa cabane, qu’elle avait à peu de distance du château ; et sitôt qu’elle fut revenue sans avoir été aperçue, au moyen d’une clef du parc que madame lui avait remise pour sortir et rentrer, elles s’enfermèrent dans la chambre où la nourrice avait soigné l’enfant, et, avec ses langes et ses petites hardes, elles fabriquèrent une espèce de mannequin qu’elle habillèrent et coiffèrent, et le mirent à sa place dans son berceau. Alors Madame, ayant repassé dans son appartement, la nourrice commença son rôle.

Elle courut par le château avec les signes du plus grand désespoir, criant en pleurant que sa fortune était perdue et que la petite fille était morte. Ce bruit parvint bientôt aux oreilles de la dame, qui de son côté, n’eut pas de peine à feindre une excessive douleur ; car quoique sa fille fût vivante, elle ressentait le plus véritable chagrin d’être obligée de se priver d’un enfant qu’elle avait cru devoir faire sa joie et son orgueil. Elle répandit donc aussi beaucoup de larmes sincères, et donna ordre à la nourrice de l’ensevelir. Celle-ci, ayant enveloppé et cousu le mannequin dans une toile, les cérémonies de la sépulture eurent lieu suivant les formes ordinaires ; et en présence, et à la grande persuasion de tous les gens du château, la morte supposée fut portée dans les caveaux de la chapelle où étaient les tombeaux de la famille Makdonnal.

 

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(Les Jeux, caprices et bizarreries de la nature, par l’auteur de Ma Tante Geneviève, Paris : Barba, 1808)