Ce fut, quand on y songe, une situation bien cruelle que la situation faite par la génération de 1830-40 à celle qui la suivit immédiatement. Roman, ode, élégie, théâtre, que n’avaient pas tenté ces poètes : Balzac, Hugo, de Musset, Lamartine, Dumas, et que n’avaient-ils pas accompli ? Comment écrire après eux, sans écrire d’après eux ? comment produire sans les reproduire ? comment parler sans rabâcher ? Chose grande et déplorable en même temps, il semblait que le présent contînt, absorbât, supprimât l’avenir.
Combien d’intelligences furent écrasées par ces terribles devanciers ! combien qui, dans leur fierté naïve, croyant atteindre l’originalité, donnèrent dans l’impasse de l’imitation – et y restèrent ! M. Asselineau en essayait, vers décembre dernier, l’instructif et douloureux dénombrement (1).
À peine quelques-uns, dans la foule, mieux avisés et d’un sens plus critique, virent bien que s’attaquer aux mêmes sujets que leurs prédécesseurs était folie pure : c’était vouloir battre le génie avec l’ingéniosité. Ils se replièrent donc, ils s’en allèrent chercher, loin des terres souverainement occupées, des îlots écartés où ils pussent vivre indépendants, à l’abri de l’imitation. Chacun s’établit de son côté et se bâtit une maison, modeste sans doute, mais dans son goût particulier et qui n’était pas du moins une réduction servile des Alhambras romantiques.
Parmi ceux-là citons, après Mürger et Champfleury, H. Babou dans la nouvelle, Th. de Banville et Ch. Baudelaire dans la poésie. Je m’attarderais volontiers devant les Païens innocents d’Hippolyte Babou, cette œuvre originale et charmante où l’imagination a tant d’esprit, – en un mot, si française, – et que les critiques, ces Anne qui souvent ferment les yeux exprès « pour ne rien voir venir, » s’obstinent à ne pas signaler au public… Mais je dois arriver tout de suite à la poésie.
I
Une des mesures les plus violentes prises par les dictateurs littéraires de 1830 fut le bannissement de la mythologie antique. Devait-il être perpétuel ? ne devait-on pas souhaiter une restauration ? en exilant les dieux, n’avait-on pas exilé la beauté dans sa manifestation la plus radieuse ?
Ces questions, j’ignore si Théodore de Banville se les posa précisément ou s’il agit d’instinct ; toujours est-il qu’on le vit un jour ramener l’Olympe dans la littérature, non pas ce triste Olympe mal compris et si pauvrement rendu par les mythologistes du siècle dernier : cette fois, le cortège immortel s’avançait, drapé dans une poésie éclatante et salué par la musique des rimes riches, comme il sied aux dieux orientaux.
Th. de Banville relevait le Parthénon en artiste ravi par les prodigalités et les magnificences de Notre-Dame. Il fut vraiment un poète de Renaissance : il innovait en recommençant. Aussi, quand, au nez des follets, des péris, des djinns et des fées, on l’entendit proclamer la reconstitution du royaume des nymphes et revendiquer si brillamment pour ses faunes et ses hamadryades une part des forêts poétiques, ce fut autour de lui un applaudissement universel. Peut-être quelque fée murmura, quelque péri fit la grimace, mais il n’y eut point d’éclat, – et, bon gré mal gré, les deux mythologies finirent par s’embrasser.
De son côté, Charles Baudelaire, peu jaloux de se joindre à la caravane d’imitateurs qui grossissait follement, de minute en minute, sur la grand-route romantique, cherchait de droite et de gauche un sentier par où s’échapper vers l’originalité. À quoi bon, en effet, prendre sa stalle au chœur lamartinien, alterner au pupitre avec cet excellent Turquetyl ? Il l’aurait pu certainement, et ses dehors mystiques semblaient l’y pousser. Mais, s’il paraît mystique, M. Baudelaire est prudent et réfléchi. Il songea que, à se laisser aller, il se noierait comme les autres, il disparaîtrait à tout jamais sous le débordement d’hymnes séraphiques dont la plaine littéraire était couverte.
À quoi se décider ? Grand était son embarras… quand il fit cette observation : que le Christ, Jéhovah, Marie, Madeleine, les anges et « leurs phalanges » encombraient cette poésie, mais que Satan ne s’y montrait jamais. Faute de logique : il résolut de la corriger.
Et puis, dans le catholicisme barbare et violent du moyen âge, affadi par la religiosité sentimentale des Jocelyn, il voyait une mine toute neuve à ouvrir. Peut-être que, à force de creuser, il en extrairait son originalité ?
Il travailla patiemment, fortement, péniblement, longuement ; en mineur opiniâtre, il creusa pendant quinze années.
V. Hugo avait fait de la « diablerie » un décor fantastique à quelques légendes anciennes. Lui, Baudelaire, il écroua réellement dans la prison d’enfer l’homme moderne, l’homme du dix-neuvième siècle ; il voulut expliquer nos abattements et nos mélancolies sans cause par une influence surnaturelle, l’influence du Malin ; en un mot, il rêva de rendre son actualité au diable. Nous verrons bientôt à quels singuliers poèmes il aboutit. Une remarque auparavant.
On entend, chaque jour, des critiques étourdis rapprocher, que dis-je ? mêler Th. de Banville et Ch. Baudelaire ; ils en feraient volontiers un seul et même poète en deux personnes. Et, cependant, quels écrivains plus contraires ? L’un, épris de la forme, fou de plastique, plonge sans cesse au fond du monde païen et remonte au jour les dieux et les Vénus enfouis, qu’il replantera dans ses odes comme dans un Versailles poétique. L’autre ne descend qu’en lui-même et se plaint à nous que Satan gouverne son âme ; la beauté lui paraît détestable : il ne voit en elle qu’embûche et tentation !
Le premier est joie, épanouissement, lumière ; le second semble, tout entier, remords, accablements, ténèbres. Celui-ci, nature abondante et d’improvisateur, répand des vers de toutes parts, il est plein de rimes qui coulent sans effort – jusqu’à la prolixité. Celui-là, voué, comme Gustave Flaubert, à la recherche du style absolu, se travaille sans cesse, s’efforce d’enserrer sa pensée, de concentrer sa rêverie : il tend, par un effort perpétuel, vers la concision qu’il atteint quelquefois, mais qu’il dépasse le plus souvent pour donner dans le maniérisme et dans le contourné. Sa phrase est savante, mais il a le tour pédant.
Où prenez-vous le joint de ces deux natures ? « Ce sont deux formistes, » dites-vous. La belle raison pour les assimiler ! Est-ce qu’il n’y a pas cent mille façons d’être un homme de forme comme d’être un homme du monde ? Racine a-t-il de la forme et Victor Hugo n’en a-t-il pas ? À parler sensément, MM. de Banville et Baudelaire se ressemblent comme le nord au midi. Et ceci n’est pas un à peu près, une comparaison en l’air ! La poésie de l’un, en effet, est bien la poésie méridionale, naïvement sensuelle et païenne ; et l’autre n’est-il pas, au contraire, le Northmann raisonneur et casuiste dans son nuage mystique ?
J’aurais pu aller directement à M. Baudelaire, entrer de plain-pied dans ses Fleurs du mal ; mais j’avais à cœur de détruire l’opinion absurde et généralement admise qui l’apparente à Théodore de Banville : ce ne sont pas les bourdes les plus pesantes qui font le moins vite leur chemin.
II
Spectacle au moins bizarre que celui d’un poète contemporain agité du démon. Et quel démon ! Il ne s’agit point ici de l’Ange du mal, du Prométhée biblique foudroyé par le Jupiter des Juifs, mais gardant au front l’éclair de la foudre ; tombé, mais superbe encore ! Il ne s’agit point de Celui qui balança un moment la puissance divine, qui fut ouvertement l’adversaire de Jéhovah, et dont la grande aventure a tenté le génie sympathique des poètes. Oh ! non ; chez le Satan de M. Baudelaire, nulle trace d’origine lumineuse. Rien du titan ni de l’ange. Les ailes sont coupées à ras, le front est sans fierté. Il n’y a plus qu’un Satan raisonneur et subtil, bas et rusant sans cesse, avec des manières de procureur qui exhale de mauvaises odeurs et des sophismes piteux. Certes, l’archange saint Michel ne le reconnaîtrait pas, et, le toisant, dirait : Quel est ce pleutre ?
Il faut voir les formes que prend ce diable trivial, les moyens qu’il emploie pour tourmenter ce déplorable M. Baudelaire et le damner : il le tire par les jambes pendant la nuit, s’accroupit lourdement sur sa poitrine ; ou bien, fumée immonde et puante, il s’engouffre dans ses organes respiratoires, le fait tousser, le suffoque – et le poète n’est plus qu’un tuyau de cheminée qui se plaint :
Sans cesse à mes côtés s’agite le démon,
Il nage autour de moi comme un air impalpable ;
Je l’avale, et le sens qui brûle mon poumon,
Et l’emplit d’un désir éternel et coupable.
Le compagnon désagréable et com-promettant ! M. Baudelaire se fâche à la fin, et lève sur lui une strophe irritée… Mais une subite inquiétude suspend cette révolte : si, par hasard, le diable était plus puissant que le Tout-Puissant ; s’il était maître en haut comme il est maître en bas ? Et, tout pâle d’avoir eu la pensée de le contrarier, M. Baudelaire se met à cajoler son tyran : il lui fait des « litanies, » il le salue « Satan trismégiste, » Satan trois fois grand ! Puis, par un revirement subit, le voilà qui crie à l’aide contre les suggestions du « malin, » de « l’ennemi, » du « prince des ténèbres, » et il appelle à son secours, non pas l’amour, mais la terreur de Dieu, dont il semble ainsi faire un Satan supérieur.
Cette poésie reflète bien le moyen âge, flottant sans cesse entre le diable et Dieu, qui lui paraissent également haïssables et que, à vrai dire, il ne distingue pas parfaitement.
Si M. Baudelaire a l’esprit du moyen âge, il en pratique aussi l’argot théologique. Ferré sur les termes, casuiste raffiné, il en remontrerait pour la technique à Hiérosme Cornille lui-même, grand pénitencier et juge ecclésiastique : il eût fait certainement un agréable rapporteur dans les procès de sorcellerie.
Voyez si cet écrivain est possédé (possédé, c’est le mot) de son sujet – et à quel point ! On trouve, enclavée dans les pièces françaises qui composent les Fleurs du Mal, un hymne en latin barbare consacré à célébrer… quoi ? les charmes d’une modiste idolâtrée. Franciscæ mæ Laudes, tel est le titre de cette poésie souillée d’expressions à double entente et où le mysticisme s’enlace si étroitement à l’obscénité, qu’ils se confondent vraiment et ne font plus qu’un. Obscénité, mysticisme – deux mots dont on peut marquer M. Baudelaire. Pour qui ces sonnets caressants ? pour les chats « mystiques et voluptueux, » dont
Les reins féconds sont pleins d’étincelles magiques.
Ah ! ce n’est pas à l’occasion de M. Baudelaire qu’on pourra s’écrier encore une fois : ces fous de poètes ! La logique surveille sévèrement chacun de ses vers ; c’est une bonne gardeuse qui n’en laisse pas un seul s’écarter du pâturage catholique. Ainsi, pour M. Baudelaire, la femme ne sera pas la bien-aimée et la bien aimante, celle qui relève et console ; il ne voit en Laure, Béatrix, Elvire, que les servantes du diable, des pourvoyeuses d’enfer, – « l’embûche dressée sur le chemin de sa perdition. » Volontiers, il les traduirait devant un tribunal ecclésiastique ; volontiers, Gauffredi-Baudelaire pousserait sa maîtresse au bûcher, croyant du même coup brûler Satan (à qui cela doit être bien égal !), Satan qui, pour le perdre, revêt
la forme de la plus séduisante des femmes.
Il aime la femme, cependant, mais à sa façon : épuisant avec elle les voluptés bizarres où il s’enfonce avec une sorte de rage, – complétant le plaisir par le remords, – goûtant je ne sais quelle horrible jouissance à la… posséder au bord de l’enfer, comme deux créatures exténuées qui, pour retrouver une dernière émotion des sens, un tressaillement suprême, feraient l’amour au bord d’un toit. Il semble que cette pensée, « Je me damne, » lui soit un aiguillon voluptueux : Satan est sa cantharide, à lui !
La chair contentée, la terreur seule reste. Et le poète d’appliquer sur son front et sur celui de sa maîtresse les cendres catholiques. Tremble, malheureuse, du plaisir que tu m’as donné.
…. Vous serez semblable à cette ordure (une charogne),
À cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion ;
Oui, telle vous serez, ô la reine des Grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez sous l’herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.
La pauvre demoiselle, il la déshabille – même de sa peau !
Celle à qui M. Baudelaire murmure, entre deux baisers, ces galantes strophes (vraiment dignes d’un équarrisseur qui charmerait Montfaucon par des madrigaux exquis), a du moins la beauté ; elle est « la reine des Grâces. » Est-ce à dire que la laideur manque de ragoût et que le répugnant n’ait point son attrait ? S’il pensait ainsi, M. Baudelaire blesserait la logique du raffinement :
Une nuit que j’étais près d’une affreuse juive, etc., etc.
Le mysticisme obscène ou, si vous préférez, l’obscénité mystique, voilà, je l’ai dit et le répète, le double caractère des Fleurs du Mal. Mais où ce caractère s’accuse le plus effrontément, où tous les voiles sont déchirés, où M. Baudelaire enfin se lâche tout à fait, c’est dans la partie intitulée : Femmes damnées. Là, tout auprès des Lesbiennes qui célèbrent le mystère honteux et « sacré » des amours contre nature, nous avons la femme catholique, et nous l’avons dans son expression la plus intense – qui est la Religieuse !
M. Baudelaire a rencontré sainte Thérèse donnant le bras à Sapho :
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et celles dont la gorge aime les scapulaires,
Qui, recélant un fouet sous leurs longs vêtements,
Mêlent, dans la nuit sombre et les bois solitaires,
L’écume du plaisir aux larmes des tourments.
Chercheuses d’infini, dévotes et satyres,
Pauvres sœurs, je vous aime autant que je vous plains !
Qu’en dites-vous ? Et ne pourrait-on pas comparer ces Fleurs du Mal à la Messe Noire décrite par Michelet dans son admirable Sorcière – une messe où le marquis de Sade, sous-diacre, verserait la burette à Satan qui officie ? (2)
III
Quelle impression d’une semblable lecture ? une impression d’épouvante ou d’horreur ? Non. Cette poésie ne va pas jusqu’à l’âme ; les nerfs seulement en sont atteints et agacés ; – elle nous cause des inquiétudes dans le cerveau, comme une fausse position des inquiétudes dans les jambes. Et, pour aboutir à ce résultat peu digne d’un effort intelligent, quelle dépense de littérature ! car on ne peut refuser à M. Baudelaire les qualités extérieures : il parle une langue serrée, énergique (les idées ne le sont pas), colorée (mais sans chaleur) ; et je ne lui sais d’égal, pour l’harmonie et le balancement des strophes, que Lamartine ou M. Leconte de Lisle. – Enfin, on reconnaît un versificateur savant qui, s’il ne joue pas avec les difficultés rythmiques comme ce facile et léger Théodore de Banville, arrive pourtant, à force de patience et d’opiniâtreté, et en s’y reprenant à plusieurs fois, à monter la bête métrique. Mais peut-on dire : Voilà un poète ? Oui, si un rhéteur était un orateur.
Ici, tout est combiné, raisonné, voulu. Rien de primesautier. Nous sommes au Cirque, les élans sont mesurés. Il n’y a pas, hélas ! dans tout le volume des Fleurs du Mal, une seule de ces belles négligences, un seul de ces écarts précieux que le génie commet parfois, emporté par la folie des aventures ! – À regarder attentivement ces fleurs artificielles, on croit sans peine ce que me disait un homme qui a vu M. Baudelaire de très près : « Baudelaire écrit d’abord ses odes en prose, puis il met cette prose en vers. » Singulière façon de procéder, on l’avouera, et qui ne prouve guère chez l’auteur l’intelligence de ce que doit être la poésie : un entraînement, un enlèvement, un mouvement plus spontané de la pensée ou de l’imagination… Figurez-vous qu’on attache des ailes au docteur Véron, et qu’on lui dise ensuite de s’envoler !
La vérification du procédé de composition habituel à M. Baudelaire est, d’ailleurs, très aisée. Cet écrivain a publié naguère dans la Revue fantaisiste, et récemment dans la Presse, une série de petits exercices français qu’il appelle des POÈMES EN PROSE. Eh bien ! pour ne citer qu’un exemple, prenez – parmi ces poèmes en prose – celui intitulé « la Chevelure, » et vous reconnaîtrez, mot pour mot, une pièce des Fleurs du Mal : même titre, même ordonnance, mêmes images, mêmes expressions !
M. Baudelaire peint un tableau, puis en fait lui-même la copie. La prose, c’est le tableau ; le vers, c’est la copie. Or, qu’y a-t-il de plus froid qu’une copie… et que les Fleurs du Mal ?
IV
Nous retrouvons le poète des Fleurs du Mal dans les Paradis artificiels : œuvre intéressante, du reste, abondante en observations physiologiques, – et d’un style poli, clair, transparent, un vrai style de cristal à travers lequel les idées les plus subtiles se montrent avec une singulière netteté. M. Baudelaire excelle à corporifier ces fantômes de pensées qui flottent sur la frontière de la Rêverie et qu’il semble d’abord impossible de fixer.
On pourrait dire des Paradis artificiels qu’ils contiennent la « philosophie » des Fleurs du Mal.
Pour M. Baudelaire, en effet, l’opium et le haschich sont, avant tout, choses diaboliques, philtres d’invention moderne, – et, partant, l’Église doit sévèrement en proscrire l’usage. « J’avouerai, dit-il, que ces poisons excitants me paraissent non seulement un des plus terribles et des plus sûrs moyens dont dispose l’Esprit des ténèbres pour enrôler et asservir la déplorable humanité, mais encore une de ses incorporations les plus parfaites. » Ainsi, nul doute : avaler une boulette de haschich, c’est avaler Satan ; boire une cuillerée d’opium, c’est boire Satan ; – voilà le pain, voilà le vin ; voilà l’hostie et voilà le ciboire ; – la table diabolique fait pendant à la table sainte… Quand je vous parlais de la Messe Noire !
Ce n’est pas seulement l’opium et le haschich (et, pour ma part, je ne regretterais certes pas de voir prendre la mesure contre cette dernière drogue) que M. Baudelaire interdit au nom de l’Église. Vous lisez plus loin ces lignes exorbitantes : « Malgré les admirables services qu’ont rendus l’éther et le chloroforme, il me semble qu’au point de vue de la philosophie spiritualiste, la même flétrissure morale s’applique à toutes les inventions modernes qui tendent à diminuer la liberté humaine et l’indispensable douleur. » Autant vaut dire que le médecin qui nous guérit attente à notre liberté. Peut-on faire un pareil abus des mots, aller si avant dans l’absurde ! Peut-on déshonorer par de telles formules cette admirable théorie chrétienne : La purification par la souffrance !
V
Ai-je fait pénétrer mes lecteurs dans le vif de l’œuvre de M. Baudelaire, si curieuse, – d’abord, pour son contraste violent avec l’époque ; ensuite, pour le contraste non moins violent qui existe entre le sujet traité et la forme dont on l’a revêtu ? Le fond des Fleurs du Mal est d’une âme tourmentée, battue incessamment par le remords ; et le style dénonce une tranquillité parfaite, une imperturbable possession de soi-même. Pas une émotion ne trouble le calme didactique de ces vers ; on a beau écouter, nulle part l’oreille la plus fine ne saisirait la vibration d’un cœur douloureux. Contradiction singulière, je le répète, et qui nous autoriserait à soupçonner la sincérité de l’auteur.
Si, pour M. Baudelaire, le satanisme n’était qu’un thème, un canevas, une matière à amplifications qu’il se distribue à lui-même, comme les professeurs en distribuent à leurs élèves ? si M. Baudelaire faisait du remords artificiel ? s’il n’y avait que sa forme, et non sa conscience, de travaillée ?…
J’ai dans ma chambre, – fixée au mur par quatre épingles, – une lithographie très bizarre. Figurez-vous un galetas baroque, aux angles innombrables, aux poutres mêlées, – un vrai dessous de charpente, encombré du mobilier le plus fantastique. Là, sur une planchette, les cornues, les alambics, les bocaux pleins de liqueurs infâmes où flottent les fœtus ; – à la suite, et s’abîmant dans l’ombre, des têtes de morts juxtaposées à l’infini comme les grains de quelque chapelet horrible ; en face, un squelette avec une ficelle entre les jambes, un squelette-polichinelle, un squelette pour faire joujou.
De-ci de-là rôdent des chats qui ne sont même plus maigres, – tant les sabbats nocturnes les ont exténués, – et qui font le gros dos et qui veulent être gentils !
C’est épouvantablement drôle.
Le milieu du galetas est occupé par un lit d’un équilibre impossible (deux pieds sur quatre posent dans le vide !), où se démène grotesquement un personnage blafard qui, en proie sans doute à quelque cauchemar affreux, lance ses jambes au-delà des couvertures répandues à terre. Dominant le chevet, à la place où d’habitude on accroche le bénitier, la tête encornée de Satan.
Comme légende : Les Nuits de M. Baudelaire.
Cette lithographie, signée Durandeau, est certainement d’une grande fantaisie, mais la légende est menteuse… à moins qu’elle ne soit ironique.
Que voulez-vous ? Je ne puis voir en M. Baudelaire qu’un littérateur placide et régulier, qui se couche et dort fort correctement dans un lit en acajou – après avoir suspendu à la patère son paletot soigneusement brossé.
Ces visions sataniques sont affaire de rhéteur.
Il se dit agité de remords, – il a, comme Macbeth, l’âme remplie de scorpions ! Je le crois ennuyé tout au plus, ce qui, – je le sais bien, – constitue une infériorité grave.
M. Baudelaire est artificiel en tout. Il se poudre, affirment ses familiers, et même il se peint. Comme Églé, belle et poète, il fait son visage ; il est vrai qu’il fait aussi ses vers, et fort bien.
L’avez-vous jamais entendu ? Sa parole est lente, mesurée ; il s’écoute parler comme il s’écoute écrire; et parfois, en parlant, il clôt les yeux à demi comme un vicaire onctueux. Toute discussion, tout enthousiasme, toute jeunesse lui est insupportable. S’il aime les chats pour leurs mouvements silencieux, il a horreur des chiens, qui sont bien plus aimables – mais qui pourraient japper. – Cela ne s’accorde-t-il pas avec sa répulsion pour les poètes passionnés, comme Byron et Musset, par exemple ? Ces deux-là, particulièrement, il ne peut les sentir.
On s’étonne que M. Baudelaire vise à l’Académie. Pourquoi donc ? Outre un talent de seconde ligne et tout extérieur, mais fort estimable encore, M. Baudelaire est un lettré consciencieux, un grammairien sûr qui s’intéresserait utilement au Dictionnaire… Et même, à certains jours solennels, comme M. Viennet lit à la Compagnie sa petite fable, il pourrait lire son petit sonnet satanique et correct. Je ne veux pas pousser le parallèle. Mais écartez la différence des époques où M. Viennet et M. Baudelaire ont paru, la diversité de leurs styles qui en est la conséquence, et vous verrez qu’il existe une ressemblance de nature entre ces deux didactiques.
Donc, et pour nous résumer, nous avons, – à côté d’un rhéteur qui a reçu de Vaugelas l’influence secrète, – un désespéré par raisonnement, un poète par préméditation. Et si j’avais à déterminer d’un mot ce que M. Baudelaire est nativement et ce qu’il voudrait nous persuader qu’il est, je l’appellerais volontiers : un BOILEAU HYSTÉRIQUE.
6 mai 1863.
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(1) Revue anecdotique.
(2) Il faut tout dire, même l’éloge. Je constate donc, dans la galerie poétique de M. Baudelaire, la présence de quelques tableaux parisiens (je préférerais eaux-fortes comme plus juste et plus caractéristique) d’une grande vigueur et d’une précision singulière : Le crépuscule du matin, entre autres. Si je me borne à indiquer ces rares morceaux dans une note, au lieu de les signaler dans le courant de mon étude, c’est qu’ils ne sont pour rien dans l’impression générale qui nous vient de la lecture des Fleurs du Mal ; – et une critique vraiment sérieuse ne doit être que le contrôle intelligent de cette impression générale. Il faut distraire volontairement tout ce qui n’y concourt pas, tout ce qui s’en écarte de soi-même, sous peine de s’éparpiller en points de vues et de ne tirer aucun enseignement de l’ouvrage examiné.
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(Alcide Dusolier, Nos Gens de lettres, leur caractère et leurs œuvres, Paris : Librairie de Achille Faure, 1864)