Paris l’Été
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LES BOURGEOIS DE MÉDAN
Il y aurait une statistique curieuse à dresser ; je la signale aux amateurs.
Combien y a-t-il de voyageurs par jour qui, en passant devant le coteau de Médan, disent à leurs compagnons de route :
« Voilà la maison de Zola ? »
Il est à peu près impossible d’aller de Paris à Triel sans voir quelqu’un se pencher à la portière du wagon pour désigner le bâtiment carré où naturalise l’auteur de Nana. C’est la grande curiosité de la ligne du Havre. Autrefois, la maison de Thérésa, à Asnières, avait cette popularité, mais le règne de Thérésa est fini, tandis que celui de Zola ne fait encore que commencer. Voilà pourquoi je reviens de Médan.
C’est un petit village qui compte à peine 180 habitants, admirablement situé sur un coteau, au milieu des vignes. De tous côtés, une vue splendide, d’une immense étendue : l’aqueduc de Marly et les clochers de Mantes. Au bas de la colline sur laquelle les champs d’avoine jettent leur moquette grise, coule la Seine, très large en cet endroit, très belle, presque limpide, une Seine inconnue aux autres environs de Paris. Vraiment, on ne peut rien souhaiter de plus calme, de plus pittoresque, de plus poétique que ce coin de pays, ignoré du Parisien avec son ravissant château Henri III, très artistiquement restauré, appartenant à M. Delmas, l’ancien député, et sa petite église, devant laquelle les coquelicots et les pâquerettes parent les croix de bois d’un cimetière abandonné. Un chemin ombragé de frênes descend en tournant vers la rivière. C’est de ce chemin, et surtout du pont de chemin de fer qu’il traverse, qu’on domine la propriété de M. Zola, ouverte à tous les regards.
Le jardin en pente s’arrête au chemin de fer. Pas d’arbres sur ce bout de terrain, ou des arbres si petits qu’ils ne sauraient compter, mais une basse cour, une tonnelle dans le genre de celles qu’on admire chez les marchands de vin, un potager, des châssis pour les salades, des cloches à melon et un perroquet sur son perchoir. La maison, très grande, carrée, avec terrasse à l’italienne, paraît trop massive, trop sérieuse pour les mille mètres de jardin sans arbres qui l’entourent. On l’admirerait peut-être dans un grand parc, au bout d’une immense pelouse, mais on ne s’explique pas sa présence au milieu d’un champ de pommes de terre.
D’ailleurs, quand Zola s’installa à Médan, ce fut comme locataire, dans une maisonnette plus que modeste appartenant à d’anciens domestiques du château. Un jour, il eut l’idée d’acheter la maisonnette. Elle lui coûta une dizaine de mille francs : une bagatelle. « Avec quelques milliers de francs de plus, se dit-il, j’en ferai quelque chose de très convenable. » Et il alla consulter un architecte. L’architecte trouva la maison bien petite. On n’arriverait jamais à l’agrandir suffisamment. Ce serait bien plus simple d’en construire une autre à côté. C’est ce qu’on fit. M. Zola dépensa plus de cent mille francs pour tirer parti d’une masure qu’il avait achetée dix mille. Aussi sa demeure a-t-elle un aspect opulent ; elle se voit de loin ; elle parle aux populations du succès de l’Assommoir et des triomphes du naturalisme ; c’est une réclame en mœllons et en briques à l’éditeur Charpentier !
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Ce qui me la gâte, c’est le petit potager qui lui sert de jardin d’agrément, c’est son luxe de berceaux et de tonnelles, c’est son manque absolu d’originalité et de cachet artistique. Comme je m’éloignais, me plongeant dans ce ravissant tunnel de verdure qui descend à la Seine, je me mis à rêver. Au lieu d’avoir fait le tour de la maison de Zola, il me sembla que j’y étais entré. J’avais vécu pendant toute une journée avec le Pontife du Naturalisme et avec ses Apôtres, avec tous les héros des Soirées de Médan, tels que me les représentait la propriété où ce livre a été conçu.
C’était un dimanche. Le maître s’était levé de bon matin pour arroser ses salades, un peu jaunies par le soleil. Costume complet de flanelle blanche, un panama de quinze sous et des sabots. À côté de lui, un jardinier jardinait ; il remuait un gros tas de fumier qu’il étendait sur la terre, puis, de temps en temps, il y mettait la main. Zola le regardait avec dégoût. « Comme l’habitude de travailler le fumier rend ces gens-là malpropres ! » se disait-il. Puis il ajoutait tout haut : « Dépêchez-vous, père Jean, j’attends du monde ! »
Le monde arrivait, en effet. C’était Huysmans, portant sous le bras un gros melon qu’il avait acheté à la gare Saint-Lazare ; Léon Hennique qui avait cueilli un bosquet des champs pour la châtelaine ; Guy de Maupassant, couvert de poussière, qui disait :
« C’est très joli la campagne, mais on n’arrose pas assez !
– Et Céard ? demande Zola, où donc est Céard ?
– Il pêche. Il a juré qu’il nous rapporterait une friture pour déjeuner.
– Bravo ! Venez voir le poulailler. J’ai des poussins éclos d’hier.
– Pas de fruits malheureusement, dit Paul Alexis, en jetant un coup d’œil sur le verger.
– J’ai des fraises… Les fraises ont donné… On ne sait pas ce que c’est que des fraises quand on ne les mange pas aussitôt cueillies… Ah ! et des petits pois… j’aurai des petits pois quand personne n’en aura plus. On ne sait pas ce que c’est que des petits pois quand on ne les mange pas aussitôt cueillis… »
On visite le poulailler, on essaie de faire parler le perroquet, on monte dans l’atelier qui sert de cabinet de travail et là, en présence du splendide panorama qu’on a à ses pieds, on déclare qu’on se croirait à mille lieues de Paris. Un coup de cloche : c’est le déjeuner.
« Où est Céard ? On réclame la friture de Céard ? »
– Céard est revenu bredouille. Ça n’a pas mordu. Mais il sera plus heureux dans l’après-midi. Pauvre Céard ! On blague Céard.
« Déjeunons, messieurs !
– II n’y a rien qui vous donne appétit comme le grand air ! déclare Léon Hennique.
– Mes amis, fait observer Zola quand on est à table, des œufs de mon poulailler, des œufs de ce matin !
– Voilà ce qu’on ne peut avoir qu’à la campagne ! ajoute de Maupassant.
– On ne sait pas ce que c’est que des œufs, conclut Zola, quand on ne les mange pas en sortant du poulailler ! »
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Le café se prend dehors, sous la tonnelle que la vigne n’a pas encore eu le temps de tapisser. On regarde passer les trains et on s’essuie le front ruisselant de sueur, en s’écriant :
« Mon Dieu, comme il doit faire chaud à Paris ! »
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Un coup de cloche c’est le dîner. « Où est Céard ? On réclame la friture de Céard ! » Céard revient bredouille. On blague Céard. Et comme on sert un magnifique homard, tout le monde s’écrie :
« Voilà la pêche de Céard !
– Mes enfants, propose Zola, après dîner, nous irons sous la tonnelle voir le coucher du soleil.
– Parfait !
– Ce sera délicieux.
– On est si bien ici !
– On se croirait à mille lieues de Paris ! »
L’apothéose du soleil couchant est saluée par les cris de joie de toute la société.
Peu à peu la campagne devient noire. Au loin, dans ces ténèbres, s’allument des points rouges.
Alors, le Pontife, d’une voix solennelle, s’écrie :
« Et dire que partout… autour de nous… dans ces maisons dont nous voyons les lumières, il y a des bourgeois qui élèvent des poules, pêchent à la ligne, regardent pousser leurs petits pois… et qui se figurent qu’ils sont à la campagne !.. »
Un Monsieur de l’orchestre.
(in Le Figaro, journal non politique, vingt-sixième année, troisième série, n° 204, jeudi 22 juillet 1880)
Caricatures de Zola : 1. André Gill, « Le Pot-Bouille à Zola, » in La Nouvelle Lune, 20 avril 1882 – 2. Albert Robida, « Doux rêve, » in La Vie parisienne, « Les Auteurs concentrés, » 30 juin 1888. – 3. Georges Hem, « Émile Zola soumet à ses ordinaires auditeurs ses idées sur l’anonymat dans la presse, » in Chronique amusante, 5 octobre 1893