GEVAUDAN
 

Dans le village de Lozère, où, depuis quelques années, je vais, aux vacances, prendre un mois de repos, j’ai souvent entendu parler de la Bête du Gévaudan.

Son nom ne m’était pas complètement inconnu ; il avait jadis frappé mes oreilles, au cours des récits plus ou moins terrifiants que, dans mon enfance, me faisait la vieille domestique commise à ma garde. Comme plusieurs d’entre vous, j’ai lu, il y a quelques quelques mois, dans un de nos magazines illustrés (1), le très intéressant article que lui a consacré M. G. Lenôtre, ce merveilleux évocateur des choses d’autrefois. – Les éléments de cet article ont été empruntés à un livre publié en 1889 par l’abbé Pourcher, curé de Saint Martin-de-Boubaux, en Lozère, livre dans lequel se trouvent réunis tous les documents qui concernent la Bête du Gévaudan.

Je me suis reporté au curieux volume de l’abbé Fourcher (2), que possède notre Bibliothèque municipale ; j’ai consulté quelques autres publications consacrées à ce fait extraordinaire. (3)

De tout ce que j’ai lu, comme de ce que j’avais entendu dire, j’ai retiré cette impression que la Bête du Gévaudan n’a jamais existé. – C’est ce que je m’attacherai à démontrer dans la première partie de cette communication.

Cependant l’histoire de la Bête du Gévaudan ne remonte point aux temps lointains de la Tarasque et autres animaux fantastiques. Un peu plus vieille il est vrai, que le Constitutionnel et le Grand Serpent de Mer, la Bête vivait, – si tant est qu’elle ait vécu, – dans la seconde moitié du XVIIIe siècle ; c’est de 1764 à 1767, à une époque relativement peu éloignée de nous, que se sont accomplis ses sinistres exploits et ses redoutables ravages.

Sur elle nous possédons, par conséquent, mieux que des complaintes populaires et de vagues récits transmis par la tradition ; il y a, la concernant, des faits réels, des faits positifs. – Leur interprétation constituera l’objet de ma seconde partie.

Mais avant d’aborder les deux points de ma thèse, je dois en quelques mots rappeler l’histoire de la Bête du Gévaudan.
 
 

*

 
 

Sa première apparition remonte au mois de juin de l’année 1764. – Un des premiers jours de ce mois, une femme de Langogne qui était allé garder son troupeau dans les environs, rentra le tablier et le corsage en lambeaux. Folle de peur, elle raconta qu’elle venait d’être assaillie par un animal monstrueux, qui avait mis les chiens en fuite et dont elle avait été sauvée grâce à ses bœufs, vaillamment groupés autour de leur gardienne. – Beaucoup pensèrent qu’il s’agissait d’un gros loup, peut-être d’un loup enragé, que dans sa terreur la bergère avait mal vu et l’on n’en parla plus.

Mais, quelques semaines plus tard, du 3 juillet au 19 octobre, d’abord dans la vallée de l’Allier supérieur, puis dans plusieurs localités de la partie nord du département actuel de la Lozère, plus spécialement, des femmes, des fillettes, des garçonnets sont attaqués, blessés ou tués. Quand on découvre dans les champs les cadavres des tués, ils sont horriblement mutilés et à peine reconnaissables.

La terreur commença à s’emparer des habitants de la Margeride. – Pour débarrasser le pays du monstre auquel on rapportait ce carnage, battues sur battues sont organisées par les paysans seuls d’abord, puis par les paysans et les dragons que l’autorité, mise en mouvement, envoie camper à Saint-Chély et dans les environs. À un moment, une véritable armée de 20000 paysans se trouvait en campagne.

Et, tandis que les dragons du roi, commandés par le capitaine Duhamel, les paysans conduits par leurs seigneurs, les meilleurs veneurs du pays, M. de Lafont, syndic de Mende, M. de Moncan, commandant des troupes du Languedoc, M. de Morangiés, Mercier, le plus hardi chasseur du Gévaudan, un louvetier célèbre accouru de Normandie, M. Denneville… battaient le pays dans tous les sens, la Bête, l’infernale Bête, défiant les balles et le poison, continuait ses horribles ravages : au bout de six mois, on lui attribuait, sans compter les blessés et les estropiés, soixante victimes !

Elle semblait posséder le don d’ubiquité : on la voit presque au même moment en des endroits si distants qu’on n’arrive pas à s’expliquer la rapidité de sa course et, à une époque, certains accidents similaires s’étant produits aux environs de Soissons, on publia partout que la Bête du Gévaudan ravageait à la fois l’Auvergne et la Picardie.

À défaut d’autres, ces battues continuelles eurent pour résultat de débarrasser la région d’un grand nombre de loups : 152 en deux ans. Quant à la Bête, elle paraissait invulnérable.

À plusieurs reprises, on crut l’avoir atteinte. Cinq paysans du Malzieu, qui la tirèrent par un jour de grosse neige, la voient tomber en poussant un grand cri ; mais elle se relève aussitôt et disparaît. – Une autre fois, à la nuit tombante, la Bête, traquée dans un bois puis débuchée, est fusillée de tous côtés ; blessée à mort, croit-on, elle s’enfonce en clopinant dans un bosquet, où nul ne doute qu’on la retrouvera le lendemain ; mais les recherches exécutées à l’aube par deux cents hommes restèrent vaines.

Le découragement était immense ; les travaux des champs étaient délaissés, les routes désertes ; les gens ne sortaient de chez eux qu’en groupes et bien armés ; toute la population vivait dans la terreur du mystérieux animal. – L’évêque de Mende, Mgr de Choiseul-Beauprè, consacra un mandement à cette désolation publique ; et des oraisons furent ordonnées dans toute l’étendue du diocèse.

Il fallait en finir. Ce fut l’avis du roi et de ses ministres, un peu mortifiés par l’échec des dragons. – Ordre fut donc donné par Louis XV à son premier porte-arquebuse, M. Antoine de Beauterne, de partir tout de suite pour le Gévaudan et de rapporter, coûte que coûte, la dépouille de la terrible Bête.

M. de Beauterne vint, avec ses gardes, ses valets et ses limiers, s’établir à Saugues, d’où il organisa plusieurs reconnaissances qui tout d’abord restèrent sans résultat. Mais au bout de trois mois, le 21 septembre, aussi brusquement qu’officiellement, on apprit qu’au cours d’une pointe poussée en Auvergne, dans les bois de l’abbaye des Chazes, la Bête avait été tuée par l’habile premier porte-arquebuse. Son cadavre, après avoir été montré à sept ou huit enfants de Saugues qui avaient eu affaire à elle et reconnu par eux, fut empaillé à Clermont et expédié à Fontainebleau, où se trouvait la Cour.

C’était un loup de forte taille, pesant cent trente livres, mesurant cinq pieds six pouces de longueur et possédant des dents et des pattes énormes ; mais ce n’était qu’un loup.

On n’en donna pas moins un grand retentissement à cette mort, qui semblait devoir à tout jamais débarrasser le Gévaudan du monstre qui le terrorisait. À Versailles, où le roi se moqua beaucoup de la crédulité de ses bons montagnards, on déclara l’affaire définitivement close.

De fait, pendant quelques mois, la Bête ne se montra plus.
 
 
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Mais, dès les premières neiges, ses sanglantes randonnées recommencèrent ; à partir de janvier 1766, elle se signala à nouveau par des attaques presque quotidiennes sur des femmes et des enfants, à Bresseyre-Sainte-Marie, à Lachamp, à Saint-Privat-du-Fau, à Marcillac, à Jullianges, à Pébrac… et après, comme avant, sa disparition officielle, sur les registres de plusieurs paroisses de la Lozère on retrouve ces sinistres mentions, consignées par le curé : « J’ai enterré dans le cimetière du village les restes de …, dévoré par la bête qui parcourt le pays ; » ou encore : « Acte de sépulture du corps de …, mangé en partie par la Bête féroce. »

Les habitants du Gévaudan vécurent pendant dix-huit mois encore dans l’épouvante. – De la Bête ils ne furent, en effet, définitivement délivrés que le 19 juin 1767.

Ce jour-là, Jean Chastel, dit La Masque, dont le nom est célèbre en ces contrées, un des plus rudes et des plus vigoureux parmi les chasseurs de la bande organisée par le marquis d’Apcher, était parti, tout seul, à la Sogne-d’Auvert, près de Saugues, avec son fusil chargé de deux balles bénites, lorsqu’il vit venir à lui la Bête, la vraie Bête. Tranquillement, Chastel, qui lisait les litanies de la Sainte Vierge, termine ses prières, puis referme son livre, le met dans sa poche, retire ses lunettes et les plie dans leur étui. La Bête ne bouge pas ; elle semble attendre. Le chasseur, qui l’a fort bien reconnue, la vise à l’épaule et tire. La Bête reste immobile. Accourus au bruit du coup de fusil, les chiens de M. d’Apcher se précipitent sur elle, la renversent, la déchirent : elle était morte.

Telle est brièvement résumée, l’histoire de la Bête du Gévaudan, dont je vais maintenant m’attacher – et ce sera, je crois, œuvre facile – à démontrer la non-existence.
 
 

*

 
 

Ceux qui l’ont vue vivante et agissante la dépeignent de la façon suivante :
 

C’était un animal de la taille d’un veau ou d’un âne. Il avait le poil rougeâtre avec, sur le dos, une barre noire depuis les épaules jusqu’à la queue ; la tête énorme et assez semblable à celle d’un cochon ; la gueule toujours béante ; les yeux étincelants ; les oreilles courtes et droites, comme des cornes ; le poitrail blanc et fort large ; la queue longue et fournie, avec le bout blanc et très gros ; les pattes de derrière fort grosses et fort longues ; celles de devant plus courtes et couvertes d’un long poil ; six griffes à chaque patte. Certains disaient que les pieds de derrière étaient garnis de sabots, comme ceux d’un cheval. – Pierre Blanc qui la vit de très près (je reviendrai plus loin sur les détails de cette rencontre) remarqua qu’elle paraissait « toute boutonnée sous le ventre. »
 

Ses mœurs, sa manière d’être, sa physiologie sont aussi surprenantes que son anatomie.

J’ai déjà fait allusion à la facilité et à la rapidité de ses déplacements ; dans le même jour, presque à la même heure, on pouvait constater sa présence en des endroits distants l’un de l’autre de sept et huit lieues.

Nous avons vu aussi qu’elle s’attaquait à peu près exclusivement aux femmes et aux enfants.

Quant à ses victimes, elle se comportait à leur endroit de façons très diverses. Les unes sont déchirées et dévorées, comme le ferait une bête féroce, un tigre ou un loup affamés ; mais c’est là la très petite exception. Le plus souvent, la Bête abandonnait le cadavre de ses victimes, se contentant de les mutiler, de sucer leur sang, et, après leur avoir ouvert les flancs, d’arracher le cœur, le foie et les entrailles : ainsi sont trouvés affreusement déchirés et à peine reconnaissables les corps de trois garçons de moins de quinze ans appartenant au village de Chayla-l’Évêque, d’une femme d’Arzenc, d’une fillette fillette de Thors, d’un berger de Chaudeyrac, d’une jeune fille de 20 ans ramassée dans une prairie aux environs de Saint-Alban, et de tant d’autres dont je parlerai plus loin. À une bonne vieille du village de Broussotes, Marguerite Oustalier, la Bête, après l’avoir tuée, avait enlevé toute la peau du visage.

Parfois même, elle mettra une certaine coquetterie dans ses meurtres, et visera à la farce macabre ; quand on découvrit les restes de Gabrielle Pélissier, une pauvre petite première communiante du village de Clause, le monstre avait si proprement arrangé la tête coupée, les vêtements et le chapeau, qu’au premier abord, on crut l’enfant simplement endormie.

Aussi bien, cette étrange Bête a des bizarreries comme une femme ; et ma comparaison ne vous paraîtra point trop forcée, si l’on se reporte à la déclaration de ce paysan qui assurait « l’avoir entendue rire et parler. » Elle jouait la bonne fille : c’est ainsi qu’il lui arrivait de se dresser sur son derrière, de faire « de petites singeries, » auquel cas elle paraissait « gaie comme une personne, » feignant de n’avoir aucune méchanceté. – Ce côté quasi humain de la Bête se manifeste encore lors de sa rencontre avec Jean-Pierre Fourcher, de Jullianges : après avoir essuyé ses deux coups de feu, elle s’enfuit en faisant « un bruit semblable à celui d’une personne qui se sépare d’une autre après une dispute. »

Elle affectionnait de venir, le soir, dans les villages poser ses pattes de devant sur l’appui des croisées et regarder dans les cuisines. À plusieurs reprises, des mères, gourmandant leurs enfants et les menaçant de la Bête, la virent dans cette attitude, sans qu’on puisse comprendre par qui et comment elle avait été prévenue.

Pour saisir sa proie, la Bête se dissimule sous un rocher, derrière un buisson, dans un champ de blé, puis saute dessus en bondissant ; d’autres fois, après l’avoir découverte, elle court vers elle ventre à terre, en rampant comme un serpent.

Elle sait, d’ailleurs, le cas échéant, recourir à la ruse ; à plusieurs reprises, il lui arriva de s’amuser avec les agneaux, pour attirer les enfants qui les gardaient et qui s’étaient enfuis à sa vue ; si cela ne suffisait pas, elle les faisait souffrir, afin que leurs bêlements plaintifs obligeassent les enfants à quitter leur retraite. – L’artifice dont elle usa avec le vacher de Redon témoigne encore de son ingéniosité : après avoir vainement cherché à le surprendre, en faisant semblant de fuir puis en fondant brusquement sur lui, elle fut s’embourber et vint ensuite se secouer auprès de lui en lui jetant de la boue dessus, afin de lui faire tourner le dos, et profiter du moment pour le saisir. Le vacher s’étant tenu tout le temps sur ses gardes, cette ruse resta heureusement sans succès.

Dernier détail : quand la Bête était poursuivie, elle traversait les rivières en deux ou trois sauts ; mais quand elle avait le temps, on la voyait marcher sur l’eau, sans se mouiller.

Cherchons parmi les animaux répandus à la surface du globe. Nous n’en trouvons point de qui ne se différencie la Bête du Gévaudan. En est-il un parmi eux, dont les mœurs et les habitudes rappellent les habitudes et les mœurs de cette étrange Bête ? Quel féroce habitant des jungles de l’Asie ou des déserts de l’Afrique s’est jamais comporté, à l’endroit de ses victimes, comme elle se comportait ? – Par sa physiologie, comme par son anatomie, cet animal extraordinaire, surgi tout à coup en plein pays de France, au cœur du Massif central, reste un être d’espèce absolument unique, sans aucun lien qui permette de le rattacher aux êtres vivants autour de lui ou ayant vécu avant lui.

Pour croire à cette erreur de la nature, pour admettre cette déconcertante anomalie, il nous faudrait, à tout le moins, un document présentant les garanties exigées par la science. Or ce protocole d’autopsie un peu détaillé, cette description aux renseignements précis, qui auraient pu entraîner les convictions, nous font complètement défaut.

La Bête, tuée par Jean Chastel, fut tout d’abord portée au château de Besque. Là, elle fut soumise aux manipulations d’un mauvais chirurgien apothicaire de Saugues, Boulanger, surnommé, par dérision sans doute, Lapeyronie, lequel, chargé de l’embaumement, se contenta de sortir les entrailles et de les remplacer par de la paille. On la garda douze jours, pour satisfaire la curiosité des gens du voisinage, qui venaient la voir. C’est seulement alors que Chastel, avoir placé le cadavre dans une caisse, se mit en route pour Versailles, afin que les savants se prononcent. Mais quand il y arriva, la Bête était dans un tel état de putréfaction (le voyage s’était effectué pendant les chaleurs d’août), qu’il fallut l’enfouir au plus tôt, sans que personne ait eu le courage de l’examiner. (4)

Ainsi, la Bête du Gévaudan, qui, de son vivant, n’a jamais été vue, il semble bien, par un homme de sang-froid, n’a point été examinée, après sa mort, par un homme de science !

De cet être isolé dans la nature, nous sommes dès lors autorisé à nier l’existence. J’aurais, j’en suis certain, mauvaise grâce à insister plus longtemps pour vous rallier à cette opinion : la Bête du Gévaudan doit être rangée parmi les monstres de la Légende et de la Fable.
 
 

*

 
 

Que cet animal de légende ait été vu, il y 150 ans, par les habitants de la haute Lozère, cela n’est point pour surprendre le psychologue et le médecin. Ils n’ignorent pas ce que peuvent les imaginations surexcitées ; ils savent le rôle de la suggestion et connaissent bien cet espèce de délire qui peut s’emparer des collectivités, que l’on décrit sous le nom de folie des foules. L’histoire nous en fournit de nombreux exemples.

Il avait frappé les cerveaux aux approches de l’an mil.

Plus près de nous, Taine a admirablement décrit cette anxiété sourde, cette crainte vague qui, aux premiers temps de la Révolution, se répand dans les villes et les campagnes et se traduit à certains moments par des explosions de folie collective comme à Angoulême, où brusquement toute une population s’assemble en armes pour lutter contre 15000 prétendus bandits, que l’on croit découvrir dans le tourbillon de poussière soulevé par le courrier se rendant à Bordeaux ; comme dans plusieurs villages, à dix lieues aux environs, où le même fait se produit ; comme en Auvergne, où il suffit du récit d’une fille ayant rencontré deux hommes étrangers au pays, pour que des paroisses entières se sauvent la nuit dans les bois, abandonnant leurs maisons, emportant leur meubles, foulant aux pieds et abîmant leurs propres moissons.

C’est d’un pareil délire que furent atteints, en 1764, les habitants de l’Auvergne et du Gévaudan.

Sa genèse est, au demeurant, facile à reconstituer. Une bergère de Langogne rentre un jour affolée, racontant qu’elle a été assaillie par un animal inconnu : à cela on n’attache pas, d’abord, grande importance. Mais peu après, de-ci, de-là, dans les bois, dans les champs, sous le hangar de fermes isolées, on trouve des corps de femmes et d’enfants atrocement mutilés. Trop souvent, certes, au cours des longs et froids hivers qui règnent sur le Plateau Central, la population a été victime de loups rendus féroces par la faim. Mais jamais, au grand jamais, de mémoire d’anciens, on n’avait vu pareille hécatombe.

Là-dessus, les imaginations travaillent et s’exaltent. Devant la porte de l’église, le dimanche, à la sortie de la messe, sur le Foiral où l’on vient vendre et acheter des bestiaux, aux veillées du soir autour de l’âtre, tandis que la neige tombe à gros flocons, on se raconte ces morts qui se multiplient tous les jours, on en commente les circonstances étranges, on cherche des explications. – Et alors revient dans les mémoires le récit de la bergère de Langogne. Non, ce n’est pas la peur qui lui avait troublé la tête, comme on l’avait cru tout d’abord ; elle avait bien vu, la pauvre fille, lorsqu’elle racontait qu’elle avait été assaillie par une bête extraordinaire. Seul un être absolument à part, seul un monstre pouvait commettre d’aussi nombreux et d’aussi horribles méfaits.

Et voilà l’idée qui pénètre dans le cerveau simpliste et crédule de l’habitant du Gévaudan, et qu’aucun raisonnement n’en pourra déloger. La peur fera le reste.

Désormais, comme ce Jean-Pierre Pourcher, de Jullianges, homme courageux à l’ordinaire cependant, qui, après avoir aperçu le monstre par l’étroite fenêtre de son hangar, à la nuit tombante, raconte avoir été pris d’une « espèce de frayeur, » et reste convaincu qu’à moins d’un miracle tous les habitants du Gévaudan sont destinés à être mangés ; comme le père du petit Jean Châteauneuf, de Grèzes, à qui l’animal se montre le lendemain du jour où son fils a été déchiré et pendant qu’il le pleure ; désormais, tout le monde est prêt à voir la Bête et à la reconnaître. – On la verra et la reconnaîtra dans l’animal traqué, fuyant sous la futaie d’un bois. On la verra et on la reconnaîtra quand, dans la nuit tombée, se profilera la silhouette et brilleront les yeux d’un loup rôdant, autour de la ferme ou du village, en quête d’une proie. On la verra et on la reconnaîtra quand, à la pâle clarté de la lune, se projettera sur la blancheur de la neige l’ombre démesurément agrandie de quelque inoffensif quadrupède, veau, âne, chèvre, échappé de son écurie. On la verra et on la reconnaîtra dans la figure du vagabond ou du voisin, avançant la tête dans l’encadrement de la fenêtre pour jeter un indiscret coup d’œil, pour envoyer, au retour des champs, un bonsoir amical, pour faire la grosse voix et joindre ses gronderies à celles de la mère irritée contre ses enfants.

Chacun rapporte sur la Bête un détail recueilli au cours de ces rapides et terrifiantes visions. Ainsi, peu à peu, le monstre prend forme ; et finalement, de pièces et de morceaux, il se trouve constitué comme on l’a vu plus haut : avec sa tête énorme rappelant celle d’un cochon, ses oreilles courtes et droites, sa gueule toujours béante, son poil rougeâtre, son poitrail blanc et large, sa queue longue et fournie, ses sabots comme ceux d’un cheval, sa taille d’un âne ou d’un veau.

Et c’est sous cette forme que, de Marvéjols à Saugues et de Langogne au Malzieu, les habitants, suggestionnés et terrorisés par une série de morts vraiment effrayantes, ont vu cette fameuse Bête du Gévaudan, cet animal fantôme, produit de l’imagination l’imagination par la peur.
 
 

*

 
 

Mais il y a les faits, faits réels et indéniables, qui ont donné naissance à la légende.

Il y a ces gens attaqués, comme le petit André Portefaix et ses six camarades, comme Marie-Jeanne Vallet, comme Guillaume et Jean-Baptiste Bergougnoux, et bien d’autres.

Il y a ces blessés, rentrant au village mordus aux joues et au bras, comme la fillette de Fontan ; la peau du crâne et la poitrine lacérées, comme le jeune homme du Pouget ; l’oreille gauche et le bout du nez emportés, comme la jeune fille de la paroisse de Saint-Just ; le cuir chevelu détaché, comme Catherine Boyer de la paroisse de Lastic, toutes les deux soignées à l’hôpital de Saint-Flour.

Il y a ces rencontres et ces corps-à-corps, comme celui de Pierre Blanc.

Il y a, enfin, ces nombreux cadavres ramassés sur tout le territoire de la Margeride, ces restes pieusement ensevelis dans les humbles cimetières du Gévaudan.

Ces faits, voici le moment venu de les expliquer et de les interpréter.

Des exploits imputés à la Bête, il faut faire plusieurs parts ; ils sont loin, en effet, d’avoir tous même origine et même auteur :
 

1° Dans un premier groupe doivent entrer les attaques et les blessures par un animal, ainsi que les très rares victimes, dont les cadavres ont été véritablement dévorés en tout ou en partie. Ce sont tous là méfaits qu’il est parfaitement légitime d’attribuer à des loups enragés ou simplement talonnés par la faim. – La chose n’était point exceptionnelle à l’époque dans le Massif Central, où les loups vivaient nombreux, où, comme on l’a vu plus haut, en moins de deux ans, cent cinquante-deux de ces animaux furent tués au cours des battues organisées contre la Bête.

Ainsi, d’ailleurs, en jugea-t-on lors de sa première apparition. Mais quand, devant la multiplicité des morts, les esprits, frappés d’épouvanté, se furent butés à l’idée d’un animal extraordinaire, l’on rapporta à ce monstre ce qui n’était que l’œuvre de vulgaires loups.

Le jeune garçon du Pouget, rentrant au village avec la peau du crâne déchirée, et si ému qu’il resta quelque temps « comme imbécille, » ne douta point qu’il avait eu affaire à la Bête. – De même, cette femme de la paroisse de Chauchailles, blessée à la lèvre supérieure et au visage, en voulant sauver un de ses moutons saisi par un loup. – Et pas davantage le petit André Portefaix, de Chanaleilles, ainsi que les quatre garçonnets et les deux fillettes qui l’accompagnaient, lorsqu’ils furent attaqués le 12 janvier 1765. Il faut lire le récit de leur aventure en se reportant à leur état d’âme.
 
 
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Tous les sept quittent le village, si hantés par l’idée de la Bête, si convaincus qu’ils la verront, qu’ils s’étaient armés, par précaution, de bâtons à l’extrémité desquels ils avaient fiché des lames de couteaux. Ils étaient dans la montagne, quand, tout à coup, une des petites filles pousse un cri et annonce que la Bête est là. Autour du groupe des enfants réunis par Portefaix, que ses douze ans et son courage faisaient l’aîné et le chef de la bande, l’animal tourne la gueule ouverte puis, s’élançant, saisit un des garçonnets à la gorge et cherche à l’emporter ; mais, attaqué hardiment par Portefaix, il l’abandonne après lui avoir arraché la joue. Au cours d’une seconde attaque, après avoir renversé l’une des fillettes d’un coup de son museau, il prend par le bras un autre petit garçon, Jean Veyrier, et l’entraîne. De nouveau, tandis que ses compagnons piquent la Bête avec leur bâton, cherchant à lui crever les yeux ou à lui couper la langue, l’héroïque André Portefaix se jette contre elle et cogne à grands coups sur le groin du monstre, qui recule, se secoue et s’enfuit en lâchant sa proie. – Ainsi ferait un loup aussi vigoureusement harcelé.

Si l’exploit d’André Portefaix eut le plus grand retentissement et valut à son auteur d’être élevé aux frais de l’État chez les Frères de Montpellier, d’où, après de brillantes études, il entra comme officier dans le corps royal de l’artillerie coloniale, il ne fut point le seul.

Attaquée en se rendant à Broussous, Marie-Jeanne Vallet, de Paulhac, fille forte et hardie, ne fit pas moins bonne contenance : elle parvint à mettre l’animal en fuite, après lui avoir porté de toute sa force, dans la poitrine, un coup de la baïonnette dont elle était armée. – Jean Teyssèdre, âgé de 16 ans, de la paroisse de Pinols, en Auvergne, sauva, après avoir été blessé lui-même, un domestique de son père, garçonnet de 11 à 13 ans, que l’animal tenait par le cou et était en train d’emporter. En raison de l’obscurité, il ne put pas bien en distinguer les détails ; il lui parut seulement fait comme un chien et de la grosseur d’un loup. – Près des deux villages de Hontés-Haut et de Hontés-Bas, dans la Margeride, le jeune Couret, âgé de 13 ans, se précipitant avec sa baïonnette au bout d’un bâton, défendit, de même, son petit camarade Vidal Tourneix, qui, sans son prompt secours, aurait été infailliblement dévoré.

Naturellement, quand ces enfants, attaqués par des loups, racontent, de retour au village, la terrible lutte, d’où ils sortent tout frémissants, ils sont unanimes à déclarer que c’est la Bête, la « vraie Bête, » qui les a assaillis.
 

2° À la Bête, on a attribué encore certains actes qui ne sont que le fait de plaisants, de mauvais farceurs, de ces gens toujours prêts à exploiter ce besoin de mystérieux, qui sommeille dans bien des âmes, et particulièrement dans les âmes faibles.

On en trouve toujours, même au milieu des circonstances les plus tragiques. Et parmi les chasseurs accourus d’un peu partout, quelques-uns songeaient bien plus à passer gaiement leur temps, qu’à battre le pays par le froid et par la neige. C’est à leur propos que M. de Morangiés écrivait en date du 3 mai 1765 : « Le sort de notre malheureux pays se décide au Malzieu par ces aventuriers, au milieu des pots et des verres, et de concert avec tous les crapuleux de cette folle cité. »

Ils avaient beau jeu dans la région du Gévaudan, où les paysans, très isolés dans leurs montagnes et fort incultes, croyaient – il n’y a pas longtemps encore – aux jeteurs de sorts, aux sorciers, aux revenants et aux loups-garous. Il n’était guère de filles, de femmes, d’hommes même, regagnant, au soir, le hameau ou la ferme isolés, alors que le mystère de l’ombre et la solitude mettent un peu d’angoisse au cœur, qui n’aient rencontré, à l’orée d’un bois ou au carrefour d’un chemin, quelque grand fantôme blanc, dont le linceul, élevé par un bâton au-dessus de la tête, cachait un loustic de village, un pâtre ou un vagabond, en quête d’une bonne farce ou d’un mauvais coup.

Au moment où tout le Gévaudan vivait dans la terreur de la Bête, la situation était plus particulièrement favorable à ces exploiteurs de la faiblesse humaine. Se dresser contre le mur d’une maison, passer la tête dans la fenêtre, en poussant des grognements, tandis que le troupeau tremblant des bonnes femmes réunies autour du foyer se raconte les méfaits du monstre ou que la mère en menace ses enfants, constituait un moyen facile de « faire peur, » dont ils usèrent avec largesse.

Quelques-uns, plus fertiles en expédients, durent trouver mieux que ces procédés enfantins. Affublés de la peau d’un animal, bœuf ou veau, au poil roux et au poitrail blanc, ils se montrèrent de loin dans l’attitude d’un chien savant assis sur son arrière-train, exécutant des grâces un peu lourdes, – ce qui devait faire attribuer à la Bête ces façons étranges, ces « singeries, » « ces gaîtés, » qu’on lui reconnaissait dans ses bons jours.

C’est certainement un de ces ingénieux lurons, qu’avait approché le paysan qui assura avoir entendu rire et parler la Bête. – C’est encore l’un d’eux qui sauta sur le dos de cet homme de Marcillac, occupé à faucher du regain au clair de lune, et lui occasionna une telle frayeur, que, lorsqu’il fut rentré chez lui, il demeura évanoui pendant deux heures « sans connaissance et sans parole. » Et c’est aussi avec l’un d’eux, surpris inopinément, que Pierre Blanc engagea cette étrange lutte qui ne dura pas moins de trois heures et pendant laquelle, quand ils étaient trop essoufflés, lui et la pseudo-bête, ils se reposaient un peu, pour recommencer ensuite de plus belle : comme un être humain, d’ailleurs, la Bête se plantait sur ses pattes de derrière pour mieux allonger des coups de griffe ; et ainsi, Pierre Blanc put se rendre compte qu’elle « paraissait toute boutonnée sous le ventre. »

L’aventure arrivée à la fille Fournier, de Saint-Privat-du-Fau, n’est pas moins instructive. Cette fille, étant allée puiser de l’eau à la fontaine située au fond du village, était à peine courbée sur le réservoir qu’elle se sentit pressée sur les épaules et dans l’impossibilité de se redresser. Comme elle venait de voir, suivant le même chemin, un certain Jean Martin, ancien militaire qui avait servi aux armées pendant onze ans, elle ne douta pas que ce fut lui l’auteur de cette mauvaise plaisanterie, et l’interpella :

« Que voulez-vous faire, Martin ? Vous me ferez casser ma cruche et tomber dans l’eau. »

Jusque-là, rien que de très banal. Mais voici qu’ameutés par les appels réunis de Martin et de la fille Fournier, tous les habitants du village accourent et ont encore le temps d’apercevoir au loin, sur l’autre versant de la vallée, la Bête qui traversait les prés de la Sogne au levant de Péclergue. – Ce qui s’était passé, on le devine, sans que j’y insiste : comme le pickpocket qui, pour donner le change, crie : « Au voleur, » Jean Martin, se voyant découvert, se mit à crier de toutes ses forces « à la Bête » ; en même temps qu’il lui lançait, sans l’atteindre naturellement, un madrier, dont il était porteur. Il n’en fallait pas tant pour convaincre la fille Fournier la première, et, après elle, les paysans rassemblés, que c’était bien là encore un méfait du mystérieux animal. Quelque malheureux chien, fuyant ce vacarme, prêta corps à leur illusion.

En même temps que de mauvais plaisants, il y eut des simulateurs.

Non seulement une prime de 9400 livres, – somme considérable pour l’époque, – avait été promise par le roi à l’heureux chasseur qui abattrait la Bête, mais encore des indemnités étaient accordés aux personnes qu’elle avait attaquées et blessées.

Pour obtenir ces gratifications, des paysans n’hésitèrent pas à jouer le rôle de victimes du terrible animal. C’est ainsi que M. de Saint-Florentin dut, pour le bon exemple, faire mettre en prison pendant quelques jours un nommé Géraud, métayer du domaine de Boulan, qui, trois semaines avant, s’était présenté à M. de Tournemire avec plusieurs blessures reçues, à ce qu’il racontait, au cours d’une lutte soutenue contre le monstre. Son récit ayant paru louche, M. de Tournemire fit une enquête et découvrit la supercherie du paysan, lequel « était hyvrogne, et en cette année, ajoute le procès-verbal, les vins du Limousin sont fumeux. »

Pour un de ces simulateurs démasqués, combien d’autres dont les fraudes méconnues sont venues augmenter le nombre des méfaits mis sur le compte de la Bête du Gévaudan ?
 

3° Constituant un troisième groupe, restent ces cadavres trouvés affreusement mutilés ; ces corps de femmes, de garçonnets, de fillettes aux flancs ouverts, aux entrailles arrachées, aux membres disloqués, dont la découverte était bien faite pour frapper d’épouvante les habitants de la Margeride et de l’Auvergne. – Dans ces morts terrifiantes, je n’hésite pas, pour ma part, à voir l’intervention d’un être humain.

La chronique a eu – trop souvent, hélas ! – à enregistrer les sinistres exploits de ces fous meurtriers, bien étudiés, de nos jours, par les psychiatres et les médecins légistes. Il est, notamment, une catégorie d’individus, connus sous le nom de sadiques, qui ne vivent génitalement qu’en associant le plaisir vénérien à des actes de cruauté ou de violence. Si certains de ces pervertis se satisfont simplement en imagination par l’évocation ou la création soit mentales, soit contées, écrites ou peintes, de scènes de cruauté ; si quelques-uns se bornent à des violences réelles, mais légères, beaucoup ont besoin de l’effusion du sang : ce sont les sanguinaires (P. Ball), capables des forfaits les plus atroces, tels qu’assassinats avec égorgement, éventration, étripement, dépeçage, ablation des organes génitaux ; ce sont encore les vampires, qui augmentent leur plaisir en suçant le sang des plaies qu’ils ont faites ou en dévorant les chairs de leurs victimes (Dr Ch. Féré).

– Les noms de quelques-uns de ces criminels monstrueux sont restés tristement célèbres : l’histoire nous a transmis celui de Gilles de Laval, le fameux maréchal de Rais ; vous avez tous présents à l’esprit ceux de Jack l’Éventreur et de Vacher.

À un sadique assassin, il faut rapporter le plus grand nombre de ces morts qui, de 1764 à 1767, désolèrent le Gévaudan.

Qu’on veuille bien, tout d’abord, remarquer qu’il n’y eut point d’enquête médico-légale ; et partant, qu’aucun cadavre n’a été l’objet d’un examen un peu approfondi. Les restes de la victime sont ramenés dans son domicile et mis au suaire. Puis, comme cela eut lieu pour cette petite fille de 12 ans, du hameau de Pépinet, parents, amis, hommes, femmes, femmes, accourus des villages voisins, défilent devant eux, soulevant le voile qui les recouvre pour les regarder une dernière fois, mêlant leurs cris et leurs pleurs à ceux du père et de la mère et, après cette scène de désolation, le corps est conduit à sa dernière demeure, sans qu’une personne compétente ait été appelée à donner son avis sur la nature et l’origine des lésions dont il était porteur.

L’attribution à un animal des blessures et des mutilations constatées sur les cadavres ne repose donc sur aucun fondement sérieux.
 
 
GEVAUD1
 

Si les preuves médico-légales manquent aussi à la thèse que je soutiens, il existe, par ailleurs, plusieurs arguments qui plaident en sa faveur :

1° Chemin faisant, nous avons signalé combien il était rare que la Bête du Gévaudan dévorât le cadavre de ses victimes. – On conviendra que voilà un fait bien insolite, en complet désaccord avec les habitudes des carnassiers, même les plus féroces, qui ne tuent point pour tuer, et ne s’attaquent à l’homme que poussés par la faim ou par la nécessité de se défendre.

2° Nous avons vu aussi que les victimes de la Bête furent, à peu près exclusivement, des femmes, des fillettes et des garçonnets. – Ce sont là précisément les victimes ordinaires des crimes sadiques. Un animal, mû par de tels instincts de carnage, n’eût point opéré pareille sélection.

3° Plus encore méritent considération certaines constatations auxquelles ceux qui les firent alors ne semblent pas avoir attaché d’importance et qui, pour nous, ont, au contraire, une grande valeur.

Quand on découvrit, à la Clause, le corps de Gabrielle Pélissier, revêtu de son vêtement de première communiante, on vit qu’elle avait la tête coupée.

La fillette de 14 ans, du hameau de Mialanette, paroisse du Malzieu, trouvée morte le 8 février 1765, avait également la tête tranchée. – Dans ces deux cas, la section des cous était si nette, que ceux qui nous dépeignent la Bête du Gévaudan lui donnent des dents tranchantes et coupantes « comme des rasoirs. »

Le petit berger de Paulhac, ramassé le 18 avril 1765, avec les joues et les yeux arrachés, les genoux disloqués, disloqués, était saigné « comme l’aurait fait un boucher. »

Agnès Mourgues, âgée de 12 ans, avait, nous raconte le chanoine Ollier, curé de Lorcières, qui présida à ses obsèques, la tête coupée, le devant « des mamelles » mangé, quelques « ouvertures au bas-ventre » et ses vêtements étaient tellement mis en pièces, qu’elle semblait comme si elle venait de naître.

Le cadavre de Delphine Courtiol, femme d’Étienne Gervais, de Saint-Juéry, tuée dans son jardin où elle était allée cueillir des herbes, présentait, outre des lacérations au visage, une « ouverture aux mamelles. »

À une fille de 20 ans, trouvée dans une prairie aux environs de Saint-Alban, le monstre « avait bu tout son sang » et « arraché les entrailles. »

De même, il « suce tout le sang » et « arrache le cœur » à deux jeunes filles de Ventuejouls, et à une fille de Servillanges, paroisse de Venteuges ; cette dernière avait, de plus, la tête coupée.

Je pourrais encore allonger cette lugubre nomenclature. Telle quelle, elle me paraît amplement suffisante pour établir l’analogie parfaite entre les forfaits attribués à la pseudo-Bête du Gévaudan et ceux commis par les dégénérés sadiques, sanguinaires ou vampires. En la lisant, on évoque les égorgements de garçonnets et de fillettes opérés derrière les sombres murailles de Machecoul et de Tiffauges par les complices de Gilles de Rais, ainsi que les atroces mutilations des malheureuses tuées dans les bouges de Whitechapel par Jack l’Éventreur.

4° En faveur du crime humain, j’invoquerai un dernier ordre de faits.

Le 22 janvier 1765, près de Chabanolles, aux limites de l’Auvergne et du Gévaudan, on ramassa la tête décapitée de Jeanne Tanavelle ; le tronc, auquel les mamelles manquaient complètement, fut découvert le lendemain, « enfoui dans un champ, » à deux cents pas plus loin. – Les restes de la femme du nommé Chabannes furent également trouvés « enterrés. » – Et l’on soupçonna qu’il en fut de même pour une jeune fille de Lorcières, disparue un jour, sans qu’on ait jamais pu savoir ce qu’elle était devenue.

Ce souci de cacher les traces de ses meurtres n’appartient qu’à un être humain ; il dut venir un moment à l’esprit du fou monstrueux, dont le Gévaudan fut la proie, qui l’abandonna bientôt quand il se sentit assuré de l’impunité.

De nos jours, sur de pareils indices, un juge d’instruction, tant soit peu avisé, conclurait au crime, et ne manquerait pas de commettre un médecin expert pour lui en apporter la démonstration.

Si l’on accepte les explications que je propose, la plupart des particularités fort déconcertantes relevées dans l’histoire de la mystérieuse Bête du Gévaudan s’expliquent facilement. – Nous comprenons dès lors :

Pourquoi, quand une battue s’organisait dans une région, cet étrange animal, admirablement informé, transportait dans une autre le lieu de ses exploits.

Pourquoi les nombreux appâts empoisonnés, chiens, juments, agneaux, vaches, mous de bœuf, éponges enduites de graisse douce, semés dans tous les coins et dans tous les passages, avec une telle abondance que l’air en était empuanti, n’eurent pour effet que la mort de quelques louveteaux, mais furent absolument dédaignés par la Bête.

Pourquoi, pendant ces années qui remplirent de deuil le Gévaudan, il n’y eut pas plus de ravages parmi les troupeaux que pendant les années précédentes. Le curé de Lorcières s’efforçant de différencier d’avec un loup la « vraie Bête, » avait déjà, à l’époque, noté que « la Bête ne s’est jamais approchée des parcs aux brebis. »

Nous comprenons pourquoi, dans le même jour, presque à la même heure, on a pu constater sa présence dans des endroits très distants les uns des autres. Les méfaits simultanés de la Bête s’expliquent par la diversité de leurs auteurs.

On a vu qu’à un moment des accidents semblables s’étant produits aux environs de Soissons, on crut que la Bête ravageait à la fois l’Auvergne et la Picardie. – Il n’est point téméraire de penser que le sadique sanguinaire qui, de 1764 à 1767, terrorisa le Gévaudan a eu des imitateurs. Le grand retentissement que ces morts horribles eurent dans la France entière, et jusque dans les pays étrangers, était bien fait pour contagionner les esprits impressionnables et pousser dans la voie du meurtre quelques-uns de ces anormaux, de ces déséquilibrés, qui n’attendent qu’une influence occasionnelle.
 
 

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Qu’était la Bête du Gévaudan ? À cette question posée en tête de notre étude, nous croyons pouvoir maintenant répondre :

La Bête du Gévaudan n’a jamais existé.

À un animal imaginaire, on a rapporté ce qui était l’œuvre : 1° de loups ; 2° de mystificateurs ; 3° et surtout d’un fou sadique.
 
 

Dr P. PUECH

 
 

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(1) Lectures pour tous. Août 1910.
 

(2) Histoire de la Bête du Gévaudan, véritable fléau de Dieu, d’après des documents inédits et authentiques. Saint-Martin-de-Boubaux, chez l’auteur, 1889.
 

(3) La Bête du Gévaudan en Auvergne, par l’abbé Fr. Fabre. Saint-Flour, 1901. La Bête du Gévaudan, nouveaux documents publiés par Léon Pélissier. Annales du Midi, 1899.
 

(4) D’après M. Aug. André, dont la version est reproduite par l’abbé Fr. Fabre (La Bête du Gévaudan en Auvergne, p. 221) l’animal tué par Jean Chastel aurait été soumis à l’examen de Buffon, qui aurait déclaré que c’était un gros loup.
 
 

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(in Mémoires de l’Académie des sciences et lettres de Montpellier, section médecine, 2ème série, tome II, n° 4, 1911. L’article fera l’objet d’un tiré à part, et sera repris dans la Revue du Midi, vingt-cinquième année, tome XXXXIV, août et septembre 1911)