BOUCHER
 
 

Il arrive parfois, en furetant parmi les vieilles revues, de faire des découvertes pour le moins surprenantes. Ainsi, cet incroyable poisson d’avril paru le 20 avril 1917, quatre jours après le début de l’offensive du Chemin des Dames, dont la lecture rétrospective, singulièrement glaçante, nous paraît aujourd’hui dépasser de loin la portée d’un simple pamphlet anti-boche.

L’utilisation de cadavres de soldats comme ration alimentaire pour les troupes allemandes, – sous forme de cubes de bouillon concentré, – semble une curieuse anticipation du roman Make room! Make room! (1966) de Harry Harrison, adapté au cinéma par Richard Fleischer en 1973, sous le titre Soleil Vert.

Mais plus encore que l’humour grinçant de ce recyclage macabre, c’est la terrifiante mise en scène de cette industrialisation de la mort qui s’avère a posteriori extrêmement troublante. Les premières expérimentations sur des porcs, puis sur des détenus de droit commun, l’optimisation des voies ferrées et des wagons marqués à la craie, le double réseau de fils électrifiés protégeant les installations et les baraquements de l’usine, le tri rationnel des cadavres, la réutilisation de leurs effets personnels, l’emploi des chambres froides, enfin – et surtout – l’automatisation et la spécialisation des tâches : crocs à boucher et brosses mécaniques, autoclaves à vapeur, dépeçage et vidage automatisés des corps, dessiccation des os, extraction et raffinerie des graisses, aspiration des odeurs par ventilation électrique, – cette rationalisation extrême du processus de transformation des cadavres nous semble inévitablement condamnée à s’associer, dans l’esprit du lecteur contemporain, aux horreurs de la Solution finale.
 
 

MONSIEUR N

 
 
 
DELIKATESSEN TITRE
 
 
 

UNE FABRIQUE DE DELIKATESSEN EN ALLEMAGNE

 

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Ugolin della Gerardescu [sic], tyran de Padoue qui, enfermé dans une tour avec ses enfants, les mangea pour leur conserver un père, n’est rien à côté de l’usine de délicatessen allemande où l’on cuit des cadavres pour en faire des cubes de viande desséchée pour faire bouffer aux camarades. Aussi extraordinaire que cela paraisse, les faits sont rigoureusement exacts. La « Deutsche Abfall Verwertungs Gesellschaft, » société au capital de 5 millions de marks, met ses boches en cubes, et les fait distribuer sur le front sous forme de bouillon concentré.

Hâtons-nous de dire que la Deutsche Abfall n’avait pas été construite pour cet usage, mais uniquement pour tirer des cadavres les graisses, les savons et les huiles. Les dernières grèves d’Aix-La-Chapelle, de Berlin et d’Essen ont décidé de faire l’essai, sous forme de viande concentrée, des résidus de viande humaine, séchée par l’évaporation, pulvérisée et comprimée. On y ajoute ensuite diverses essences aromatisées, et enfin elles sont salées au sel de céleri qui leur donne un goût tout particulier.

Jusqu’à ce jour, les trains de soldats tués sur le front français n’avaient jamais dépassé la région de Liège. Ils étaient dirigés sur les hauts-fourneaux de Leraing, où ils étaient brûlés ; or, dernièrement on était surpris de voir ces trains prendre la direction de Gérolstein ; et, de plus, on remarquait que chaque wagon portait des lettres inscrites à la craie, D. A. V. G., c’est-à-dire Deutsche Abfall Verwertungs Gesellschaft, ce qui veut dire Usine pour l’utilisation des cadavres allemands. Trois usines sont en construction, dont une entièrement terminée et qui fonctionne à Gérolstein, pays chanté par Offenbach. Cette première usine a été construite construite à 1 kilomètre de la voie ferrée reliant Saint-With à Gérolstein. Les deux autres usines sont presque terminées, et seront plus particulièrement aménagées pour tirer davantage de produits comestibles de la dissécation de la viande humaine.

Les bâtiments de l’usine de Gérolstein sont situés dans un terrain boisé qui les rend invisibles aux rares voyageurs de cette ligne très peu fréquentée ; des fils de fer électrisés entourent le logement du personnel, qui est considérable. Un double réseau isole complètement l’exploitation.

L’usine a environ 200 mètres de longueur et une centaine de mètres de largeur ; la voie ferrée fait le tour de l’usine, et c’est dans un coin nord-est du terrain que s’opère le déchargement des wagons.

La construction de cette usine fut entourée de mystère, et nous devons les renseignements qui suivent à un Suisse qui faisait le service des provisions et des cuisines pour la Direction. Il y est resté exactement 3 jours et est parvenu à s’échapper, chose très difficile, car on y entre dans cette usine, mais on n’en sort jamais. Au début, les cadavres ne devaient point être utilisés pour la nourriture ; on devait seulement en retirer la matière grasse, et le reste était séché et pulvérisé pour en faire de l’engrais. Mais de grandes améliorations ont été apportées par les chimistes, et on en a fait d’abord des tourteaux pour la nourriture des porcs. Devant le résultat qui, on peut le dire, fut merveilleux, on se mit à utiliser les os, qui furent broyés, et mis en tourteaux. Puis on en fit un produit Elsatt [sic, pour Ersatz] de remplacement, et, de chimie en chimie, on en fit un lait séché à peu près potable, qui, ajouté au produit de remplacement d’œufs, vous donne encore l’illusion d’une mauvaise omelette. À l’heure actuelle, les os sont complètement utilisés.

Il restait à utiliser les chairs. Nous verrons tout à l’heure comment elles arrivent à l’usine.

Il fallut faire des essais, il fallut le faire discrètement. Au début, ce fut les porcs qui se régalèrent de la viande de boche. Ensuite, les premiers essais furent faits par le service pénitencier. Divers échantillons furent soumis et essayés, dans les maisons centrales de détention, sur les prisonniers de droit commun.

On servit, sous forme de cubes, ces extraits de viande concentrée, que l’on délayait dans de l’eau bouillante au moment où on devait en faire usage. Cela rappelle du reste, de loin, l’Industrie allemande à Anvers, qui vendait comme extraits de viande une composition dans laquelle il n’en rentrait pas du tout. Le produit de Gérolstein a l’immense avantage de contenir, lui, du véritable extrait de viande. Les résultats obtenus furent splendides ; le service d’hygiène fut consulté, et aucun accident d’aucune sorte ne fut constaté chez les détenus. Le produit fut vulgarisé, et aujourd’hui les détenus ont des cubes en abondance, et il a été décidé de donner plus de développement à cette délicatessen. Deux autres usines sont presque terminées, et elles bénéficieront des travaux et des essais faits à Gérolstein.

Les services médicaux et d’hygiène sont très sévères à Gérolstein, et l’usine subit des modifications tous les jours. Les salles frigorifiques ont été aménagées spécialement et ce nouveau service fonctionne depuis le premier du mois d’avril. Là, seulement les cadavres réputés sains y ont accès, et ce sont eux principalement qui doivent suffire à la nature animale. Ils sont piqués par le service médical d’un sérum spécial, les mettant à l’abri de toute corruption.

Les wagons, chargés de cadavres, viennent directement du front, après un court séjour dans une station-magasin, où ces derniers sont dépouillés de leurs vêtements et chaussures. À cette station-magasin, on fait subir aux vêtements les désinfections nécessaires, le nettoyage et le blanchissage, et les vêtements et équipements font retour à l’Intendance Militaire. Les cadavres sont remis nus sur les wagons, dont beaucoup sont munis d’appareils frigorifiques.
 
 
CHAUSS
 

C’est ainsi qu’ils arrivent à Gérolstein. Les ouvriers qui les reçoivent ont le corps enveloppé dans une combinaison de toile huilée, et la tête couverte d’un masque avec plaque de mica. Ces hommes sont armés de longues tiges avec crochets, et poussent les paquets humains vers une chaîne sans fin qui entraîne les cadavres un à un, grâce à d’énormes crampons attachés à 60 centimètres les uns des autres. Les corps entrent, par une sorte de tambour, dans un local long et étroit où, pendant tout le parcours, ils sont plongés dans un bain destiné à la fois à les décrasser et les désinfecter.

Poursuivant leur chemin, après ce premier décrassage, les corps passent sous un bain d’eau bouillante, où un jeu de brosses rotatives les épile complètement ; et les poils de toute nature tombent sur des tamis où ils sont traités tout spécialement pour un usage indéterminé jusqu’à ce jour.

Après avoir subi cette opération de nettoyage, la chaîne sans fin, continuant sa route, fait passer les cadavres sous le couteau à forme de grande serpe, qui ouvre la partie supérieure du cadavre, depuis le rectum jusqu’à la naissance du cou. Quatre griffes automatiques s’emparent alors des ouvertures à droite et à gauche, mettant à nus les intestins, les tripes et les boyaux. Au-dessus fonctionne un manège tournant où sont installées 6 grues automatiques, dans le genre de celles que l’on voit fonctionner pour le déchargement du sable sur la Seine. Ces grues enlèvent tout l’intérieur humain, et, par un déclenchement, elles versent leur contenu dans un immense autoclave où, après une longue cuisson, le résidu est séché, et, après en avoir extrait toutes les matières grasses, on en fait de la poudrette uniquement destinée à l’engrais. Enfin, la chaîne entraîne les corps jusqu’à un nouvel autoclave énorme en métal, dans lequel les corps sont jetés automatiquement, grâce à un ingénieux dispositif servant au décrochage.

À l’intérieur de l’autoclave, des malaxeurs et des agitateurs permettent de remuer de temps en temps la masse.

Après une cuisson de six à huit heures dans la vapeur, les chairs, séparées des os, ne forment plus qu’une bouillie presque noire : les os tombent au fond et la « pâte » est envoyée, par des pompes, dans une installation spécialement affectée à l’extraction des matières grasses par la benzine.

Les graisses extraites sont envoyées dans un autre bâtiment où l’on sépare, par des procédés connus, les éléments stéariques des éléments pléiques. La stéarine est vendue telle quelle, mais les huiles répandent une telle odeur qu’il est nécessaire de leur faire subir un commencement de raffinage. Cette opération se fait simplement par le mélange de la masse huileuse chaude avec du carbonate de soude. L’huile neutralisée est distillée, tandis que les sous-produits sont utilisés par les savonniers qui ne trouvent plus les acides gras nécessaires à leur industrie.

L’huile neutralisée est ensuite expédiée en fûts du genre des barriques à pétrole, d’une couleur jaune brun.

L’huilerie et la raffinerie occupent le coin sud-est du terrain, et l’expédition de l’huile se fait par la voie ferrée qui passe à l’est du bâtiment. La cheminée de l’usine n’est pas très haute, l’élévation de la fumée et le réglage du tirage se faisant par des ventilateurs électriques. Enfin, les odeurs de toute l’usine sont aspirées par des ventilateurs électriques, condensées dans un vaste serpentin situé dans le coin nord-est du terrain et envoyées à l’égout avec les eaux résiduaires.

Un laboratoire se trouve sur le terrain même de l’usine. Le personnel se compose d’un directeur, d’un conseiller commercial, d’un chimiste en chef, assisté de deux auxiliaires et d’ouvriers.

Tout ce personnel est militarisé. Une infirmerie est établie près des baraquements, et sous aucun prétexte un ouvrier ne peut être évacué sur l’extérieur.

On se rappelle qu’en février, un des consuls américains, qui venait de quitter l’Allemagne, a déclaré en Suisse que les Allemands extrayaient, par distillation des cadavres de leurs concitoyens, la glycérine nécessaire à la fabrication de la nitroglycérine et que c’était ainsi qu’ils obtenaient une partie de leurs explosifs.

Ajoutons que les cadavres ne subissent pas tous cet horrible traitement chimique ; les familles riches peuvent faire transporter les corps des leurs, et les faire inhumer en payant la forte somme.

Au début, les os étaient utilisés uniquement pour en faire du noir animal, mais la Deutsche Abfall Verwertungs Gesellschaft a obtenu l’autorisation de faire avec les os un produit de remplacement, et le comité d’hygiène d’étude a donné un avis favorable sur le nouveau produit de remplacement, qui équivaut à « Lait artificiel de remplacement. » Les os subissent une préparation chimique, et sont pulvérisés et séchés ; ils sont d’une extrême blancheur, ce qui est indispensable. Ils sont alors mélangés à de la farine de haricots, farine spéciale, à laquelle on ajoute de l’eau ; puis, après une ébullition de 8 à 10 heures, tout cela est malaxé, passé au filtre, et on obtient un produit qui a une certaine saveur, et qui se rapproche du lait, tout au moins par la couleur. Là, les Allemands n’ont rien inventé, car il y a longtemps que les Chinois font du lait avec de la farine du haricot « Soja. »

La nouvelle installation des chambres froides à l’usine de Gérolstein, va permettre de traiter davantage de cadavres au point de vue alimentaire, et, surtout, de les traiter avec beaucoup plus de soins. Un triage est fait à l’arrivée des cadavres ; ceux qui sont reconnus parfaitement sains seront seuls admis maintenant à l’honneur de nourrir leurs concitoyens sous forme de bouillon concentré. Ces cadavres spéciaux rejoignent, dès leur arrivée, les chambres froides où, quelle que soit la quantité, on peut les empiler par milliers. Là, un personnel spécial les soigne, les coupe et les détaille, exactement comme dans les abattoirs de Chicago. Chicago. Les sous-produits, les entrailles, les tripes et les détritus sont poussés dans des wagonnets et s’en vont rejoindre, dans les autoclaves, la marchandise inférieure destinée uniquement à l’extraction des graisses et à l’engrais.

Les cadavres, débarrassés des têtes et des entrailles, sont rangés avec symétrie dans des armoires frigorifiques, et de nombreux bouchers humains les prennent, au fur et à mesure des besoins. Tout est mis en autoclave à vapeur et, après 10 heures de cuisson, la viande est mise dans des étouffoirs où elle subit une dessiccation complète. Alors commence la préparation des cubes de bouillon concentré. Des marteaux-pilon et des malaxeurs pulvérisent cette viande desséchée ; elle est agglomérée à nouveau avec divers ingrédients qui lui donnent un certain agrégat, puis, assaisonnée, épicée et aromatisée aux sels de céleris, cet excellent pot-au-feu prend la route des tranchées. « Chaque élément retourne où tout doit redescendre, l’air reprend la fumée et la terre la cendre. »
 
 
DELIKATESSEN TITRE 3
 

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(in Le Journal officiel de l’Alimentation des Grands Hôtels et des Grands Restaurants ; gazette internationale des Grands Hôtels et de la Grande Cuisine française, dix-neuvième année, 20 avril 1917 ; « Boucherie aux Armes de Castille, » couverture de l’Assiette au Beurre (détail), n° 451, 20 novembre 1909)