astral
 

Ce soir-là, je sortais de ce qu’on nomme une séance de spiritisme. Dans la pénombre d’une chambre éclairée d’une seule bougie, une table, galvanisée par la force nerveuse des adeptes qui la frôlaient, s’était agitée, – le plus naturellement du monde, – par l’inconsciente entremise des assistants, et avait débité diverses billevesées qui persuadèrent aux simples d’esprit que le fantôme d’un homme du temps passé s’était, pour quelques minutes, insinué dans les fibres des planches de la table, histoire, pour ce pauvre mort, de se mettre en communication avec les vivants.

Je me hâte de dire que je ne crois pas au spiritisme et que j’ai toujours tenu pour des niais particulièrement téméraires ceux qui se font une distraction de jouer à l’aveuglette avec des forces à coup sûr naturelles mais inconnues, et, par conséquent, d’autant plus redoutables.

Je sortais donc d’où j’ai dit. Quelqu’un, qui sortait aussi, derrière moi, me toucha l’épaule.

« Monsieur, me dit cet homme, ex abrupto, que vous en semble de tout ceci ?

– Rien, dis-je. J’ai déjà vu des tables tourner. Il y a là indiscutablement un fait. Mais, quoique nous n’en ayons pas encore une explication absolument satisfaisante, cette explication existe quelque part. Il y a des tas d’autres choses dans la nature que nous ne comprenons pas plus que celle-là, et qui n’en sont pas moins très simples. Le phénomène des tables tournantes n’a sûrement rien de surnaturel, et le jour qu’on l’expliquera, on sera probablement surpris de sa simplicité. »

L’homme, cette fois, me frappa sur l’épaule.

« Enfin ! dit-il, j’en trouve un qui comprendra peut-être ! »

Je le regardai, moitié ahuri, moitié choqué. Il s’en rendit compte, mais passa outre, tout souriant.

« Monsieur, reprit-il, il m’importe peu que sous me trouviez mal élevé ; il m’importe beaucoup que, quoique adepte du spiritisme, – ne vous défendez pas ! vous sortez de cette maison, n’est-ce pas ? – il m’importe donc que, quoique adepte, vous ayez conservé quelques lueurs d’intelligence. Monsieur, j’ai besoin de témoins tels que vous ; et, bon gré, mal gré, vous allez m’en servir. »

En moi-même, je me demandai : « Est-ce un fou ? »

Il lut dans ma pensée et sourit.

« Non, monsieur, je ne suis pas fou. Venez donc avec moi. »

Machinalement, je tirai ma montre. Il arrêta mon geste :

«  Ne regardez pas l’heure : quand même il serait tard, vous viendrez, parce que j’ai besoin que vous veniez. On ne me résiste pas, monsieur ; ce serait trop dangereux, croyez-m’en ! »

Je ne puis dire que j’eus peur, ce serait exagéré. Mais je suivis tout de même cet homme.

Je le regardai tout en marchant ; il ne me parut nullement extraordinaire. Même il avait peut-être raison d’affirmer qu’il n’était pas fou. Au moins, il n’en avait absolument pas l’air.

J’oubliais de situer l’histoire : tout cela se passait à Auteuil, rue du Ranelagh, je précise. Et c’était vers le Bois que m’entraînait mon guide singulier.

Parvenus au coin de la rue et du boulevard de Beauséjour, je vis une sorte de café ou d’estaminet. L’homme y alla tout droit.

« Vous m’excusez, dit-il, il faut que je m’asseye un peu. »

C’est ce qu’il fit. Je m’assis en face de lui. Il commanda je ne sais quoi. Et comme on nous apportait nos verres, je le vis jeter dans le sien plusieurs pincées d’une poudre blanche qu’il puisa dans une sorte d’étui à cigarettes. Après quoi, il but.

« Pouah ! fit-il, cette bière est une drogue ! »

Ce disant, il me regardait, et se prit à rire. Ensuite, il se leva, paya, repartit. Et moi à sa suite.

Il n’alla d’ailleurs pas loin. Nous étions montés sur la passerelle qui enjambe, au bout de la rue du Ranelagh, le chemin de fer de Ceinture. Au milieu de cette passerelle, l’homme s’arrêta.

« Monsieur, me dit-il alors avec une sorte de gravité, vous allez assister à une chose naturelle, mais inconnue. Soyez-moi témoin, je vous prie. C’est dans ce dessein que je vous ai amené jusqu’ici, je vous l’ai dit. Et je m’en excuse. Je ne sache pas de tables tournantes qui vaudront jamais, en fait de curiosité, ce que vous allez voir. »

Quand il eut dit cela, je le regardai très attentivement. Il me parut changé : beaucoup plus pâle, les pupilles très dilatées. Ses gestes étaient devenus saccadés et exagérés ensemble. Il parlait d’une voix rauque et les mots se précipitaient dans sa bouche en s’entre-heurtant les uns les autres. Quel poison inquiétant avait-il mêlé à ce verre de bière qu’il avait bu devant moi ? Je n’en ai su, ni, probablement, n’en saurai jamais rien.

Quant à ce que je vis, le voici :

Je vis, au-dessus de l’homme immobile, quelque chose qui naissait – une manière de lueur – comme un rayon de lune et, d’instant en instant, cela se renforça, devint plus net, plus lumineux. Cela ne touchait pas la tête de l’homme : cela surmontait cette tête ; c’était comme suspendu au-dessus, telle une flamme qui eût mystérieusement brûlé dans l’air, sans combustible qu’on pût discerner.

Je vis cette flamme grandir. D’abord, elle avait été courte, incolore et terne. Bientôt, elle s’allongea, se fit brillante en même temps ; sa couleur se précisait : un violet aigu. Cela n’éblouissait pas, et pourtant les yeux souffraient à regarder ce violet, probablement mêlé de rayons chimiques.

Maintenant, cela prenait la forme et la stature d’une ombre humaine, lumineuse, impalpable, d’une ombre de feu qui flottait au-dessus de l’homme. Lui, d’ailleurs, n’avait pas bougé et demeurait devant moi, bras croisés, rigide. En regardant attentivement, je crus distinguer une manière de cordon lumineux qui reliait ensemble les deux têtes : la tête de chair et la tête de flamme. Ce cordon me fit l’effet d’être singulièrement élastique ; d’instant en instant, je le voyais grossir et diminuer, s’allonger et s’accourcir, selon les agitations de l’extraordinaire flamme suspendue : car, si l’homme ne remuait pas, l’ombre enflammée, elle, s’agitait au contraire, montait, descendait, vacillait, bondissait… De tout cela, je me souviens à merveille, malgré mon effarement… car – pourquoi mentirais-je ? – tant que dura la prodigieuse expérience, tous mes os grelottèrent de peur. Mais la peur est un burin qui grave toutes choses bien profond dans nos mémoires.

Tout à coup, l’homme, qui me regardait toujours, parla :

« Voyez ! » dit-il.

Il tenait à deux mains le garde-fou de la passerelle ; tout à coup, il se retourna, regarda au loin, puis, brusquement, se pencha en avant, d’une secousse brutale. Alors, je vis l’ombre enflammée au-dessus de sa tête suivre son mouvement ; mais le suivre avec une incommensurable violence. Ce fut comme si la flamme avait été ruée en avant : tel le jet de feu qui jaillit d’un canon. Cela partit en projectile, s’allongeant démesurément. Un arbre était devant à cinquante mètres, à cent peut-être : la flamme, devenue boule de feu, passa au travers avec un fracas formidable ; je vis les branches bouleversées se disperser et se fracasser comme dans un vent d’orage. Et il me sembla que, par-delà, plus loin que l’arbre, d’autre ramures dans le Bois s’agitaient, se culbutaient.

Devant moi, l’homme, derechef, était debout, droit. Il chancelait, comme épuisé. Sa taille ma parut moindre et ses épaules voûtées. Au-dessus de sa tête, nulle flamme n’était plus visible.

« Monsieur, me dit-il enfin d’une voix sourde et comme cassée, si vous êtes curieux, vous irez demain inspecter là-bas, les rives du lac inférieur. »

Sur quoi, il s’en alla délibérément. Et je n’eus ni le temps, ni l’envie, ni surtout le courage de le suivre.

De loin, il me cria :

« Monsieur, tout ce que je viens de faire, n’importe quel homme le ferait aussi bien que moi, s’il savait. Apprenez, monsieur ! »

Il disparut.

Le lendemain, je fis comme il m’avait dit de faire ; j’inspectai les rives du lac inférieur. Et voici ce que je vis :

Deux grands peupliers, la veille debout, verdoyants et robustes, étaient à terre, écrasés, déracinés et comme calcinés.

Si vous en doutez, d’ailleurs, je jure que cela cela est vrai ; allez-y voir.
 
 

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(Claude Farrère, « Contes du Petit Parisien, » in Le Petit Parisien, quarante-cinquième année, n° 15744, mardi 6 avril 1920 ; cette nouvelle a été reprise dans le recueil L’Autre Côté, contes insolites, Paris : Ernest Flammarion, 1928)