LA MONTRE
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À Mme Léon Robert.
« Avez-vous la superstition des objets familiers ?… demanda Renens. Moi, j’éprouve tantôt de la crainte, tantôt une sécurité mystérieuse, en compagnie de certains meubles, de certains appareils, de certains bibelots. Je ne suis pas du tout certain qu’une chaise soit un objet inerte, ni qu’une statuette soit l’équivalent exact de la matière dont elle est formée. « Sera-t-il dieu, table ou cuvette ? » demande le fabuliste. Abstraction faite de ce que la question a d’hyperbolique, je répondrais volontiers que la « vie » d’un morceau de bois me paraît bien différente selon qu’il a été taillé dans un but d’art ou d’utilité, ou qu’il reste à l’état de bûche. Une mécanique quelconque offre, à mon avis, une physionomie extrêmement inquiétante, et le fil de métal engainé de soie, qu’on enroule autour d’une bobine, ne devient-il pas un étrange personnage électrique ? J’ai hérité d’une montre du dix-huitième siècle, un oignon d’or, dont cent vingt-cinq ans d’usage n’ont pu déranger le délicat et solide mécanisme. Son individualité, si j’ose ainsi dire, s’est d’autant mieux conservée, qu’il a reçu les soins constants d’une lignée ininterrompue d’horlogers, le bisaïeul, l’aïeul, le père et le fils, qui tous l’ont traité avec un pieux et intelligent respect. J’espère ne pas vous paraître fou en affirmant que cette montre est gaie ou triste, selon l’état de l’atmosphère, et qu’à l’approche d’événements graves pour notre famille, il lui arrive souvent de retarder ou d’avancer, pendant la période critique. Je serais assez en peine de prouver ma première assertion : c’est une question de flair. Quant à la deuxième, notre livre de Mémoires en fait foi pour un grand nombre de circonstances.
Peut-être y a-t-il bien du hasard dans tout cela. Je ne nie pas la puissance de ce grand maître des destinées. Et cependant, je crois que le plus sceptique d’entre vous demeurerait rêveur si je lui lisais cette partie des Mémoires de ma famille, qui, depuis 1777, est consacrée à notre montre. Ce serait long, et les dames s’impatienteraient de notre absence. Je me bornerai à narrer trois traits topiques.
En 1793, mon arrière-grand-père, inscrit sur les listes de l’immonde Fouquier-Tinville, s’était réfugié au faubourg du Temple, où une petite hôtellerie puante lui donnait asile. Il y vivait misérablement, sous les espèces d’un sans-culotte, et sans avoir, du moins le croyait-il, attiré l’attention d’aucun des innombrables délateurs qui pullulaient dans les recoins de Paris. Chaque matin, il allait faire une promenade assez longue, tantôt vers les Tuileries, tantôt vers le quartier Latin. Or, un jour du mois d’avril, après avoir lu la gazette, il tira sa montre et vit avec surprise qu’il était en retard de dix bonnes minutes sur l’heure de sa sortie. Il mit en hâte son bonnet rouge et s’arma d’un gourdin respectable. Dehors, il s’aperçut que sa montre qui, alors comme aujourd’hui, était une merveille d’exactitude, avançait de près d’une demi-heure. Cette circonstance le frappa, mais, comme il était philosophe, il l’attribua à un dérangement du mécanisme. Cette explication lui parut peu plausible lorsque, au coup de dix heures, ayant de nouveau tiré la montre, il constata qu’elle n’avait pas augmenté son avance. Il renonça à comprendre les fantaisies de cette machine et résolut de consulter quelque horloger. Après avoir poussé sa promenade jusqu’au Théâtre-Français, il revint mélancoliquement vers son faubourg, car, malgré le reverdis des arbres, Paris lui avait paru sinistre. Comme il allait tourner le coin de sa rue, une petite bouquetière, à qui il achetait de-ci de-là quelques fleurs, s’approcha en hâte et lui dit à l’oreille :
« Citoyen !… on est à votre hôtel pour vous arrêter… »
Mon arrière-grand-père devint un peu pâle, car il était jeune et ne détestait pas la vie. Néanmoins, il eut, à travers son angoisse, un mouvement de curiosité :
« Depuis quand sont-ils chez moi ? demanda-t-il.
– Vous étiez à peine sorti depuis un quart d’heure quand ils sont arrivés, » répondit la petite.
Mon ancêtre remercia vivement l’enfant et rebroussa chemin. Le surlendemain, il réussit à passer la barrière ; le mois suivant, il était en Allemagne.
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Trente-deux ans plus tard, mon grand-père était devenu le possesseur légitime de la montre. L’élégance exigeait alors impérieusement que les horloges de poche fussent plates, mais Pierre Renens n’avait pas voulu se séparer de cette fidèle servante qui se montrait aussi ponctuelle qu’au moment de sa naissance. En 1825, il dut faire un voyage en Espagne. Il lui fallut traverser une de ces régions guenilleuses où le brigandage règne à l’état endémique. Généralement, il voyageait à cheval, avec une faible escorte. Le 17 juillet, sa petite caravane se joignit au matin à quelques marchands galiciens bien armés, la région vers laquelle on marchait se trouvant particulièrement sinistre. Au travers d’un plateau qui, en désolation, ne le cédait certes pas au Sahara, courait une route raboteuse et pleine de fondrières. Partout, des croix effritées annonçaient quelque mort violente de voyageur ; partout s’étalaient de larges blocs erratiques propices à l’embuscade. Mon grand-père chevauchait depuis une heure, lorsque, en fouillant dans ses goussets, il s’aperçut avec consternation qu’il avait oublié sa montre. Malgré le danger qu’il courait en quittant la troupe, il n’hésita pas une minute. Il avait pour sa montre la même affection que certaines gens pour leur chien, et c’est tout dire. S’étant fait minutieusement décrire le reste de la route, il retourna au galop vers la venta où il avait passé la nuit. Aucun compagnon ne le suivait ; il était seul, assez bien monté pour pouvoir rejoindre la caravane. Son excellent cheval barbe, en verve ce matin-là, regagna la venta en moins d’une demi-heure et l’hôte, honnête par le plus grand des hasards, lui rendit incontinent l’objet perdu. Mon grand-père reprit sa route en sens inverse. Comme ses compagnons avaient augmenté leur avance, il s’écoula quelque temps avant qu’il aperçût personne sur la route pierreuse. Enfin, vers un détour, il lui sembla voir un homme appuyé contre une grosse pierre, ce qui le mit en belle humeur. Mais, lorsqu’il parvint au coude, le lamentable spectacle que lui avaient caché des blocs erratiques, lui arracha un cri d’horreur. Les marchands galiciens et l’escorte étaient étendus en travers de la route et du plateau, les uns poignardés ou la gorge béante, les autres fusillés. Quant aux mules, aux chevaux, aux bagages, il n’en restait plus trace… Je ne vous étonnerai pas en vous affirmant que, depuis ce jour, l’affection de mon grand-père pour sa montre devint un culte.
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La troisième aventure est d’ordre plus intime ; elle arriva tout bonnement à votre serviteur, il y a très peu d’années. En ce temps, je me croyais amoureux de Marie D…, une jolie fille capricieuse, point mauvaise, et qui restait indécise entre sept ou huit prétendants. Sans le vouloir, elle me rendait fort misérable, car je suis de complexion jalouse ; les hésitations que je lui voyais devant chacun de nous me remplissaient de colère… Elle avait une amie, pour le moins aussi jolie qu’elle, mais si modeste, si réservée, si timide, que, avec l’aveuglement de la jeunesse, je la jugeais totalement indifférente à l’amour. J’éprouvais toutefois pour elle une vive sympathie, je la jugeais supérieure d’esprit et de caractère à ma fantasque amie. Volontiers en aurais-je fait ma confidente, mais je ne l’osais…
Un soir, que je me promenais, au faible clair des étoiles, dans notre parc de Mauviron, et que je rêvais avec tristesse, et presque avec désespoir, à l’issue de ma passion, je trébuchai contre une pierre, ma montre jaillit de la poche de mon gilet, et comme elle ne tenait à aucune chaîne, elle tomba parmi des fougères. En me baissant pour la ramasser, je sentis, tout à côté d’elle, un objet assez dur et lisse qui, vérification faite, se trouva être un petit carnet de notes – un joli petit carnet de jeune fille relié en maroquin poli. Cette trouvaille ne m’intéressa guère et je l’avais oubliée, lorsque je fus me coucher. Dans ma chambre, en déposant mes menus objets dans le vide-poches, le cahier attira mon attention.
« À qui cela peut-il être ? » me dis-je.
Les initiales en argent étaient si enchevêtrées que cela pouvait bien représenter la moitié des lettres de l’alphabet. Je jetai un regard dans l’intérieur. Mes yeux tombèrent sur une page ; je lus une trentaine de lignes en quelque sorte sans m’en apercevoir. Quand je me rendis compte de mon indiscrétion, il était trop tard : le passage s’était gravé dans mes yeux – car j’ai une mémoire visuelle très tenace. – Je l’avais mal compris d’abord ; je le compris soudain, comme on comprend une énigme. Le carnet venait de la compagne de Marie D… et j’apprenais qu’on m’aimait d’un amour naïf, charmant, discret et résigné. Je ne puis dire ce qui se passa en moi. Ce fut d’une brusquerie exquise. La certitude que cette jeune fille était capable d’amour me la fit, sans transition, voir cent fois plus séduisante que Marie D… Je pressai passionnément le petit cahier contre mes lèvres et je remontai ma bonne montre avec un attendrissement extraordinaire…
Quelques mois plus tard, j’épousai la timide amie de Marie D…
Et voilà, fit notre hôte avec un sourire. Vous trouverez sûrement ces aventures un peu bien fétichistes, mais quand elles ne seraient que la suite de pures coïncidences, vous ne vous étonnerez pas de la place que notre montre occupe dans l’histoire de ma famille. Avouez qu’il y a lieu de la vénérer plutôt que le chapeau d’un conquérant ou le porte-plume d’un écrivain illustre… »
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(J.-H. Rosny, in L’Écho de Paris, journal littéraire et politique du matin, dix-neuvième année, n° 6681, dimanche 14 septembre 1902 ; repris dans Le Supplément, grand journal littéraire illustré, n° 2297, jeudi 28 avril 1904 ; l’illustration est extraite de cette dernière publication)
LE CAILLOU
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À G. Binet-Valmer.
« Votre histoire de montre, fit mélancoliquement Verseuil, me fait songer à mon ou à notre histoire, car elle s’étend aussi sur plusieurs générations. Mais, par exemple, elle n’a aucun rapport avec l’influence heureuse ou néfaste des objets familiers. Elle montre seulement l’inconvénient des énigmes posthumes…
Quand mon bisaïeul mourut, il laissa
à mon grand-père une petite boutique de
libraire près de l’Institut, et environ quatre cents pistoles d’argent comptant ; il
laissa encore une cassette qui contenait
des souvenirs de ses voyages, parmi lesquels des grigris, des estampes, des armes de médiocre valeur, des briquets,
des médailles, des monnaies de cuivre,
des coquillages et quelques cailloux.
Une note était jointe à la cassette qui recommandait de garder tous ces objets
avec un soin religieux, et qui se terminait par ces mots : « Ton salut est dans
cette boëtte. » Il y avait aussi, en exergue :
Avec diamant, langue et latin,
Partout on trouve son chemin.
Mon bisaïeul était d’humeur bizarre et
facétieuse, et cette particularité de son caractère, qui eût dû faire réfléchir le
fils, fut précisément ce qui empêcha
celui-ci de prêter aucune attention à la
note. Mais, porté de nature à respecter
les volontés des morts, il mit la cassette
en lieu sûr et n’y songea plus. Il mena
une existence agitée par des rêves de
fortune. La subtilité de ses conceptions,
après avoir failli le mener où il aspirait,
le mit enfin sur le pavé et même le conduisit à la prison pour dettes. Auparavant, il avait pu confier la cassette à un
ami. Il mourut tristement, la veille de la
révolution de 48, ne laissant d’autre héritage que l’inutile coffret ; à la note primitive, il avait joint une pressante recommandation personnelle. Son fils, non moins respectueux que lui de la volonté
des morts, garda religieusement le dépôt. Sa vie aussi fut très pénible. D’humeur vagabonde, il passa sa jeunesse en
divers pays : il connut successivement
les régions où règne le Grand Turc, la
terre d’Iran, l’Égypte, et poussa jusqu’à
l’Inde et aux îles malaises. Il revint en
France, léger d’écus et ayant perdu ce
beau feu d’espérance qui resplendissait
en lui à son départ. Malgré sa misère, il
ne sut pas résister au désir de partager
ses jours avec une jeune fille qu’il adorait et qui, par le fait, lui donna quelques années de bonheur. Mais la malchance qui avait poursuivi son père ne
lui laissa pas un long répit. À la suite
d’un accident, sa femme se trouva en
danger de mort. Un soir, le médecin qui
la soignait déclara qu’elle n’atteindrait
pas le matin, si une opération délicate et
difficile n’était pas faite avant quelques
heures. Il conseilla d’appeler le grand
chirurgien J…, le seul, à son avis, qui
réussirait infailliblement. Mon père habitait Versailles ; il craignit d’arriver
trop tard en allant lui-même à Paris ; il
envoya un télégramme rédigé en termes
pathétiques. La réponse ne se fit pas attendre. Elle était brève et péremptoire :
« Envoyez mille francs. Sinon, impossible ! » Il n’y avait pas cent francs à la maison. La mort dans l’âme, mon père télégraphia à L…, un autre prince de
l’art, connu pour la générosité de ses
sentiments, mais qui, par malheur, n’était pas très compétent pour faire l’opération trop spéciale dont il s’agissait. Il
répondit à l’appel, montra de l’inquiétude et de l’hésitation, mais, devant l’imminence du péril, il se décida… L’opération réussit mal. Le lendemain, ma mère
était morte.
»
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« Ceux qui me connaissent depuis longtemps, poursuivit Verseuil, savent que j’ai eu une jeunesse misérable. Pour obtenir mon brevet d’ingénieur, je dus manger de la vache la plus enragée, passer des nuits innombrables à travailler au lieu de dormir, et avaler toutes les humiliations que le vide de l’escarcelle et la laideur des défroques infligent à l’étudiant pauvre. Dans cette vie infernale, il y eut un éblouissement. Tandis que je me préparais à mes derniers examens, le fils du banquier Riponne se trouva parmi quelques cancres que l’on me chargeait de bourrer de mathématiques ou de chimie. Riponne était de nature bienveillante. Je ne lui déplus point. Il me retenait souvent à dîner et me questionnait avec intérêt. Mon malheur vint de là. Je vis de trop près mademoiselle Hélène Riponne, belle et séduisante comme cette Consuelo Vanderbilt qui est actuellement duchesse de Marlborough. Elle était douce, rêveuse, enthousiaste : je ne pus résister à l’enchantement ; je l’aimai d’un amour que les années n’ont pu éteindre. Elle vit ma triste passion, et, loin d’en être choquée, cette ravissante créature la partagea – si bien que Riponne, un beau matin, me remettait un chèque en paiement de mes leçons et me tenait ce langage :
« Mon cher ami, je ne désirerais pas un autre gendre que vous. Mais vous êtes atteint d’un mal actuellement irréparable : vous êtes pauvre. Je veux que le mari de ma fille soit au moins millionnaire, non pas par intérêt (quoique je prise fort l’argent, comme il est juste), mais parce que je crois que le bonheur matrimonial exige des apports proportionnels… Demain, Hélène part en voyage. Vous ne la reverrez jamais – à moins que notre bon dieu Plutus ne vous prenne en affection ! Adieu ! Vous emportez d’ici la sympathie de tout le monde et la mienne en particulier. Vous êtes jeune, vous êtes énergique : vous oublierez. »
Je n’oubliai point ; la mélancolie de cet amour déçu ne me quittera qu’avec
l’existence ! Je me réfugiai dans l’accomplissement de mes devoirs, qui furent
âpres et rudes, et j’atteignis ainsi, vaille
que vaille, ma quarantième année… À
cette époque, lors d’un déménagement, la cassette de mon bisaïeul excita ma curiosité. Je l’ouvris, je jetai un coup d’œil sur ses trésors falots, puis je relus le billet que vous savez. Le proverbe de l’exergue me frappa, pour une raison en apparence futile : est-ce par erreur ou avec intention qu’on avait écrit diamant au lieu d’argent ? Car vous savez que le proverbe véritable est ainsi conçu :
Avec argent, langue et latin,
Partout on trouve son chemin.
Je ne sais quelle idée baroque traversa ma cervelle, mais je me mis à faire du contenu de la cassette un inventaire minutieux, un inventaire de savant et de collectionneur. Les estampes étaient sans valeur, les grigris quelconques, les pièces de monnaie et les médailles prises au hasard, et les cailloux se composaient de quartz et de silex, sauf un échantillon d’aspect terreux qui attira mon attention. Celui-là, je lui fis subir une analyse complète et, détachant précautionneusement sa gangue, gangue d’ailleurs artificielle, je reconnus un magnifique diamant blanc, un diamant dont j’évaluai la valeur à trois millions de francs au minimum (et, de fait, j’ai réussi à le vendre quatre millions au premier marchand de pierres fines d’Amsterdam).
Ma découverte me rendit d’abord ivre de mélancolie et de regret. Le tableau du malheur de ma famille et de moi-même ne cessa de m’apparaître pendant toute la soirée. Je méditai avec une profonde amertume à l’ironique fatalité ; je tournai et retournai mille fois ce caillou informe dont nous n’avions pas soupçonné les vertus pendant trois générations, et qui eût pu éviter la prison à mon grand-père, conserver la vie à ma mère et m’assurer une adorable compagne… Je mentirais en disant que je maudis ma fortune subite, car, après tout, je savais qu’elle soulagerait mon âge mûr et ma vieillesse, et me permettrait de faire du bonheur autour de moi, mais je ne pus m’empêcher d’éprouver un peu de rancune contre le bisaïeul trop amateur d’énigmes. »
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(J.-H. Rosny, in L’Écho de Paris, journal politique et littéraire du matin, dix-neuvième année, n° 6695, dimanche 28 septembre 1902)