Ce jour-là, c’était au mois de novembre, je pêchais à la ligne dans la rivière. Il faisait beau ; le ciel se reflétait dans l’eau calme que l’on ne voyait pas courir ; les oiseaux, qui volaient en se jouant, paraissaient nager, au milieu des joncs, le ventre en l’air. Comme s’ils étaient des poissons, je les suivais des yeux, l’esprit vide, plongé dans une sorte de torpeur, celle que j’éprouvais toujours quand je pêchais, immobile, dans le silence de la nature, si douce à cette époque de l’année…

Soudain, je ressentis une sorte d’éblouissement, suivi d’une impression de froid…

Il me sembla alors que j’étais ballotté, roulé dans quelque chose de mou et d’humide…

Ce cauchemar dura longtemps…

Quand je revins à moi, je ne reconnus plus le décor familier. Je n’étais plus assis sur mon rocher habituel, mais sur des galets mouillés. Plus de joncs autour de moi ; plus d’oiseaux. Je n’avais jamais vu les arbres de la rive, et là-bas, de l’autre côté de l’eau, il n’y avait plus le petit pont et le ruisseau qui me servaient de repère pour surveiller mon bouchon. La rivière elle-même était plus large ; l’eau coulait plus vite.

Je tenais cependant toujours à la main ma canne à pêche, dont le fil plongeait dans l’eau.

Pendant que, tout désorienté, je cherchais à me rendre compte de ce qui m’était advenu, le bouchon remua comme lorsqu’un poisson mord à l’hameçon. Je donnai un coup sec sur la ligne : l’hameçon accrocha quelque chose de très lourd. Amenant la ligne à moi, je pris le fil dans les mains, et je le tirai avec précautions.

J’étais ému, mais d’une émotion différente de celle qui me faisait battre le cœur de plaisir quand je prenais un gros poisson. Cette fois, c’était une sorte d’angoisse qui m’étreignait, un pressentiment sombre, comme à l’approche d’un grand malheur.

La « chose » que j’amenais doucement était énorme. À travers l’onde, j’apercevais une forme grisâtre, arrondie, ressemblant à de l’étoffe. Elle flottait entre deux eaux. Enfin, elle toucha le fond, près du bord, et mon fil cassa.

« Mauvais présage ! » m’écriai-je.

Et un frisson d’horreur me traversa. Je n’avais pas entendu le bruit de ma voix.

« Mauvais présage ! » répétai-je, de toute ma
 force.

Aucun son ne sortit de ma bouche. Sans me permettre de réfléchir plus longtemps, une puissance inconnue me poussa irrésistiblement vers la « chose » que j’avais laissée, immergée là.

En proie au désespoir, je marchai vers elle, descendant dans l’eau, dont je ne sentis pas la fraîcheur, tellement j’avais froid déjà.

Parvenu auprès de la « chose, » je me baissai pour l’examiner. C’était un corps humain. Je voyais confusément, à travers le liquide, et se déformant au gré des ondulations des vagues, la tête, le dos, les bras, les jambes. Plongeant les mains, j’empoignai vivement ce cadavre sous les aisselles et le tirai sur l’herbe, entre mes jambes. Là, je le retournai pour le dévisager. Il retomba lourdement, sur le dos.

Horreur ! Ce noyé, c’était moi !

En me reconnaissant, je poussai un grand cri, un long cri, un immense cri… Mais je n’entendis rien…

Mon cadavre, humide et froid, était habillé de mes vêtements et chaussé de mes souliers. Ou plutôt, j’avais les mêmes vêtements et les mêmes souliers que lui, exactement. Je vis, sur sa tête, mes cheveux ; à travers ses paupières ouvertes, mes yeux ; et dans sa bouche entrebâillée, mes dents ; et sa tête, ses paupières et sa bouche étaient les miennes ! Les miens aussi, ses doigts, ses mains !

Ses mains ! Éperdu, hagard, j’en pris une dans mes mains : la droite. Je la soulevai : elle était lourde… lourde… Comme c’est lourd, une main morte ! Je la serrai, pour la ranimer, la réchauffer. Je m’agenouillai et la pressai contre mon visage. Je la couvris de baisers.

Ma pauvre main ! Mes doigts… leurs articulations, raidies maintenant… leurs ongles… déjà bleuis… les pauvres objets !…

Et je regardai mon corps, étendu là, sur le
gazon, sans vie, lui que j’aimais tant, qui me distinguait des autres, qui constituait ma personnalité, qui avait été mon moi, par lequel j’avais vécu, seul, – car n’est-on pas seul, dans son
 corps, même au milieu d’une foule de parents
 ou d’amis ? Est-ce qu’un autre peut vraiment penser votre pensée, souffrir votre souffrance, ressentir votre joie, en ce monde ?

… Je me relevai tout en larmes.

Un charretier passait sur la route, à vingt pas. Je courus vers lui. Il ne me vit pas. Je l’appelai. Aucune voix ne frappa mes oreilles ni les siennes. Je le pris par le bras. Je voulus l’arrêter, l’attirer vers le noyé : il ne me sentit pas et… malgré mes efforts, continua sa route, inconscient, sa pipe à la bouche.

Je retournai auprès de mon cadavre ; car je ne doutais plus maintenant, ce cadavre était le mien.

Je m’assis sur une grosse pierre, le contemplant, en proie au chagrin de la mort.

Alors, je vis, avec rapidité, la nuit tomber, puis envelopper la nature, puis finir. Le soleil se lever, monter, passer au méridien, descendre, disparaître… pour reparaître à l’est quelques secondes après. Pendant les nuits, aussi courtes que les jours, les étoiles et la lune tournaient au-dessus de ma tête avec la même vitesse. Cela me donnait le vertige.

Il était curieux de voir les ombres décroître et se déplacer avec une telle hâte. Les modifications de la lumière sur l’argent de la rivière, sur les verts des feuillages, sur les gris des collines à l’horizon, produisaient des effets fantastiques qui m’étonnèrent d’abord, et m’effrayèrent ensuite.

Le mouvement du soleil, des étoiles, de la lune, croissante ou décroissante, semblait s’accélérer constamment. Le soleil alla bientôt si vite qu’il laissait derrière lui, dans le ciel, une traînée lumineuse, comme un morceau de charbon incandescent que l’on ferait tourner au bout d’une ficelle. Mais parfois, des nuages le cachaient pendant un ou deux de ses parcours. Le jour et la nuit alternaient alors avec des effets encore plus bizarres.

Et mon cadavre, toujours étendu sur la berge herbue de la rivière, se décomposait à vue d’œil.

Tandis que la barbe poussait sur son menton et ses joues, les couvrant de son ombre blonde, son visage devenait jaune, puis vert, puis violet. Le peau se parcheminait, sur des os de plus en plus saillants. La bouche s’élargissait, sous la moustache, en un rictus sinistre, laissant apparaître les dents, de plus en plus blanches. Et les orbites, de plus en plus caves, effrayantes, achevaient de donner à mon crâne l’aspect macabre de la tête de mort classique.

Au bout d’un temps qui me parut cinq minutes, mais qui devait être en réalité quelques semaines, à en juger par le nombre de jours et de nuits qui s’étaient succédé, je me dressai, quittant la pierre où j’étais assis.

Je me sentis léger, fluidique, vaporeux. Je m’aperçus que je n’avais plus d’ombre. J’étais transparent.

Brusquement, je m’élevai dans l’air, tel un esprit…

Et tandis que je montais, avec une sensation de bien-être indéfinissable, j’eus l’impression de faire partie du vent, de la rivière, des collines, des arbres, de la pluie, des astres, de la nature tout entière…

Et peu à peu, montant toujours, je m’évanouis dans le brouillard…
 
 

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(Pierre Coutras, in Les Contes violets, treize histoires authentiques à ne pas lire le soir, illustrations de Claire Finaud-Bounaud, Paris : Édition de la « Revue des Indépendants, » sd [1922])

 
 
 

 

 
 

Prière d’insérer

 

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