À deux pas du port
Si l’on veut mesurer la différence essentielle qui, sur une centaine de mètres, sépare les deux éléments de la population bretonne, il n’est que d’aller au Plomarc’h. Déjà, il est saisissant de croiser, dans les rues de Douarnenez où les façades, comme au passage d’une Fête-Dieu, sont tendues du haut en bas de filets qui sèchent, aussi légers qu’une mousseline azurée, un charroi de fagots conduit par un paysan à la courte blouse bleue et au large chapeau kernévote. Ce fermier n’est pas de la race des hommes rouge brique qui partagent leur existence entre les bateaux noirs marqués d’un chiffre et de l’énorme D blancs et les môles aux dalles usées par leurs galoches. Le Plomarc’h clôt Douarnenez à l’ouest et l’on s’y croit pourtant à cent lieues de cette atmosphère grouillante d’appareillages, cisaillée de voiles en serpe comme des ailes de grands cormorans, saturée du relent des pêches et de la soupe au poisson : le même calme qu’au penchant d’une colline, dans la solitude d’un crépuscule pastoral au silence épaissi d’herbe et de ramures. En marge de la vie industrialisée, c’est un recoin préservé, oublié, pourrait-on dire, une vision de vieille Bretagne stéréoscopée. La marine, la culture, les deux pôles de l’économie armoricaine.
Au tournant d’un raidillon qui dégringole au port se replient les murailles sèchement ravalées de la cité des « conserves. » En retrait, des logis fumés comme des cales, et tout de suite des champs, la régularité drue d’une paix villageoise. Une pièce de blé se hausse à combler le paysage, dont la partie supérieure est découpée par la claire-voie d’une ligne de pins. Entre les troncs rugueux miroitent des eaux lisses et pâlit la côte du bas du ciel.
Un bois glisse sur les prairies dévalantes. De vieux petits chemins, sauvagement encaissés entre des ajoncs et qui s’ouvrent sur un découvert légèrement creusé, où l’on a maçonné un lavoir. La sente va se perdre ensuite dans une cour de ferme dont le linteau porte une date et un nom. Sous les auvents, les brancards levés, sont les charrettes toujours boueuses ; des cultivateurs mangent sur un tertre à l’ombre d’un grand arbre. On sent que les souffles de l’aventure ne les ont jamais éventés, que leur destin est pétri de terre lourde, qu’ils n’ont suivi que le lent balancement de galères des troupeaux rentrant le soir et que le port, dont on aperçoit la bousculade de toits au-dessus des bâtisses symétriques plâtrées par la distance, est séparé d’eux par un monde. En face de ces métairies sans étage, aux pierres brutes appareillées sans souci, dans cette fraîcheur champêtre, ce monde peut s’appeler le Passé.
Au-dessus de la baie
C’est une allée de chênes qui longe la falaise, d’aplomb sous des broussailles. La mer est si bas que l’on arrive à oublier sa présence innombrable. Une barque va à la godille. À voir le barreur se mouvoir dans le soleil, on croirait que son effort va emplir le silence d’un énorme ahannement ; et il ne se meut que dans du rêve et l’on n’entend pas l’eau se déchirer sous l’aviron. Il n’y a pas eu de transition et l’on se trouve transporté ailleurs, dans l’ordre d’un pays qui a conservé ses traditions.
D’ici, l’on voit les côtes où s’emboîtent les moissons sèches, les côtes dépouillées qu’on a couvertes sommairement d’emblaves. Dans ces contrées à l’écart, on épelle les vocables qui ont peuplé les songeries mystiques de toute une race. Si on avait ouvert le cœur d’un Breton, jadis, on n’y eût pas trouvé le nom de Calais, mais ceux de Sainte-Anne, de Saint-Ronan. Les lieux-dits que nous avons répétés tant de fois en réalisant une somme des documents consacrés à Ker-Ys sont évocateurs, sur ces quartiers d’horizon, comme des noms d’antiques villages sur l’état-civil d’un ancêtre dont nous voudrions imaginer la vie.
Qu’Ys ait existé ou non…
Il n’est donc pas d’endroit plus riche pour songer à la ville rentrée dans le mystère des choses que ce Plomarc’h, bonnement envieilli. Dans la lumière qui sourd de tant de vert, une âme se recueille comme une vieille au coin de son foyer, à l’heure des histoires.
Nous ne nous étonnons point que des hommes aient entendu un soir des clochers tinter, affaiblies dans les profondeurs sous-marines. Ici, le présent et le passé, ce sont les vagues d’une marée serpentant l’une vers l’autre, se chevauchant et crevant pour ravir en extase une race avide d’imaginations.
Un proverbe dit que quand Ys sortira des eaux, Paris y rentrera. Paris est venu qui, pour jamais, a étouffé au cœur des Armoricains les rumeurs des civilisations disparues. Ys, pour jamais, dort dans son fouillis d’algues et dans l’éternelle aube de sa nécropole océanique. Est-il encore quelqu’un qui, sur le Menez-Hôm, spiritualisé par l’éloignement, voit se dresser le roi Gradlon pleurant, comme un héros biblique, au-dessus de la nappe de lourdes eaux refermées et apercevant par-delà la forêt du Cranon briller le dernier feu sacré des druides ? Il renversa la flamme et, sur la pierre païenne, s’est élevée la basilique de Notre-Dame de Rumengol.
Verrons-nous un jour surgir au reflux les ruines de Ker-Ys ? Ait-elle existé ou n’a-t-elle été qu’une architecture de vagues de rêve, elle a le charme de tous les symboles. Écoutons la légende comme la plus belle des musiques.
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(Florian Le Roy, in L’Ouest-Éclair, journal républicain du matin, vingt-neuvième année, n° 9784, mercredi 8 août 1928 ; Jean Braunwald, « La Digue, » fusain, 1927. Source : Musée départemental breton de Quimper)