Un éclair éblouissant illumina la pièce et le fracas du tonnerre ébranla la maison. Rageuse, la pluie cingla les vitres avec une violence redoublée.
« Nous avons bien fait de nous arrêter, dit Georges Sannois, en se débarrassant de son imperméable ruisselant. Si l’orage nous avait surpris dix minutes plus tard, il eût fallu continuer et nous serions arrivés dans un bel état !… »
Jean Garnier fit volte-face et répondit avec humeur :
« Crois-tu que cela n’eût pas mieux valu ? Nous serions chez nous maintenant.
– Toi, peut-être, mon vieux, mais pas moi.
– Bah ! puisque tu m’as aimablement proposé de m’accompagner, tu aurais attendu chez moi la fin de l’orage et voilà tout. Ici, ou là-bas, qu’importe ! Pour moi, c’eût été un soulagement. Ta femme ne t’attend pas ce soir, toi, et n’a nulle raison de s’inquiéter, tandis que la mienne…
– Ne regrette rien. Sais-tu qu’il y avait encore 40 bons kilomètres à faire ?
– À propos, questionna Jean Garnier d’un ton inquiet, ton auto ne risque rien ?
– Non, rien. Cette auberge est heureusement pourvue d’un hangar qui a parfaitement fait mon affaire. Cesse de rôder comme tu le fais, assieds-toi et patiente. La violence de cet orage fait présumer qu’il sera de courte durée ; dans une demi-heure, nous serons sur la route. En attendant, je boirais bien quelque chose… et toi ? »
Sans attendre la réponse, il appela la servante et se fit servir. Il y eut un long silence. Jean Garnier avait repris sa promenade agitée. Georges Sannois reposa son verre.
« Avoue, observa-t-il, que ta nervosité est hors de proportion avec le léger contretemps dont nous sommes les victimes. Tu es agaçant, à la fin !
– Excuse-moi, dit Jean Garnier en laissant tomber sur une chaise, mais les orages agissent horriblement sur mes nerfs. »
Il étreignit son front dans ses mains, puis releva la tête et ajouta d’une voix lente, comme s’il se parlait à lui-même :
« C’est par deux journées semblables que « la chose » m’est arrivée…
– Quelle chose ? »
Jean Garnier ne répondit pas. Levé d’un bond, il s’approcha d’un miroir à trois faces, pendu au mur. Durant quelques longues minutes, il épia avec angoisse les surfaces lisses dans lesquelles se reflétaient les lueurs des éclairs.
« Non, rien !… dit-il enfin, en poussant un long soupir de soulagement. Pas cette fois, mon Dieu !
– Mais enfin, qu’as-tu ? Que veux-tu dire ? » questionna Georges Sannois, violemment intrigué.
Jean Garnier se rassit lentement, et, après un instant d’hésitation, il parla d’une voix mal assurée, tout en jetant de temps en temps un coup d’œil anxieux au miroir.
« Personne, tu entends, Georges, personne au monde n’est au courant de ce que je vais te confier. D’ailleurs, c’est si invraisemblable, si en dehors de toute logique, que j’eusse craint en parlant de passer pour un fou… Il y a deux ans, par une journée semblable à celle-ci, alors que le tonnerre grondait et que la pluie enveloppait la maison de cinglantes rafales, il y avait dans mon salon trois personnes : ma femme, un de nos amis que tu connais d’ailleurs, Max Reynaud, et moi. L’avant-veille, la femme de Max Reynaud avait pris le rapide de Bordeaux ; une dépêche l’avait appelée d’urgence au chevet de sa mère. Retenu par ses occupations, son mari avait été contraint de la laisser partir seule, et, ce dimanche, il était venu nous rendre visite.
Nous parlions de choses et autres, lorsque soudain une subite stupéfaction figea les paroles sur mes lèvres.
J’attendis quelques instants, puis me levai et marchai jusqu’à la cheminée. Au-dessus du marbre, un large miroir ovale était accroché au mur. Alors, comprends-moi bien, Georges : non seulement mon image n’apparaissait pas dans le miroir, mais il ne reflétait pas non plus la partie de la pièce, que, normalement, j’aurais dû y voir. Ce que je distinguais à la place est indescriptible. Imagine un tableau cubiste, avec une débauche de lignes bizarres, de formes floues et de couleurs crues ; tout cela brouillé, incohérent. Stupide, je restai là, figé, lorsque soudain une vapeur sembla ternir la glace, puis ce brouillard se dissipa et une vision se dessina lentement… Je vis… je vis nettement un amas de débris que les flammes dévoraient ; au bout d’un instant, parvenant à s’arracher à cet enchevêtrement chaotique d’acier, de bois et de cuir, un homme sanglant, hagard, s’enfuit, les bras au ciel. Dans sa face d’épouvante, la bouche grande ouverte devait laisser jaillir d’effrayants hurlements. Puis des formes rapides passèrent ; des gens couraient, les uns, les vêtements déchiquetés, au hasard, comme des fous, les autres, avec une sorte de sang-froid. Des hommes portant des civières apparurent ; un groupe fit halte, quelqu’un souleva la couverture qui masquait une forme rigide et un cri sourd m’échappa… Dans la face blafarde qui se révélait à moi, je venais de reconnaître la femme de Max Reynaud !…
Une main me toucha l’épaule et Max Reynaud me dit en riant :
« C’est votre visage qui vous procure ces sensations ? »
Je l’empoignai par le bras et le questionnai d’une voix rauque, en lui désignant le miroir terrible :
« Que voyez-vous là, dans cette glace ? »
Surpris, il me regarda puis répondit :
« Mais, votre image, cher ami. À vrai dire, vous êtes très pâle, et voilà tout. Est-ce votre mauvaise mine qui vous inquiète à ce point ? »
J’éprouvai une sorte de soulagement. Cette vision n’était donc que pour moi. Une hallucination, peut-être ?… Néanmoins, je questionnai :
« Votre femme est dans le train, en ce moment ?
– Non, pas encore. Il est 3 heures. Louise prend, à Bordeaux, le rapide de 4h. 45. »
Je respirai ! Nul n’a le pouvoir d’écarter le voile qui masque l’avenir…. Or, écoute-moi bien, Jacques. Ma vision était exacte. L’express de Bordeaux dérailla et Mme Reynaud trouva la mort dans la catastrophe. Cette nouvelle me terrifia…
Les mois passèrent et, peu à peu, j’oubliai. Mais, par un jour d’orage épouvantable, le même fait se renouvela. De nouveau, le miroir me montra une terrible image et une personne présente perdit encore un être cher. Comprends-tu mon angoisse d’aujourd’hui ? Cet orage d’abord, puis la présence de ce miroir à trois faces… »
Georges Sannois eut un rire forcé.
« Serais-tu marqué par le destin pour entrer le premier dans ce monde inconnu qu’est le pays de la quatrième dimension ? La quatrième dimension supprime, je crois, les pauvres idées que nous avons sur le passé, le présent et l’avenir… Si tu veux mon avis, je crois simplement… »
Il s’arrêta net. Livide, Jean Garnier venait de se dresser et fixait le miroir d’un œil fou. Georges Sannois se leva à son tour.
« Que vois-tu ?
– Oh ! Georges ! Georges ! Cette femme sur la route, écrasée, sanglante… Mon Dieu ! le sang m’empêche de discerner ses traits… Gisèle ! ma femme chérie… si c’était elle ! »
Il chancela, puis bégaya :
« Cette robe, je ne connais pas cette robe… Non, non, je ne connais pas cette robe mauve… »
La main de Georges Sannois se crispa sur le bras de Jean Garnier.
« Une robe mauve ?… Ma femme a une robe de cette couleur, avec une large dentelle crème… Jean, Jean, vois-tu une dentelle ? Réponds-moi, je t’en supplie !
– Je ne vois plus. Laisse-moi… J’y vais !… »
Il se rua au-dehors. Les deux hommes arrivèrent ensemble devant l’automobile. La nuit tombait.
Rejeté du volant par une poigne furieuse, Jean considéra son ami avec des yeux hagards, tout en balbutiant :
« Laisse-moi… J’y vais… Je ne suis plus sûr de ce que j’ai vu. C’était peut-être elle, ma pauvre Gisèle !
– Chez moi, d’abord !… » gronda Georges Sannois.
Sans répondre, Jean voulut reprendre place à la direction, mais, de nouveau, il fut brutalement écarté.
« Chez moi, d’abord ! répéta Georges, allons, écarte-toi… Lâche-moi…. Veux-tu me lâcher ?… sinon !… Ah ! tant pis pour toi ! »
Il y eut un râle bref. D’un coup de clef anglaise, Georges Sannois venait d’assommer Jean Garnier.
Sur la route détrempée, l’auto fila dans un rejaillissement d’eau et de boue. Le cœur de Georges battait furieusement ; il approchait… Enfin, il allait savoir. Tout à coup, une folle terreur le défigura… À quelques mètres, une forme humaine venait d’apparaître, marchant droit sur la voiture lancée à toute vitesse. Il était trop tard pour éviter l’accident. Un choc violent ébranla l’auto, en même temps que jaillissait un cri d’agonie. Sauté à terre, Georges se rua. Un hurlement effrayant retentit… Sur la route, le corps sanglant de Jeanne Sannois, sa femme, gisait, les bras en croix…
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(Claude Orval, « Les Contes du Petit Journal, » in Le Petit Journal, n° 24115, jeudi 24 janvier 1929 ; illustrations de Harry Clarke pour le Faust de Gœthe, New York : Dingwall Rock Ltd., 1925)