Le commandeur me prit par le bras.

Nous pénétrions dans une avenue transversale.

« Entrons, si vous le voulez bien, dans ce café, » me dit mon cicérone, en désignant un immeuble de belle apparence où de grands accès semblaient intentionnellement ménagés à chaque étage.

Et, ayant saisi deux des flacons magnétiques qui étaient disposés sur le tableau de la rue, il m’en tendit un. Nous nous trouvâmes instantanément transportés dans le hall supérieur de l’immeuble.

Bien qu’il fût tôt encore, un grand nombre de personnes, dames et gentlemen, étaient déjà réunies en ce lieu. Étendues sur des fauteuils mobiles, on les voyait se déplacer sans bruit dans diverses directions. Une douce lumière tamisée inondait tout le hall. Les quotidiens de la ville, les mêmes que j’avais aperçus s’inscrivant progressivement, en plusieurs endroits, sur les murs des maisons communes, faisaient leur apparition ici même. Un jeu spécial de miroirs les réfléchissait dans l’atmosphère, un peu en avant des parois : on évitait ainsi toute réverbération. Mon ami me fit observer à ce sujet combien de tels établissements sans domestique étaient supérieurs à ceux qui, encore attachés à l’ancienne mode, ne pouvaient se passer ni du secours de la mécanique, ni de celui de l’électricité. « Bruit et perte de temps, » affirmait-il, et il me vantait les bienfaits de la polarisation. C’était en effet par cette application de l’hypersens commun à chaque énergie vitale, que l’on était arrivé à médiatiser les forces les plus absurdement rebelles à nos appétits.

Je crus observer cependant que la plupart des gens qui se trouvaient là portaient des insignes ou des décorations. Comme j’en faisais la remarque :

« C’est, me dit mon ami, que nous respectons la hiérarchie en toute chose et que, bien qu’elle nous soit naturellement sensible par l’éducation de notre intuitif, nous tenons à la voir manifestée comme un ordre de choses naturel. Vos pères n’ont-ils pas renoncé, eux aussi, à l’inutile politesse, au bavardage rusé de leurs aïeux ?

L’évidence et la droiture sont les marques premières de notre société. Ici, l’on ne perd guère son temps à s’affirmer : chacun a sa place… Au surplus, les insignes que vous voyez là ne sont conférés par aucun gouvernement : chaque individu a le droit de revêtir l’un d’eux, une fois passé le degré de maîtrise ès arts qu’il définit. Cela correspond assez bien à vos anciens uniformes, aux costumes des corporations. Nous habillons la qualité de l’homme au lieu d’habiller l’homme tout entier. Vous comprendrez que personne ne s’en offusque. »

Comme je me récriais sur la connaissance que mon hôte paraissait avoir de nos anciennes civilisations, il me répondit avec un fin sourire :

« Ne vous étonnez pas outre mesure. Mon grand-père était un érudit fort distingué ; il s’attacha longtemps à étudier les coutumes du vieux monde européen. Il m’a laissé des quantités de papiers et des collections d’un grand intérêt. Je vous montrerai tout cela un de ces jours, quand vous viendrez me voir.

– À moins, ajoutai-je, ne l’oubliez pas, que je ne sois tôt rappelé dans le monde d’où je suis sorti ! »

Mon hôte me proposa ensuite de monter sur la terrasse supérieure du café. Pendant que nos fauteuils se déplaçaient rapidement dans une sorte de double passage en hélice, il me fit toucher du doigt et observer la qualité des murailles. Elles étaient vraiment d’une substance entière et sans soudure. On eût dit une sorte d’opale, mais plus chaude de tons.

« Vous voyez là, m’expliqua-t-il, une récente invention. Vous avez dû remarquer que, dans nos autres constructions, les blocs de verre que nous employons se disjoignent à la longue de leur ciment métallique. C’est un ingénieur hova qui a découvert ce procédé de moulage du verre en grandes surfaces : on l’obtient par la surfusion et le maintien à un très haut degré de pression. Il n’y a pas un scellement dans tout cet immeuble. »

Et comme je m’exclamais :

« Le plus remarquable, me dit mon hôte, c’est qu’au point de vue de l’hygiène, le nettoiement du sol et des parois peut se faire instantanément plusieurs fois par jour. Plus de brosses, plus de lavages. Regardez ces minces orifices en divers points de cette paroi ; ce sont les tuyaux des injecteurs qui feront passer l’oxygène à forte pression. Ajoutez qu’en moins d’un instant la désinfection parfaite s’opère par l’élévation subite de la température dans la masse vitrifiée : il suffit d’exercer une action discurrente sur les sols minéraux qui la colorent… »

À ce moment, je dus m’incliner avec précipitation pour éviter le heurt d’une sorte de corbeille fleurie qui accourait au-devant de nous. Une fort jolie femme était assise dans un fauteuil tout embaumé et enrubanné. Elle était étroitement encerclée dans une sorte de maillot chatoyant qui laissait apparaître ses formes et devait la gêner considérablement. Un négrillon jouait à ses pieds avec un morceau de bois qu’il faisait rouler sur une corde. C’était le chapeau de cette dame qui venait de me causer une telle émotion. Je m’apprêtais cependant à la saluer et à faire mes excuses ; mon ami arrêta mon geste.

« Que faites-vous là ? me dit-il tout bas en riant. C’est une actrice. Il n’y a guère que ces femmes-là aujourd’hui pour faire revivre des grâces aussi désuètes. Que voulez-vous ? Elles s’ennuient : l’on va peu au théâtre. La plupart ont pris le parti de se retirer du monde ; elles vivent avec leur miroir. On ne les voit guère sortir que dans cet appareil.

Voyez, ajouta-t-il, en arrêtant notre mouvement et désignant du doigt le splendide panorama dont nous jouissions, arrivés soudain au sommet de l’immeuble, ne vous semble-t-il pas que nous ayons progressé depuis le temps où tant de véhicules de tous ordres sillonnaient ces rues ? »

La ville s’étendait en effet comme un parterre à nos pieds, égale et claire, coupée d’allées de verdure, sans un bruit, sans une odeur, sans aucun fracas de machines. Les usines demeuraient intentionnellement isolées en certains lieux des campagnes. Des fontaines nombreuses mettaient seules un léger murmure dans l’atonie particulière de tout ce quartier. Les pauvres gens ne l’habitaient point ; on les avait relégués dans une autre partie de la ville, anciens édifices de fer où l’on voyait encore des trottoirs roulants et les extraordinaires modes de chauffage électrique de l’ancien temps.

Au centre de la ville, à peu de distance du café où nous nous trouvions, un édifice considérable attirait les regards. Il pouvait s’agir d’une sorte de conque dont l’orifice très bas et le manque de dégagements apparents indiquaient qu’il devait être à demi enseveli dans le sol. Deux hautes tours, arquées en forme de cornes, en dominaient l’extrémité antérieure. Mon ami m’expliqua que c’était une salle destinée à entendre de la musique et que les tours étaient là pour absorber l’écho.

« Il n’y a pas, ajouta-t-il, une seule partie de ce temple qui ne soit au diapason, lequel est, vous ne l’ignorez pas, donné par la tierce des vibrations sympathiques du Grand Terrestre. La musique qui a remplacé l’antique médecine des Européens est pour nous une science proportionnelle – ce que vous appeliez, je crois, une science exacte. »

Je demeurai absorbé dans une série de méditations touchant l’extraordinaire et le raisonnable des choses que je venais d’apercevoir. Le caractère le plus particulier de cette cité était évidemment l’intelligence ; d’aucune chose il n’eût été permis, même un instant, de dire : « En quoi est-elle bonne ? »

« C’est aujourd’hui Christmas chez tous nos voisins, me dit soudain mon hôte, interrompant ma rêverie. Si vous y consentez, vous m’accompagnerez encore. Je vous veux montrer quelque chose de vraiment original. »

Il fit alors signe à un des nombreux véhicules aériens qui passaient et donna à l’enfant qui conduisait une adresse, tout en acquittant d’avance le prix de la course dans un appareil automatique qui fit ouvrir la portière.

La nuit commençait à tomber. Chose singulière : à mesure que l’obscurité de l’horizon devenait plus grande, les rues de la ville, la chaussée, les maisons s’animaient d’une infinie phosphorescence. On eût cru qu’un incendie formidable avait récemment quitté tant de ruines. Mais aucune fumée ne s’élevait vers la lune pâle et la lumière devenait à chaque instant plus intense au point d’égaler presque la clarté du jour. Je m’expliquai alors l’absence totale d’appareils d’éclairage que j’avais observée dans les rues et dans les maisons.

Notre machine volante nous emportait rapidement au-dessus de la campagne, où les routes et les villages traçaient de longs rubans de feu et des taches semblables à la lumière de la ville. Un instant, nous passâmes au-dessus d’une grande étendue d’eau. C’était une mer. Mon compagnon m’expliqua qu’elle servait surtout à l’élevage des poissons dont le phosphate était si nécessaire à la vie de la moderne cité.

« Voilà, me dit-il, un signe des temps. L’homme a d’abord vécu de la forêt, puis des animaux des prairies ; il ne faut pas désespérer que le domaine pur de l’air soit un jour appelé à nous donner une alimentation plus parfaite – c’est-à-dire, je le suppose, gazeuse. Observez l’avenir de notre race, parvenue à un tel stade d’évolution ! Sa quotité de substance gazeuse lui permettra sans doute de s’alléger du fardeau de la pesanteur. – Mais, d’ici là, vous et moi, nous aurons quitté notre forme actuelle… »

Il ajouta ces mots avec un sourire amusé qui, excluant toute idée de mélancolie, montrait en lui une certitude supérieure de son avenir naturel.

Je m’apprêtais à l’interroger, à me lancer peut-être dans une discussion métaphysique, qui l’eût sans doute bien étonné, quand notre véhicule s’arrêta.

Nous étions arrivés sur les bords d’un grand cirque de montagnes. Toute lumière terrestre avait cessé ; cependant, la faible lune permettait encore de se faire une idée confuse des choses. Devant nous, sur les flancs de la cuvette était disposé un parc immense qui s’étendait jusqu’autour de nous et, tout au fond, on apercevait un château dans l’ancien style, en ce moment tout étincelant de lumières.

Un certain nombre de véhicules semblables au nôtre avaient déjà déposé des voyageurs sur la berge de notre colline. Le commandeur m’entraîna à leur suite dans la direction du château. Nous avancions rapidement à travers les arbres et, tout en marchant, mon ami m’expliquait la cause de cette commune curiosité.

« Vous êtes ici, me dit-il un moment avec une expression étrange, dans une société dont il ne faut pas trop vous inquiéter. Ce sont des gens à l’ancienne mode ; ils reviennent voir tout ce qu’ils ont aimé. La Raison de notre cité leur permet ce voyage une fois par an, à cette époque. Au-delà, il leur faudrait choisir, et le bien de rester ici les priverait à tout jamais du plaisir de nous reconnaître. Nous avons ainsi donné un sens positif aux cimetières involontaires dont vous aviez autrefois maculé vos villes. Tous ceux qui sont ici sont heureux, car ils vivent réunis dans les mêmes aspirations ; la cité a soin de leur subsistance… »

Une grande place illuminée s’offrit bientôt à nos regards – au milieu, un arbre, sapin immense, dressait ses girandoles enluminées. Des rondes de villageois, vêtus à la mode de l’ancien temps, l’entouraient ; il y avait aussi un grand nombre de religieux, de moines, de prêtres, de philosophes, de musiciens-poètes qui, cessant de se regarder d’un air soupçonneux, comme j’y étais accoutumé, paraissaient dans l’extase de considérer l’arbre. D’autres êtres plus petits, que leur costume désignait pour être des gens de justice, étaient montés sur les branches.

Au milieu, un groupe d’hommes, étrangement vêtus, discutaient et paraissaient officier à une cérémonie mystérieuse. Ils portaient des diadèmes et quelques-uns avaient le haut du corps couvert de symboles. Les rois, c’étaient des rois évidemment, paraissaient mécontents et dans l’attente d’un événement qui ne survenait pas.

Soudain, évadée des souterrains entrouverts de l’office, une armée de marmitons sortit, portant des plats. Et il y avait sur ces plats un grand nombre d’oies rôties. Les rois, les ayant soudain aperçus, firent signe aux assistants qui se mirent à genoux. Les hommes de loi cependant, qui étaient sur les branches de l’arbre, en profitèrent pour rester assis…

« Ne vous étonnez pas, me dit à ce moment mon voisin, ce sont nos fous, mais ils ne sont plus dangereux ! »

À ce moment, l’image du commandeur, qui était près de moi, devint plus diffuse.
 
 

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(Jacques Reboul, « Les Contes de la Petite République, » in La Petite République, journal de grande information politique, littéraire, trente-troisième année, n° 11947, mercredi 30 décembre 1908 ; Arthur Rackham, illustration pour The Night Before Christmas de Clement C. Moore, 1931)