Été comme hiver, j’ai par habitude de dormir les fenêtres ouvertes ; c’est sain, hygiénique, puis, je l’avoue, de mon lit j’aime à contempler le ciel, les étoiles. Mon esprit chercheur voudrait pénétrer ces mondes inconnus ; j’étudie leurs forme, leur éloignement approximatif : étude d’amateur, toute superficielle, où la science n’entre pour rien.
La lune attire plus particulièrement mon attention ; j’attends son passage avec autant d’émotion qu’un amant peut en témoigner pour une maîtresse, et, quand elle paraît dans l’encadrement, elle a l’air de s’arrêter avec complaisance comme pour mieux se faire détailler.
La nuit dernière, je ne sais pourquoi, je fus frappé par certains petits détails jusqu’alors ignorés, quelques teintes plus noires et si petites, si petites, qu’il fallait un œil exercé pour les distinguer.
Qu’étaient ces petites taches à côté des grandes ? Des trous ou des montagnes ? La fatigue fut sans doute plus grande que ma curiosité, puisque, sans m’en apercevoir, je m’endormis et fis un rêve… mais un rêve… d’ailleurs, jugez-en…
… Je me suis trouvé tout à coup dans un désert de glace ; le panorama était des plus chaotiques ; j’étais complètement nu ; la neige qui tombait, fine et serrée, me transperçait les os ; le froid sévissait intense ; me voyant seul, j’eus peur et me pris à courir en quête d’un abri ou d’un vêtement quelconque, afin de me garantir de cette froidure ; ma course fut effrénée ; à bout de souffle, n’apercevant âme qui vive, épouvanté, je me laissai glisser à terre, ou plutôt sur la neige glacée, en perdant tout espoir.
Suis-je resté peu ou beaucoup dans cet état d’anéantissement, je ne saurais préciser, mais il se fit petit à petit une sorte de réaction en moi, la crainte de mourir seul en ce lieu perdu. Mais une seconde phase s’accomplissait, les forces me revenaient, et bientôt, je me découvrais une énergie surhumaine, bien faite pour m’étonner, n’ayant jamais eu qu’une volonté relative ; le contraire opérait à mon avantage, car cette crainte à présent décuplait mon courage.
« Puisque je suis venu ici sans aide, m’écriai-je, il n’y a aucune raison pour que je ne m’en retourne de même. »
Esquissant un geste de défi, je repris ma course ; la neige continuait à tomber, mais cette fois telle une rosée bienfaisante, calmant la fièvre du premier instant ; je marchais sans arrêt, tantôt marchant, tantôt descendant, évitant des précipices, escaladant des rochers qui surgissent à chaque pas comme poussés par quelque maléfice, puis partout des montagnes, encore des montagnes effondrées, formant un indescriptible amas. Plus loin, çà et là, des fleuves gelés, bordés d’arbres pétrifiés ; aucune végétation, nulle créature humaine ou animale.
Une catastrophe avait sûrement bouleversé ces amas. Par sa désolation, ce désert devait porter le deuil de quelque terre malfaisante.
Était-ce le secret espoir de trouver quand même une issue ? une idée me poussait en avant et, malgré le froid, la sueur perlait mon corps.
D’abord espacées, les montagnes devinrent si pressées que je crus un moment ne pouvoir aller plus loin. Me croyant bloqué tout à coup, je me mis sans hésiter à la recherche d’un chemin ou d’une crevasse qui me permît de passer. Après d’infinies recherches, je découvris enfin une sorte de couloir, de boyau pour mieux préciser, qui semblait se terminer en cul-de-bouteille ; je m’y engageais néanmoins, quitte à revenir sur mes pas, quand une clarté venant du fond me fit supposer qu’un débouché pouvait fort bien exister de ce côté. Je ne m’étais pas trompé ; au bout de ce boyau, le chemin tournait brusquement. Une fois arrivé à ce détour, je m’arrêtai, médusé ; deux montagnes, par leur disposition, formaient une échancrure qui me permettait d’entrevoir, à moins d’illusion, une vaste étendue ressemblant à une plaine.
À en juger par la couleur brune de cet espace, la terre devait commencer là, et les glaces se terminer en même temps que les montagnes ; fouler cette terre de mes pieds me causait d’avance une joie folle ; j’allais donc pouvoir m’orienter, découvrir immanquablement à l’horizon une ville, un village, quelque habitation enfin. Je me dirigeai en hâte vers cet endroit rêvé et l’atteignis en quelques enjambées. Ma désillusion fut grande ; ce que je prenais pour une plaine était un gouffre béant ; la couleur brune, entrevue par l’échancrure, n’était que l’ombre formée par la paroi du trou. Je serais infailliblement tombé dedans si l’instinct de la conservation ne m’avait fait faire un brusque saut en arrière.
Autant pour me rendre compte que décidé à tout pour sortir de ce guêpier, je me couchai à plat ventre sur le bord, ne laissant dépasser que ma tête afin d’éviter le vertige causé par l’attirance de ce vide immense et me mis à regarder curieusement le fond de l’abîme. J’y découvris un ciel pur constellé d’étoiles ; ça ne pouvait être que la réverbération causée par une nappe liquide, du moins je le crus ainsi. Je relevai donc la tête afin de juger si l’un était la conséquence de l’autre et ne vis au-dessus du désert qu’un ciel nuageux, sans couleur définie, avec un soleil rouge si éloigné qu’aucune chaleur ni clarté ne s’en dégageaient ; j’en conclus naturellement que cette terre était percée de part en part…
J’étais en train de contempler en sûreté ce phénomène de l’infini vu par en bas, en me servant du trou comme d’un télescope, quand un rire sardonique me fit subitement tourner la tête. Stupéfait à juste titre d’entendre une voix autre que la mienne, alors que je me croyais définitivement seul… je vis en effet qu’un être humain était là.
Donner une description exacte de l’homme qui se trouvait tout à coup derrière moi serait difficile ; je me contenterai de l’esquisser en trois mots : Taillé en hercule, l’air énergique et farouche, il incarnait le type du vrai mâle ; son costume noir, duquel émergeaient la tête et les mains blanches comme le marbre, me parut de velours, mais il moulait si bien le corps, en suivait si parfaitement les moindres mouvements, que j’acquis vite la conviction qu’il était naturellement fait de poils fins et soyeux.
Ses yeux, en me toisant, brillaient ; j’ouvris la bouche pour parler, aucun son ne sortit. Après quelques minutes d’inspection, un peu de pitié détendit enfin ses traits, les yeux se firent moins sévères, et, d’une voix plus douce que je n’aurais pensé, il me demanda dans un dialecte que je compris fort bien :
« Que faites-vous ici ?
– Je n’en sais trop rien, répondis-je ; j’erre à l’aventure et serais très heureux de connaître le chemin de ma retraite ; il fait un peu trop froid en cette contrée !
– Le chemin ? fit-il étonné, mais il est à vos pieds.
– À mes pieds ?
– Oui ! ce trou qui est là y conduit directement ; un simple saut, et vous serez rendu plus vite que vous ne pensez.
– Jamais de la vie ! dis-je en frémissant. Me précipiter comme ça dans l’espace ?… n’y songez pas.
– C’est pourtant le seul moyen. Enfin, tant pis pour vous, votre refus vous condamne à rester dans cet enfer de glace !
– L’enfer ? L’enfer ? On y brûle dans un enfer, on n’y gèle pas. Donnez-moi au moins quelque chose pour me couvrir.
– Je n’ai rien à vous donner ; la nature vous avait habillé de poils tout comme moi et les animaux de votre planète. Quel besoin aviez-vous de vous épiler ? ah ! vous êtes bien terrien ; les Lunairiens étaient cependant des sots, mais pas à ce point-là tout de même.
– Les Lunairiens ?
– Oui, Lunairiens ! habitants de la Lune, si vous préférez !
– Je suis donc dans la Lune ? demandai-je avec un haut-le-corps.
– Ne le saviez-vous pas ?… Alors, vous vous êtes embarqué sans idée arrêtée ; vous êtes venu ici comme vous seriez allé ailleurs. »
L’impatience commençait à me gagner.
« Oh ! vous m’en demandez trop à la fin. Je suis là malgré moi, et ne demande qu’une chose, m’en aller !
– Sautez dans le trou ! fit-il laconiquement.
– Non ! non ! non !
– Alors, restez !
– Mais c’est épouvantable ! hurlai-je en m’écroulant sur la glace ; que diront les miens quand ils ne me verront plus ? »
Machinalement, mes yeux scrutaient l’abîme, au bord duquel je venais de m’affaler. Cette vue ne me causait plus aucun malaise ; le vertige avait disparu. « C’est égal, pensai-je en aparté, j’ai entendu dire bien souvent que certaines gens faisaient des trous dans la Lune, mais je n’aurais jamais cru qu’il pouvait y en avoir un de ce calibre. »
Comme si le Lunairien avait compris ma pensée, il me dit :
« Ce trou vous étonne ? c’est moi qui l’ai creusé.
– Allons donc ! seul ?
– Du moins, l’idée me revient de droit ; j’en ai dirigé les travaux.
– C’est curieux !
– Oui ! fit-il d’un air sombre. Au fait, puisque vous ne paraissez pas très pressé de faire le saut nécessaire à votre délivrance, je veux vous faire connaître le motif qui m’a poussé à détruire cette planète ; ça servira de leçon à vous et aux vôtres. »
J’ébauchais un signe d’assentiment.
*
Il commença :
« Vous n’êtes pas sans savoir que toutes les planètes émanent les unes des autres ; de certaines d’entre elles, après un cataclysme qui les bouleverse de fond en comble, des quartiers se détachent, circulent dans l’espace en produisant une traînée lumineuse ; ces quartiers de terre passent à proximité d’autres parcelles ; une sorte d’aimant les attire l’une vers l’autre, elles se soudent ensemble et forment une planète nouvelle. Vous avez, du reste, dans le Jardin des Plantes de votre capitale, des bolides composés de terre, de rochers et de fougères ; en vous ajoutant, maintenant, qu’il y avait dans la Lune des mines aurifères et des placers de diamant, vous ne serez plus étonné. »
Ce Lunairien commençait véritablement à m’intéresser.
Il reprit :
« La Lune était aussi fertile que la Terre ; tout y contribuait pour que ses habitants fussent heureux. Par malheur, il en fut ici comme chez vous. Sous prétexte de civilisation, on construisit des palais, des parlements, des églises. Les Lunairiens, qui vivaient fraternellement en s’occupant de chasse et de pêche, devinrent ennemis quand l’or et les diamants circulèrent sous forme de monnaies et de parures. Ce métal et ces pierres eurent le don de déchaîner la cupidité, d’allumer les convoitises ; les plus honnêtes, étant moins tentés, continuèrent leur vie de labeur ; les fainéants, qui ne demandaient qu’à vivre aux dépens des laborieux, se firent accapareurs et manœuvrèrent pour en amasser le plus possible. De cette situation naquit la différence des castes ; on créa des titres ; il y eut des rois et des seigneurs, des vassaux et des serfs ; la force primant le droit, les uns pressurèrent les autres.
Il y avait par conséquent deux sectes : les seigneurs et les serfs ; il y en eut une troisième pour s’engraisser aux dépens des précédentes ; elle était composée de prêtres qui prônaient l’existence d’un Dieu. Ils prêchèrent la pauvreté, la simplicité, l’abstinence, ce Dieu, paraît-il, n’aimant que les humbles ; ceci pour amener le riche à leur abandonner ses biens et empêcher le pauvre de les convoiter. Mais, voyant que tout n’allait pas assez vite, ils inventèrent la confession, qui les rendaient maîtres de tous les secrets. Ceux qui ne pratiquaient pas et dont ils ne pouvaient obtenir les révélations se voyaient traités d’hérétiques et passaient devant un tribunal, appelé « La Sainte Inquisition, » où on leur infligeait les pires tortures. Au nom de ce Dieu soi-disant magnanime, ces prêtres infâmes commettaient les crimes les plus atroces.
Les siècles passaient… Pourtant, un jour, le peuple, lassé, se mit à gronder ; une révolution éclata, terrible… J’eus alors un frémissement de joie… Enfin, un monde nouveau allait donc surgir, sans aucun doute plus propre que l’autre. Rois, seigneurs et prêtres furent chassés, les titres abolis. De ce cataclysme, une devise sortit majestueuse ; elle avait nom « Fraternité. » Je crus fermement à l’émancipation complète de ce peuple ; il n’en fut malheureusement rien ou à peu près. Son effervescence eut la durée d’un feu de paille et il y gagna peu de chose. D’autres tyrans revinrent, accompagnés de la secte maudite des prêtres, et tout recommença.
Le peuple eut toutefois le droit d’élire des représentants. Parmi ceux qui se firent nommer, à part quelques exceptions et tout en sortant de son sein, il n’y en eut pas un qui ne changeât d’opinion en arrivant au pouvoir, et, malgré le mot « Fraternité, » les guerres recommencèrent plus effroyables que jamais. C’en était trop ! Que de boue contenue en chaque âme de Lunairien ; aucun n’était à même de comprendre ce mot sublime : « Fraternité. » Le dégoût soulevait mon cœur ; la haine, une haine mortelle qui coulait en moi depuis des ans contre des êtres aussi abjects, éclata soudain, terrible et sans merci ; je résolus la perte de ce monde indigne. »
L’air du Lunairien m’en imposait ; des éclairs jaillissaient de ses yeux ; il était arrivé au paroxysme de la colère ; mais, reprenant tout à coup son sang-froid, il se recueillit quelques instants. Un silence succéda à sa voix de tonnerre.
Plus calme, il me montra l’abîme.
« Vous voyez ce trou ? » dit-il.
Je fis signe que oui.
« Eh ! bien, c’est moi qui l’ai creusé. Autrefois, cet endroit était plane ; je le choisis parce que cette place est l’exact milieu de la planète. Quand j’atteignis quelques milliers de mètres de profondeur, j’y enfouis une grande quantité de poudre et de rocs. L’œuvre de destruction achevée, je mis le feu. »
Un sourire diabolique traça une sorte de rictus sur sa face, reflétant une haine qui me semblait ne pouvoir jamais s’éteindre, puis le rire succéda, ouvrant sa bouche infernale où des éclats sautaient comme des coups de canon qui me saisirent d’épouvante.
Son rire s’apaisa enfin, à ma grande satisfaction.
« Non, fit-il, aucune catastrophe ne pourra rivaliser. Hein ! qu’en pensez-vous ? À moi seul, j’ai fait sauter la Lune. Les effets de la poudre se sont fait sentir aussi bien en dessous qu’au-dessus. Ayant creusé mon trou à 5000 mètres, et la croûte n’ayant que 10000 mètres de diamètre, l’explosion fit sauter les 5000 mètres inférieurs et la planète se trouva transpercée de part en part.
Ainsi trouée, elle perdit sa stabilité dans l’espace et s’éloigna du soleil avec une rapidité excessive ; n’étant plus actionnée par les rayons solaires, les feux souterrains s’éteignirent et la Lune devint planète morte ; aucun être n’y peut vivre désormais.
« Mais vous, qui êtes-vous donc ? demandai-je, la voix étranglée.
– Je suis le TEMPS ! répondit-il. Défiez-vous, Terriens, que votre mappemonde ne subisse le même sort, en commettant les mêmes erreurs. »
Le Lunairien s’approcha de moi et me mit la pointe du doigt sur mon épaule nue ; je ressentis une douleur semblable à celle causée par un fer rouge ; j’opérai un saut arrière et tombai dans le trou.
Un bond que je fis dans mon lit me prouva que je revenais dans mes pénates. J’ouvris les yeux et goûtai un bien-être en voyant les objets familiers.
C’est égal, j’éviterai à l’avenir de regarder la lune avant de m’endormir ; le voyage manque par trop d’agrément et je crains les pneumonies.
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(Victor Gadaix, in Le Libre Penseur de France et de la libre pensée universelle, journal anticlérical de défense socialiste, républicaine et laïque, huitième année, n° 19 et 20, 1er et 15 octobre 1912 ; Camille Flammarion, Astronomie populaire, planche VII, Paris : C. Marpon et E. Flammarion, 1880 ; « La Terre vue de la Lune » [détail], gravure de W. Jähnichen, 1885)