D’après le récit fantastique et scientifique de S. Newcomb,
professeur d’astronomie
M. Newcomb, professeur d’astronomie, vient de développer dans la revue américaine Mc Clure [sic] Magazine de New-York, une hypothèse très fantaisiste, mais à base scientifique, sur la fin du monde, c’est-à-dire sur les phénomènes qui peuvent amener la destruction de notre globe.
Ce récit dramatique a provoqué de l’autre côté de l’Atlantique une vive sensation, ce qui nous engage à le résumer pour les lecteurs de Mon Dimanche auprès desquels il obtiendra, je n’en doute pas, le même succès.
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Un sinistre avertissement envoyé par les Martiens
Siècle après siècle ont passé et l’humanité vient d’atteindre un degré de civilisation et de perfection morale qui dépasse les rêves les plus extravagants des utopistes.
Toutes les découvertes imaginables sont depuis longtemps des faits accomplis, et la vérité scientifique est appliquée aux besoins les plus variés de la vie.
Aux arrêts de la guerre ont été substitués les tribunaux internationaux. L’art de gouverner a été amené à son expression la plus parfaite.
Les hommes les plus malheureux de la terre sont les journalistes, car la vie est devenue si régulière, si pacifique et si uniforme que les journaux n’ont plus rien à publier ; leur tâche se réduit à rédiger les bulletins du mouvement de la population et les phénomènes météorologiques.
Depuis trois mille ans déjà, l’humanité est entrée en communication avec les habitants de Mars.
Pendant des siècles, les Terriens ont vainement attendu la réponse des Martiens, mais enfin, un beau jour, dans les steppes de la Sibérie, on a pu distinguer les signaux des habitants de Mars.
Depuis lors, les astronomes ont établi un télégraphe interplanétaire dont la station principale a été érigée au sommet de l’Himalaya. Nos lointains confrères de Mars, qui sont beaucoup plus avancés que nous en connaissances astronomiques, nous annoncent souvent l’apparition de nouveaux astres longtemps avant que nos astronomes aient la facilité de les distinguer.
Voici comment, un beau matin, les Martiens, avec force signaux, nous communiquèrent une nouvelle sensationnelle : une bizarre étoile opaque venait de surgir et suivait une orbite très vague.
L’apparition de semblables corps célestes étant très rare, – on en comptait à peine vingt en dix mille ans et la dernière était apparue trois siècles auparavant, – cette nouvelle produisit un certain émoi.
Bientôt, les astronomes purent découvrir par leurs calculs que l’étoile n’avait pas d’orbite, qu’elle s’acheminait sur le soleil avec une vitesse toujours croissante, qui pour le moment était de 30 kilomètres par seconde, et que dans deux cent dix jours elle atteindrait l’astre qui nous éclaire.
Réfugiés dans un souterrain
Le plus avisé des hommes à cette époque fut le professeur de physique de la ville de Hattam, une superbe métropole qui avait surgi sur les ruines de New-York, détruit par un tremblement de terre plusieurs siècles auparavant.
Le professeur Salsom, pour protéger ses expériences contre les variations atmosphériques, avait creusé son laboratoire sous terre. C’était un immense souterrain à deux étages, dont le plus élevé avait trente mètres de profondeur. Il comprit aussitôt la portée du terrible phénomène astronomique qui se préparait. Sans prévenir personne, il accumula des provisions de toutes espèces dans ses vastes sous-sols, ainsi que des semences de presque toutes les plantes connues.
Un matin, il convoqua tous ses assistants et leur dit : « J’ai fait une très grave découverte : vous connaissez ces astres capricieux qui surgissent tout à coup et augmentent démesurément de chaleur et de lumière, puis au bout de quelques mois reviennent à leur état primitif et se transforment en nébuleuses ? En rapprochant ce fait incontestable de l’apparition à longs intervalles des étoiles opaques, lesquelles, comme vous le savez, se meuvent sans direction bien déterminée, je suis arrivé à cette conclusion : « Lorsqu’un de ces corps rencontre sur sa route un astre quelconque, il en brise l’enveloppe extérieure, livrant ainsi passage aux torrents de feu que cet astre recèle dans son intérieur. Eh bien ! je crois que tel est le choc que doit subir le soleil au mois de décembre prochain. Si mon hypothèse est juste, la chaleur et la lumière augmenteront d’intensité dans de telles proportions, qu’elles tueront tout être vivant sur notre planète…Assurément, je peux me tromper et je ne voudrais pas répandre sans raison la terreur parmi mes semblables, mais je n’ai pas le courage de vous abandonner à votre sort, vous qui représentez ma famille en ce monde. Aussi je vous invite à vous réfugier dans mes souterrains avec vos femmes et vos enfants au moment critique. Mais en attendant, je vous recommande de garder le secret absolu. »
L’étoile opaque
Malgré la discrétion de l’astronome et de ses amis, une vague intuition de la vérité commença à se faire jour. Les hommes, pris d’inquiétude, assiégèrent de questions le professeur sur les conséquences possibles du phénomène. Ils insistèrent si vivement que Salsom fut contraint de leur révéler ses appréhensions tout en les atténuant le plus qu’il put.
Le professeur de logique de l’Université de Hattam combattit par de solides arguments les conclusions de son collègue : il se fondait sur l’expérience de milliers d’années, et nia catégoriquement la possibilité d’une semblable catastrophe.
Pendant que les hommes se complaisaient dans ces discussions, l’étoile opaque restait encore invisible à tous les yeux, perçue seulement par les puissantes lunettes des astronomes de l’observatoire. Puis, peu à peu, l’étoile mystérieuse se rapprocha du soleil, se mettant ainsi à la portée des plus faibles télescopes, et enfin, elle devint visible à l’œil nu.
Ce ne fut plus un secret pour personne que la catastrophe surviendrait le 12 décembre, pendant que le soleil, couché pour l’Europe, luirait encore sur la plus grande partie de l’Amérique et du Pacifique.
Le matin de ce jour néfaste se leva, calme et clair.
Les hommes, tout effarés, virent là un bon augure. Les plus courageux se munirent de verres fumés pour observer le soleil. L’astre avançait, impassible, vers l’occident, tandis que l’étoile, de plus en plus rouge, brillait à chaque instant d’une lumière plus intense et qu’on voyait diminuer sans cesse la distance qui la séparait du soleil.
La catastrophe
Tout à coup, un frémissement d’horreur secoua toute la population de Hattam : l’étoile opaque était entrée en contact avec l’enveloppe lumineuse externe du soleil.
Quelques secondes s’écoulèrent, et la tache ronde qu’elle formait disparut comme par enchantement, tandis qu’à sa place surgissait un disque d’un éclat si intense que les verres fumés ne suffisaient plus à protéger les yeux.
Le nouveau disque, plus lumineux que le reste de la superficie solaire, mais égal en dimension à l’étoile disparue, grandissait et augmentait d’intensité dans une progression des plus inquiétantes. Dans l’espace d’une demi-heure, la lumière torride toucha au soleil, se projetant sur lui en forme d’éventail.
Une splendeur ultra-terrestre illumina le paysage, faisant briller les cailloux comme des diamants.
Le disque solaire avait doublé de dimension et la lumière quadruplé de force.
La terre, dans son mouvement de rotation, exposait successivement chaque partie du globe au terrible foyer destructeur.
Quand le soleil se coucha sur San Francisco, la température était encore tolérable. Mais bientôt des nouvelles arrivèrent de la Chine et des Indes, annonçant que dès le matin les hommes n’avaient pu tenir que quelques moments dehors.
Vers midi, tout le monde dut se retirer dans les caves, pour se mettre à l’abri de l’horrible chaleur.
Les nouvelles d’Europe étaient encore pires.
De Londres, les télégrammes se succédaient, annonçant que la population travaillait fiévreusement à mettre hors d’atteinte des rayons solaires les objets combustibles.
Toutes les pompes de la métropole inondaient sans trêve les toits des maisons.
Malgré ces précautions, vers onze heures du matin, un premier incendie éclata spontanément, en dépit de toutes les précautions.
Bientôt, les incendies surgirent par centaines, de sorte qu’à deux heures toute la cité était en flammes. Le service du télégraphe s’était réfugié dans les caves de l’édifice qu’il occupait. Une dépêche survint qui annonçait qu’une violente tempête partie de l’Atlantique avait atténué l’horrible chaleur et éteint l’incendie sous une pluie diluvienne.
Ce rayon d’espoir ne tarda pas à s’évanouir, car le vent augmenta avec une telle véhémence qu’il se transforma en un effroyable cyclone qui rasait tout sur son passage, enlevait les toits et livrait les maisons à l’inondation.
Vers trois heures, le soleil dissipa de ses rayons ultra-puissants les nuages, et brilla plus ardent que jamais et plus meurtrier.
Tous les services publics furent forcément interrompus, et même celui du télégraphe.
La dernière nuit en Amérique
Avertie par les expériences des Européens, l’Amérique adopta les mesures de préservation les plus énergiques.
Dès l’aurore, les pompes de Hattam étaient à leurs postes, prêtes à fonctionner, tandis que tout ce qui était combustible était recouvert de grosses bâches imbibées d’eau.
Toute l’ingéniosité de la population tendait à trouver des moyens de défense contre le fléau.
La journée se passa comme en Europe, mais la scène qui suivit le coucher du soleil enleva aux hommes leurs dernières illusions. Le soleil avait pris une expansion si démesurée qu’une heure s’écoula depuis le moment où une extrémité de son disque toucha l’horizon jusqu’à ce que l’astre entier disparût. Et quand il fut devenu invisible, au lieu du crépuscule, une grande lueur sanglante emplit tout le firmament et transforma la nuit en jour.
À minuit, la voûte céleste resplendissait encore comme une aurore boréale dix fois plus intense que toutes celles qu’on avait observées jusque-là.
C’était un spectacle enchanteur, merveilleux, dont la beauté formait un contraste tragique avec le suprême cataclysme.
Mars continuait à briller d’un éclat qu’on ne lui connaissait pas, mais les observateurs de l’Himalaya ne distinguaient plus le moindre signal sur toute sa superficie.
Les communications avec les autres continents avaient cessé totalement.
Dans un isolement absolu, l’Amérique attendait l’aurore, qui devait être l’aube du dernier jour de tous les humains.
La fin des Américains
Si quelqu’un se flattait encore que le soleil, pendant sa course dans l’autre hémisphère, perdrait un peu de son effroyable chaleur, il ne tarda pas à perdre cet espoir chimérique.
Vers trois heures du matin, le soleil commença à blanchir, et soudainement une intense lumière remplit le ciel, augmentant dans de telles proportions qu’une heure avant le lever de l’astre, les yeux ne pouvaient plus en supporter l’éblouissement.
Et quand enfin le soleil apparut, ses rayons s’abattirent sur l’Amérique comme des torrents de feu.
Tout s’enflammait !
Les pierres elles-mêmes s’effritaient ; de grands blocs de marbre calciné perdaient leur centre de gravité et tombaient du haut des tours et des édifices, comme projetés par la secousse d’un tremblement de terre.
La population terrorisée se réfugiait dans les grottes, dans les caves, dans les galeries souterraines, partout où elle pouvait trouver un abri contre le feu dévorant de l’astre.
Dans le laboratoire souterrain
Le professeur Salsom, avec ses assistants et leurs familles, pouvait voir à travers une fissure qui s’était produite dans le toit du laboratoire l’effroyable phénomène qui s’accomplissait au-dessus de leurs têtes.
Tout l’océan bouillonnait comme une chaudière pleine d’eau en ébullition, et un ouragan impétueux répandait partout ces vapeurs brûlantes.
Les pierres pulvérisées par la chaleur, mouillées par la pluie, formaient des rivières de boue, qui noyaient tous ceux qui n’avaient pas encore succombé à la terreur.
Le professeur Salsom et ses amis furent obligés de s’enfoncer encore plus profondément dans les souterrains du laboratoire qu’il avait creusé dans les entrailles de la terre.
L’eau, qui envahissait tout, comprimait fortement les portes de fer du laboratoire : les battants métalliques surchauffés brûlaient la main, mais résistaient victorieusement à la formidable poussée, bien que d’insignifiants jets d’eau bouillante s insinuassent par les interstices.
La sortie du laboratoire – Fin de la race humaine
Mais bientôt les quelques survivants de l’humanité en furent réduits à envier le sort de leurs frères qui dormaient du sommeil éternel et ignoraient les tortures d’une semblable prison.
Les provisions accumulées étaient suffisantes pour deux ans et, quand l’air respirable venait à manquer, il y avait dans le laboratoire tout ce qu’il fallait pour en produire en abondance.
Ils avaient aussi la lumière électrique à leur disposition. Mais ils étaient condamnés à l’oisiveté la plus absolue, murés vifs dans les profondeurs de la terre, et placés dans l’impossibilité de tenter quoi que ce fût pour leur salut. De temps en temps, l’un de ces malheureux, plutôt pour tromper son oisiveté que dans l’espoir d’aboutir à quelque chose, s’approchait de la porte de fer pour se rendre compte des effets de la pression exercée par l’eau. Le métal était toujours incandescent.
Enfin, sans qu’aucun des prisonniers pût préciser combien de temps s’était écoulé depuis leur captivité, ils se décidèrent à ouvrir la porte et à tenter une sortie.
Une coulée de boue qui montait à la hauteur du genou, chaude mais non brûlante, remplit les couloirs.
Les captifs y plongèrent sans hésiter et parvinrent ainsi, non sans peine, à l’air et à la lumière.
Ils ne pouvaient se rendre compte si c’était le jour ou la nuit.
On n’apercevait pas trace du soleil, mais une grande clarté diffuse remplissait le ciel, comme une masse nébuleuse douée d’un rayonnement de lumière exceptionnel.
De grosses nuées enflammées couraient de-çà de-là dans l’espace, s’unissaient et se séparaient, et se groupaient de mille façons.
La température était à peine supportable, mais, en comparaison de l’air suffocant du souterrain, elle parut délicieuse au professeur et à ses amis.
De l’ancienne vaste métropole, il ne restait plus trace, pas même des ruines. Non seulement tout vestige de travail humain avait disparu, mais même celui de la nature était effacé.
De tous côtés, rien que des fleuves de boue, pas de végétation, pas un insecte, pas un oiseau, pas même un champ où tracer un sillon et jeter quelques semences !
Quand le professeur s’était emmuré dans son laboratoire souterrain, il avait emmagasiné des graines, afin de pouvoir semer et repeupler la terre.
Maintenant, cet espoir s’évanouit.
« Voyez le cours immuable de l’évolution, dit le professeur à ses amis, d’un ton grave et lent. Le soleil, qui, pendant des millions d’années, a donné la lumière et la chaleur à notre système et a fécondé la terre, menaçait de succomber et de devenir une vaste masse morte ; seule une catastrophe immanente, comme celle à laquelle nous venons d’assister, a pu ranimer ses énergies mourantes. Le soleil est revenu à l’état dans lequel il était avant qu’il eût existé une terre prête à recevoir ses rayons. Il reprendra peu à peu la forme sous laquelle nous l’avons connu ; il recommencera avec le temps son œuvre bienfaisante et vivifiante. Mais une race, comme l’individu, pour se rénover, doit mourir. Des millions d’années passeront peut-être avant que la vie refleurisse sur la terre et se développe plus parfaite peut-être qu’auparavant. Notre refuge ne nous a pas sauvés ; comme nos frères disparus, nous appartenons à la race destinée à périr. »
Tous inclinèrent la tête, résignés, et attendirent la mort…
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(Michel Delines, in Mon Dimanche, revue populaire illustrée, n° 53, dimanche 6 décembre 1903 ; repris dans La Charente, organe républicain quotidien, trente-deuxième année, n° 2878, jeudi 10 décembre 1903. Ce récit est un résumé de l’article du professeur Simon Newcomb, « The End of the World, » que nous reproduisons ci-dessous, avec les illustrations de Henri Lanos)
SIMON NEWCOMBE : THE END OF THE WORLD
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(Simon Newcomb, illustré par Henri Lanos, in McClure’s Magazine, volume XXI, n° 1, mai 1903)