La dernière fois que je vis le comte Mérens, c’était à Londres, quelques mois avant sa fin tragique et deux ans avant la guerre. Nous avions dîné au « Junior Carlton Club, » et nous nous promenions, en causant, dans « Pall mall » par une soirée de ces étés londoniens si particuliers, dont je n’ai jamais ressenti ailleurs le pénétrant enveloppement ; car il conserve toute la jeunesse du printemps, délicatement teintée de la sagesse de l’automne. Londres, qui commande aux océans, garde même dans ses rues un parfum de cordages et d’entreponts, et l’odeur opiacée dont le tabac de Virginie imprègne l’atmosphère évoque pour notre rêve les voyages aux îles merveilleuses et les grands navires qui sillonnent les mers, chargés de cargaisons orientales. Cette cité grise de brume et grise de fumée, qui paraît découpée dans une toile de Turner, réalise un paradoxe inouï, en étant, au milieu de ses prairies du Nord, où le soleil ne hasarde qu’un regard furtif, un comptoir de l’antique Hellade ; fabuleux vaisseau qui porte dans ses flancs le monde des affaires et accroche à ses mâts le temple de la beauté.

Cette année, je n’y séjournai pas. Je ne faisais que traverser la ville, allant demander aux cloîtres d’Oxford, que la saison vêtait de silence, une consolation à une douleur qui venait pour toujours de briser mon cœur. J’allais chercher dans les souvenirs de mon adolescence heureuse une raison nouvelle d’espérer, la mort de ma plus chère tendresse ayant détruit à jamais les illusions que ma jeunesse réclamait de la vie. Dans la capitale britannique, où tant de fois j’étais venu avec elle, mon deuil me paraissait plus cruel, et toute cette ambiance dont je lui avais appris le charme mystérieux transformait mes souvenirs en une réalité dont l’absente avait emporté le bonheur.

J’en parlais à Mérens, lui disant ma solitude morale et physique, maintenant que la femme exquise, qui était tout mon amour, m’avait laissé seul au détour du chemin, ayant peut-être encore un long espace à parcourir. Je lui expliquais le vide que créait dans mon existence la disparition de l’être qui la remplissait tout entière : sorte d’abîme qui m’attirait, me donnant le vertige, où j’aurais voulu me précipiter, si mes principes n’avaient point écarté de ma pensée l’idée du suicide. Vivant, je m’étais enseveli dans le cercueil de ma détresse, et toute l’agitation qui m’environnait me semblait faire partie d’un monde auquel je n’appartenais déjà plus. Les plaisirs d’autrefois prenaient dans ma mémoire des aspects de mascarades tragiques, et le bruyant bal paré que se donne notre fantaisie pour distraire son ennui semblait, dans le recul des jours, une ronde de spectres dans le néant. Chaque heure, chaque instant que j’avais dérobé à l’amour de cette femme étaient des coups de poignard dont se martyrisait ma douleur. Mérens m’écoutait avec patience, me regardant fixement. Il arrêta, par un geste calme, le flux de mes paroles révoltées.

« J’ai perdu des êtres chers, me dit-il. Je n’ai pas de morts. Bien souvent les vivants sont des morts, tandis que les morts sont toujours des vivants. Cette femme, que vous pleurez, renaît dans chacune de vos larmes et c’est ainsi que se matérialise dans le mystère qui nous entoure sa présence immatérielle. Jamais vous n’avez été plus près d’elle. Si vos sens limités n’en perçoivent pas la douce tendresse, qui se penche bienfaitrice sur votre vie et la dirige au gré de sa sagesse, ce n’est pas une raison pour qu’elle ait disparu dans un anéantissement total. Au contraire, la fusion de vos âmes n’a jamais été plus intense. Évoquez la belle image de votre religion romaine quand elle vous parle de l’ange gardien. Plus tard, quand votre chagrin se sera apaisé et qu’une douleur douce aura remplacé l’âpreté du mal qui vous terrasse, demandez-vous quel est cet instinct qui vous dirige pour un effet salutaire, quelle est cette force à laquelle vous obéissez sans résister et dont vous ressentez l’heureux bénéfice. Vous parlez de chance. La chance est un mot. La chance n’existe pas. Il y a la récompense des nobles sentiments, et c’est la présence immatérielle. Elle se révèle à nous de temps à autre. Tenez, mon cher ami, il est probable que je quitterai ce monde avant vous ; j’ai beaucoup d’amitié pour vous, votre sensibilité m’a intéressé ; je vous promets de me manifester à vous un jour, alors que depuis des années je ne serai plus sur cette terre. Souvenez-vous de la rose rouge que je porte à ma boutonnière. »

Ainsi parla le comte Mérens, par un soir de juillet anglais qui avait déjà le parfum du passé. Plus jamais je ne devais en goûter le charme étrange, comme plus jamais je ne devais revoir Jacques Mérens. Si pour l’un la mort vint, pour l’autre ce furent les événements qui transformèrent le monde et qui, voulant en bannir l’aimable féerie dans le torrent du fer, du feu et du réalisme, en ont chassé pour toujours la douce chanson du rêve et l’ensorcelante danse du caprice.

Souvent j’évoquais cette conversation que nous avions eue, Mérens et moi. Dans une incrédule crédulité, j’attendais en vain la manifestation de sa présence, qui ne se réalisait point. L’oubli même finit par en dissiper l’espoir ; ainsi fuit le dernier soleil d’été dans la brume humide de l’automne.

Cependant, les peuples heurtèrent leurs convoitises et leurs jalousies dans la farandole du crime ; les uns défendant leurs trésors millénaires, les autres n’ayant que le goût de la proie. Je pris une part active à cette chevauchée dans le drame. Mes fortunes furent diverses et je vis cette guerre sous de changeants aspects dont je garde encore un souvenir étonné.

En février 1917, le régiment d’infanterie auquel j’appartenais occupa, aux pieds des pentes de Craonne, le secteur du bois des Buttes. Le régiment tenait les premières lignes dans ce coin pittoresque qui avait été un endroit charmant et qui gardait, dans sa désolation, une mélancolie de parc abandonné. Il faisait très froid. Depuis des semaines, la neige était tombée sans arrêt, nous enveloppant dans un cercueil de silence auquel venait s’ajouter le silence vivant de la tranchée, que seul déchirait de son cri dramatique le vol de l’obus. C’est à ce moment que se rapporte l’événement extraordinaire que je veux relater ici. C’était une nuit calme. La lune promenait sa froide lumière dans un ciel aussi vert que ces vieux étangs oubliés au fond des bois et que les plantes d’eau se plaisent à vêtir de leur mystère. La neige avait cessé de tomber. Comme tout était glacé, son enroulement autour des fils de fer barbelés, des mille défenses des boyaux, des enchevêtrements de poutres et de portes, formait de merveilleuses fleurs, des plantes de magie et d’ensorcellement, des arbustes aux formes d’enchantement, et tandis que, surveillant la vigilance des sentinelles, j’errais dans ce véritable décor du plus fantastique ballet russe, j’avais la sensation très nette de promener ma fantaisie dans un jardin japonais aux fleurs de jade. Au loin, l’orgue du canon jouait sa marche funèbre ; au-dessus de ma tête, dans le ciel clair, sifflaient, pour accompagner leur sinistre parcours, les puissants messagers de la mort. C’était magnifiquement, douloureusement beau.

Je m’étais assis au pied d’un arbre, dans la neige, oubliant la réalité monstrueuse pour ne songer qu’à la féerie où mon rêve m’avait convié. Hélas ! j’en fus rapidement tiré par la soudaineté d’un violent bombardement. En l’espace d’un instant, mon étrange roseraie aux fleurs de nacre disparut dans la pluie de fer qui s’abattait sur elle. Évidemment, l’ennemi allait tenter un coup de main sur nos tranchées. Il me fallait en toute hâte regagner mon abri, assez éloigné, pour donner des ordres aux agents de liaison, si auparavant je n’étais pas tué ou blessé. À ce moment, une voix que je connaissais si bien chanta ces mots à mon oreille : « Les morts sont toujours des vivants ! » et un parfum de roses m’enveloppait, m’attirait, me happait. Dans une demi-inconscience, j’en suivis la trace parfumée qui me guidait à travers les mottes de terre soulevées, les fils de fer arrachés, les sacs de protection éventrés, les arbres déchirés. Mon calme et ma tranquillité étaient invraisemblables. Je continuais ma route paisiblement, au milieu du tumulte effroyable, indifférent au danger, à la mort possible, à la blessure certaine, me laissant porter par cette odeur de roses qui me conduisait à mon abri. À ce moment, les fusées, signaux rouges, incendiaient le ciel, et la lutte des deux artilleries commençait. Je trouvai dans ma demeure souterraine mes hommes de liaison. Ils me dirent que le coup de main était dirigé contre un régiment qui occupait les tranchées à notre droite. N’ayant plus qu’à attendre, je me jetai sur les planches, où quelques couvertures roulées formaient un lit. Mollement bercé par le parfum des roses, je m’assoupis, comme l’enfant que la mélodie d’une ancienne ballade endort.

Quand je m’éveillai, l’orage semblait avoir diminué. Les coups de canon paraissaient plus espacés. Évidemment, la rapidité de réponse de notre artillerie avait empêché la réussite du coup de main ennemi. Je sortis et, comme si le dernier obus déchirait le voile de la nuit, une aube timide s’étendait sur nos tranchées dévastées ; peu à peu, le silence en redevenait le maître. Je retournai vers l’endroit où je m’étais assis quelques heures auparavant. Sur le tronc de l’arbre, fumant encore de l’engin qui l’avait déchiqueté, tout rose de rose aurore, dans l’immense et tragique paix qui suivait ces instants de bataille, un tout petit oiseau, que le jour naissant habillait d’or pâle, chantait un hymne éperdu à la vie.

À la place que j’avais occupée, un soldat avait été tué, et son jeune sang, coulant sur la neige remuée, dessinait une rose rouge aux pétales parfaitement tracés, où la brume matinale pleurait des gouttes de rosée.
 
 

 

–––––

 
 

(Gabriel-Louis Pringué, in Le Gaulois, journal de la défense sociale et de la réconciliation nationale, cinquante-sixième année, troisième série, n° 15879, samedi 26 mars 1921 ; Émile Betsellère, « L’Oublié ! » huile sur toile, 1872 ; Hans Larwin, « Soldat und Tod, » huile sur toile, 1917)