Un jour comme tous les autres jours…

Un jour d’hiver comme tous les autres jours d’hiver…

Un jour d’hiver pluvieux comme tous les autres jours d’hiver pluvieux…

Un temps sale, banal. Rien dans le ciel ni sur la terre qui pût donner à l’âme l’occasion de s’épanouir et de se dilater. Du gris partout…

Pourtant, lorsque François eut franchi le seuil de la porte cochère de la maison qu’il habitait rue de Bourgogne et se trouva dans la rue, il s’arrêta net.

Il y avait quelque chose, quelque chose qui flottait dans l’air, quelque chose d’indéfinissable et d’à peine perceptible, mais qui faisait de ce jour d’hiver pluvieux et grisâtre un jour particulier.

Cette impression bizarre fondit sur lui, le prit à la gorge, le bouscula littéralement.

Et François restait là, debout, sur le trottoir, inquiet et désorienté. Puis, lentement, la certitude entra en lui.

Il « sut » que ce jour de janvier 1935 n’était pas un jour comme tous les autres jours.

Il « sut » qu’un événement extrêmement important allait se produire, un événement anormal, sensationnel, qui allait mettre un terme à la monotonie de son existence.

Du temps passait… L’aiguille de l’horloge du Palais-Bourbon approchait de neuf heures.

Dans quelques minutes, François devait être à son bureau.

Il eut une brève hésitation, puis haussa les épaules :

À quoi bon ! Un jour comme aujourd’hui, il ne pouvait aller s’enfermer dans un bureau…

Toutes les petites chaînes, tous les assujettissements mesquins dont sa vie était faite n’allaient-ils pas être brisés par l’événement qui venait ?…

Et il se sentit libre, libre d’une liberté totale, absolue.

Il réalisa qu’il n’avait plus aucun lien avec la civilisation, qu’il n’était plus astreint à aucune servitude, et une joie profonde tomba en lui.

Puis un désir lui vint, un désir impérieux de savoir ce qui allait se passer.

Était-ce une catastrophe, une de ces catastrophes qui paralysent toute l’activité d’un pays, qui suppriment le cours habituel de la vie d’une grande ville, tel un tremblement de terre ? Ou plutôt un événement d’ordre politique ? Une révolution allait-elle éclater aujourd’hui ? Les rues allaient-elles se couvrir de barricades ? Ou encore ?… oui, c’était peut-être cela… la guerre ?

Dans quelques instants, il allait entendre sonner le tocsin… Les murs allaient être couverts de grandes affiches « Ordre de Mobilisation générale, » et la fièvre populaire allait éclater, violente et paradoxale. Des groupes allaient sillonner les rues, les uns aux cris de : « À bas la guerre ! » les autres aux cris de « Vive la France ! »

Oui, il allait se passer un événement quelconque de cette sorte, grave, très grave ; sans cela, comment expliquer cette impression affolante qui le tenaillait, ce pressentiment irrésistible qui le submergeait tout entier ?

Il s’était mis à marcher…

Des gens passaient, placides ou affairés, allant à leur plaisir ou à leur travail : employés de ministères, midinettes, ouvriers, étudiants, et un sentiment de supériorité envahit François.

Ceux-là ne savaient pas… Lui savait…

Ceux-là ignoraient que ce vendredi 4 janvier 1935 était un jour extraordinaire, exceptionnel, au cours duquel allaient se passer des choses d’une importance capitale. Lui savait…

Il essayait cependant au passage de déchiffrer sur ces visages indifférents et anonymes le reflet de ce qu’il éprouvait.

Après tout, si lui savait, d’autres pouvaient savoir.

Et, inconsciemment, il se prit à désirer rencontrer un de ceux-là afin de pouvoir parler, avec lui, de la chose formidable qui se préparait.

Il descendait maintenant le boulevard Saint-Germain et il lui semblait qu’autour de lui tout avait un aspect étrange et anormal.

Ce petit café devant lequel il passait quatre fois par jour, et qu’il avait toujours trouvé terne et banal, lui apparaissait aujourd’hui pimpant et guilleret.

La statue de Chappe elle-même était revêtue d’une majesté inaccoutumée, et, sous le bronze noirci et sali, il lui semblait que battait réellement un cœur d’homme.

Les arbres du boulevard avaient une apparence sympathique et accueillante, et se révélaient à lui comme de vieux amis de toujours.

La bouche du métro elle-même avait un air complice et paraissait bâiller d’ennui dans l’attente de « l’événement » qui allait mettre un peu d’imprévu et d’animation dans la vie de chacun.

Et plus François regardait autour de lui, plus il remarquait le même aspect inaccoutumé des choses.

Et soudain une idée s’imposa à lui.

« Les journaux… »

Peut-être allait-il trouver dans les journaux du matin l’annonce ou l’explication de l’événement.

Les autres n’avaient pas vu sans doute ; ils n’avaient pas su lire entre les lignes, mais lui, lui qui était au courant, il comprendrait tout de suite.

Déjà il avait posé sa pièce de vingt-cinq centimes sur le rebord de bois du kiosque.

D’une main impatiente, il déplia le journal… et, fébrilement, il chercha.

Les titres dansaient devant ses yeux :

« Interpellation à la Chambre… Discussion à Genève… Un crime passionnel à Antibes… Inauguration par le Président de la République… Le Mémorandum américain… »

Ce ne pouvait rien être de tout cela.

C’était autre chose, mais quoi ?… quoi ?…

Et François, les yeux fixés sur son journal, parcourait les colonnes les unes après les autres, cherchant désespérément le mot de l’énigme.

Il était arrivé à un croisement de deux rues et, toujours plongé dans sa lecture, il s’engagea sur la chaussée.

Un bruit de klaxon strident.

Un cri d’effroi…

Un choc violent…

Happé par une automobile qui n’avait pu freiner à temps, François avait été projeté violemment sur le sol…

Maintenant, il gisait, sanglant, au milieu de la rue, tandis qu’un attroupement se formait…

Un docteur se pencha sur lui… « fracture du crâne… rien à faire… »

François ouvrit les yeux.

Son regard erra une dernière fois sur les êtres et les choses, et il laissa échapper, très bas :

« C’était donc pour moi, pour moi seul… »

Lorsque la voiture d’ambulance arriva sur le lieu de l’accident, il était mort.
 
 

 

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(Raoul de Warren, in La Revue des jeunes, vingt-cinquième année, n° 7-8, juillet-août 1934 ; illustration de Charles Raymond Macauley pour The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde de Robert Louis Stevenson, 1904)