Imaginations d’hier, réalités d’aujourd’hui

 

–––––

 
 

Jules Verne avait prévu…

 
 

Jules Verne fut un phénomène singulier, il faudrait dire hors série. Car cet auteur justement illustre de tant de romans prophétiques, à qui, sans doute, l’époque contemporaine doit sa vocation, son aventure, son ingéniosité, ses audaces constructives (« le siècle de Jules Verne, » pourra-t-on dire plus tard sans hyperbole), ne compte, au juste, ni parmi nos grands écrivains, ni parmi nos grands savants, encore moins parmi nos grands voyageurs.

Écrivain, il ne possédait que les petits moyens du feuilletoniste. Son original bagage de science ne dépassait probablement pas celui d’un bachelier, mais il lisait utilement, et bien, et, quand il avait conçu, trouvait des calculateurs pour donner à ses imaginations une assise solide de chiffres. Sa jeunesse avait souhaité de voyager et, lorsqu’il eut un bateau, des bateaux, il ne voyagea guère : une promenade en Scandinavie, une croisière en Méditerranée, et ce fut presque tout. L’univers ne tenait-il pas tout entier, plein d’aventures inouïes, dans l’étroit cabinet de travail, sur la petite table de ce génie casanier ? L’un de ceux que ses livres conduisirent au voisinage des pôles, Jean Charcot, l’a dit lui-même devant moi : en face de la banquise, on reconnaît la vérité du Capitaine Hatteras.

Jules Verne fut un « voyant. » C’est par cette qualité que, dans la littérature, puisqu’il choisit ce mode d’expression, il occupe un lieu qui lui appartient exclusivement. Un voyant ne doit pas être pris pour un rêveur. Le voyant, suivant la définition que j’en veux donner, a le sens de ce qui est réalisable. Il ne rêve pas, il imagine. Et ce qui peut être imaginé est annoncé, quelque étrange qu’il puisse paraître. L’admirable biographe de Jules Verne, sa parente, Mme Allotte de La Fuye, rapporte cette phrase de lui : « Tout ce qu’un homme est capable d’imaginer, d’autres hommes sont capables de le réaliser. »

Rien de plus vrai, dès que l’on considère qu’à l’encontre de rêver, qui est consentir au miracle, imaginer est concevoir logiquement et même apercevoir les moyens.

Ce fut le génie de Jules Verne ; j’oserais dire, le comparant aux autres « romanciers d’anticipations, » que, ce génie, il le posséda le premier au monde, et seul, sans doute. Il donna lui-même à ce qu’il imaginait, à ce qu’il prévoyait, une sorte de première existence. Ce qui a passionné tant de futurs explorateurs, tant de futurs ingénieurs qu’il sut dès leur enfance ensemencer de curiosité et qui ont, peu d’années après, transformé la vie de la planète, c’est qu’ils trouvaient déjà, dans le livre, le guide du voyage réputé invraisemblable, les détails de construction et les calculs de l’appareil extraordinaire qui cessait d’être impossible. L’esprit de recherches était orienté. Rien n’était encore fait, mais tout était faisable ; on savait où on allait, et si tous les garçons qui portaient culotte courte vers 1885 n’eurent pas le don des découvertes, du moins leur jeu favori fut-il d’apprendre à utiliser les ressources du connu, comme dans L’Île Mystérieuse.

Restaient à vaincre des difficultés pratiques. L’imagination du conteur est limitée ; sa construction idéale est mise en échec par une foule d’obstacles imprévus ; il y manque toujours un boulon, un calcul de force, un calcul de résistance, plus encore. Il y manque toute la série des expériences. Le vaisseau volant de Robur le Conquérant n’eût pas volé, le sous-marin de Vingt Mille Lieues sous les Mers eût coulé comme une pierre. Et puis le prophète gardait un faible pour la féerie, ce vêtement poétique dont la science commence par dépouiller tout ce qu’elle est chargée de mettre au point. La Maison à Vapeur a dû perdre son agréable figure d’éléphant gigantesque pour devenir char d’assaut ; dans la coque étroite qui glisse, aveugle, sous les eaux, il n’y a pas place pour le grand orgue à tuyaux du Nautilus et point de vitre par où l’on puisse observer la flore et la faune des profondeurs. Tous les appareils que Jules Verne imagina construits pour des besoins romanesques et pour la récréation d’amateurs milliardaires n’ont pu être matérialisés que sous une forme strictement utile, car l’utilité est l’unique souveraine des inventions, et si tout ce qui est pensable est possible, il s’en faut que l’homme veuille jouer gratuitement avec toutes ses possibilités. Le bonheur de Jules Verne et sa perspicacité lui firent distinguer et désigner les conquêtes qui s’imposaient au plus proche avenir. Et il put voir, construite sur d’autres plans que les siens, mais sous l’impulsion qu’il avait donnée, une partie de ses « préinventions » ; le reste a suivi de près sa mort comme selon un programme régulier, et la réalité a déjà remplacé ses fictions romanesques, ce qui n’est peut-être pas ordinairement désiré par un auteur, mais qui est glorieux pour un éducateur et un voyant.

Un livre de MM. A. Jacobson et A. Antoni (1) vient de mettre en parallèle les anticipations du romancier et les réalisations faites. Cela revient à passer en revue tout ce que ce dernier demi-siècle a inventé.

C’est ainsi que l’auteur de Cinq Semaines en Ballon, à l’époque où les aérostats n’étaient encore que des vessies, passivement soumises aux courants aériens, examina le problème de les diriger et d’abord celui de les soutenir dans l’atmosphère. Il y mit beaucoup de complaisance et de scrupule, car le « plus léger que l’air, » défendu alors par le suffrage commun, lui semblait sans avenir. À son primitif ballon sphérique, le Victoria, il substitua, dans un livre postérieur, le ballon ovale Go-Ahead, pourvu d’hélices et de gouvernail, qui annonçait tous les dirigeables, depuis celui de Krebs et Renard jusqu’aux zeppelins. Mais, en même temps, il faisait judicieusement prévoir que ces appareils légers seraient dangereusement en butte aux caprices des vents. Malgré d’illustres succès qui légitiment dans une certaine mesure l’usage persistant des ballons dirigeables, de non moins célèbres catastrophes ont justifié ses craintes. L’avenir est au « plus lourd que l’air » qu’il avait défendu. Et si la construction des avions s’est développée suivant une formule qui n’est pas celle de Robur le Conquérant, il semble qu’on y revienne par un détour avec les hélicoptères de Pescara et d’Asciano, le gyroplane de Breguet-Dorand et l’autogire de La Cierva. Jules Verne prévit, en tout cas, l’avion de guerre, l’aérocar, l’aérobus à gros tonnage.
 
 

 

On peut également suivre le travail de l’ingéniosité humaine à partir du Nautilus, sous-marin du capitaine Nemo, éclairé, mu, chauffé par l’électricité et déjà engin de combat, en passant par le submersible de Laubeuf, jusqu’à nos actuels bâtiments de profondeur dont les possibilités dépassent considérablement les prévisions du romancier, mais dont il a décrit par avance le principal, compris le mécanisme d’aération et les water-ballasts. Les scaphandres individuels qu’il a conçus ne diffèrent pas essentiellement de ceux qui ont permis les belles recherches de l’océanographie. Pour la navigation en surface, son paquebot géant d’Une Ville Flottante, utopie pour les hommes de sa génération, avec une installation électrique alors à peine concevable, est réalisé, et bien au-delà, par Normandie et Queen-Mary.

Il a prédit la conquête des pôles, la découverte du passage du nord-ouest par Amundsen en 1903, l’arrivée de Nansen au pôle Nord en 1895 (Le Capitaine Hatteras est de 1864), et jusqu’aux détails des expéditions Scott et Byrd, à l’autre pôle, il est vrai. Charcot lui dut sa vocation. Byrd disait :

« C’est Jules Verne qui m’a emmené. »

Plusieurs ouvrages, dont L’Histoire de Trois Russes et de Trois Anglais, préludèrent aux épopées africaines.

Ampère avait à peine découvert l’induction, Maxwell n’avait pas encore créé la théorie de l’électromagnétisme, et Jules Verne écrivait déjà cette phrase prophétique : « L’électricité, cet agent qui sera un jour l’âme du monde industriel… » On le voit, en effet, donner l’électricité comme force motrice à son sous-marin, à son vaisseau de l’air. Il imagine avant tout le monde la lampe à arc, la lampe à filament, la lampe à décharge électronique dans l’air raréfié, la lampe électrique portative, le four, la chaudière, la cuisine électrique, la télécommande électrique, les réseaux de défense électrifiés. Notre âge a été plus loin que lui, mais il devançait le sien. Alors que la liquéfaction des gaz était une curiosité de laboratoire, il a pensé, dans Les Cinq Cents Millions de la Begun, à l’emploi intensif des gaz liquéfiés et, évidemment, orienté les travaux de Georges Claude qui, dans la préface du livre que j’analyse, confesse également avoir trouvé, dans l’une de ses phrases, la première idée de l’utilisation de l’énergie thermique des mers. M. Édouard Belin déclare aussi avoir subi fortement l’influence du romancier, dont le « phonotéléphote » préparait déjà la découverte de la transmission des images et la télévision.

D’autre part, il y a, dans l’œuvre de Jules Verne, des canons de gros calibre qui fournissent, en quelque sorte, le modèle primitif de la « grosse Bertha » et une maison à vapeur qui est un tank avant la lettre. Il a lancé par imagination des obus chargés d’acide carbonique liquide produisant des effets asphyxiants, que les gaz de guerre ont fait, hélas ! sortir du domaine des chimères.

Au point de vue de l’urbanisme, on peut faire remonter jusqu’à sa « Centropolis » l’architecture des gratte-ciel et l’idée des cités-jardins pourvues d’un confort que nous avons vu naître. (2) Dirais-je qu’il a entrevu aussi la culture des perles, l’industrie des produits de synthèse et pressenti la naissance de la physique atomique de Becquerel, des Curie et de lord Rutherford ? Mais il en fixe la date en 2889 ; dans ce domaine, au moins, nous avons marché plus vite.

De tout le programme qu’il a tracé aux sciences pratiques, un seul chapitre n’a pas encore été réalisé : l’astronautique. On n’a pas trouvé le véhicule qui nous transporterait au-delà de la zone d’attraction terrestre vers une planète lointaine, le boulet de canon de son roman De la Terre à la Lune. Mais cela même n’est pas impossible ; cela sera fait probablement, pourvu qu’on y tienne. M. Esnault-Pelterie, de l’Académie des Sciences, a examiné sérieusement les données du problème, qui comportent des obstacles immenses, mais pas invincibles théoriquement. Et les incursions du professeur Piccard dans la stratosphère sont comme une navigation côtière, comme un petit cabotage qui laisse rêver aux envols futurs des caravelles de l’espace. Ici n’est pas le lieu d’exposer les calculs de M. Esnault-Pelterie. Mais retenons, pour l’agrément de notre imagination, que, si l’on pouvait obtenir à volonté la désintégration de la matière, – du lithium par exemple, – on serait maître d’une vitesse d’éjection de l’ordre de dix mille kilomètres par seconde, qui ferait du voyage à la Lune une promenade de trois heures trente-neuf minutes vingt secondes, et de sept heures un quart pour l’aller et le retour.

Ne croyez-vous pas, si cela arrive jamais, que le premier monument à ériger sur le sol lunaire devrait être une statue de Jules Verne ?
 
 

–––––

 

(1) Des Anticipations de Jules Verne aux réalisations d’aujourd’hui. J. de Gigord, éditeur.
 

(2) Sujet mis de nouveau sur le plan de l’actualité par l’annonce de l’Exposition de 1939 à New York : La Construction du Monde de l’Avenir, et auquel nous consacrons, à la suite de celui-ci, un intéressant article.
 

–––––

 
 

(Octave Béliard, in Les Annales politiques et littéraires, cinquante-quatrième année, n° 2570, 10 janvier 1937 ; encre de Walter Plitt Quintin, illustrant l’Albatros de Robur le Conquérant)