« Eh bien ! moi, je vous affirme que je l’ai vu de mes propres yeux ; tous vos sourires sceptiques, toutes vos objections n’y feront rien. Je vous dirai comme le poète :
Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu. »
Ainsi parlait Pierre Juneau, le géant canadien, dont j’avais fait connaissance à Montréal, durant une de mes excursions vers la baie d’Hudson et qui était venu me rendre visite à Paris, lors de son passage en France.
Nous bavardions, face à face, dans un restaurant des boulevards, regardant passer la foule qui y circule sans trêve à toute heure de la journée. Et, par opposition, cela nous avait tout naturellement amené à parler du Grand Nord, de la solitude de ses steppes, de ses toundras et du blizzard glacé qui y souffle sans arrêt d’un bout à l’autre de l’année.
« Oui, reprit le Canadien, je l’ai vu, mais une seule fois. Ah ! je m’en souviendrai éternellement.
– Contez-moi cela, camarade.
– Cet hiver-là, j’étais parti seul avec mes six chiens et mon traîneau pour chasser l’ours blanc vers les bords de la rivière des Diggers, ce large affluent du Yukon qui est glacé presque toute l’année. »
J’inclinai la tête en signe d’affirmation.
Pierre Juneau continua :
« J’y étais arrivé depuis quelque temps et j’avais établi mon camp dans une sorte de cratère naturel rocheux où je comptais passer le printemps. Vous savez, en effet, que durant ces deux mois seulement, on peut espérer faire chasse fructueuse dans cette région terrible.
J’avais bâti une sorte de cabane à l’aide de branchages et de troncs d’arbres coupés à une petite forêt voisine, une sorte d’igloo à la manière des Esquimaux.
Or, un soir, comme le soleil était voilé de nuages à l’horizon et que la lumière était moins intense, j’étais en train de faire griller des saumons pris dans la rivière. J’avais bâti dans mon igloo une sorte de foyer qui me permettait de faire ma cuisine.
Soudain, il me sembla que mon habitation s’effondrait sur moi ; je fus comme aplati contre le sol par la chute des troncs et des branchages. Je me relevai tout meurtri, cependant qu’un son aigu comme un bruit de trompettes me crevait le tympan.
Je parvins au bout d’un instant à m’arracher de dessous l’amas des décombres et à me mettre sur mes pieds.
Alors, par la Vierge de Québec ! je vis la chose la plus extraordinaire, la plus terrifiante que j’aie jamais rencontrée dans mon existence.
Lentement, une montagne de chair mouvante, sorte d’animal informe et monstrueux, s’éloignait vers la sortie du cirque. »
Le géant canadien s’arrêta un instant comme pour juger de l’effet produit sur moi par sa révélation.
Et, comme je le regardais d’un air peut-être un peu sceptique, il demanda :
« Vous doutez de ce que je vous dis, camarade ? »
Je répliquai vivement :
« Moi, pas du tout ; mais que se passa-t-il ensuite ?
– D’abord, j’eus quelques secondes d’hésitation, puis je sautai sur ma carabine et m’élançai à la poursuite du mammouth ; c’était un mammouth, j’en suis certain, car j’en avais lu la description dans des livres de science durant que j’usais mes fonds de culotte sur les bancs des écoles de Québec. Il avait disparu hors du cirque et s’était engagé dans l’immense steppe glacée dans la direction de la rivière des Diggers.
Lorsque je parvins à mon tour à l’entrée du cirque, il était déjà à plus de cinq cents yards et s’enfonçait rapidement dans la brume.
Allait-il disparaître sans que je pusse le voir de plus près ? Je bondis vers mon traîneau, j’attelai mes six chiens-loups, je me lançai sur ses traces.
L’attelage filait comme le vent. Bientôt, je gagnai peu à peu sur la bête monstrueuse qui avançait au petit galop.
Au bout d’un quart d’heure, je n’en fus pas à plus de deux cents yards ; je gourmandais mes animaux qui gagnèrent du terrain. À cent yards, je saisis ma carabine et, après avoir visé soigneusement, je tirai une fois, deux fois, dix fois.
Je suis certain d’avoir touché à chaque coup l’animal ; le dernier des maladroits ne pouvait le manquer, tant sa masse était formidable. Eh bien ! le mammouth ne parut pas plus incommodé par mes balles qu’un éléphant par des mouches. Il n’en augmenta pas son allure pour cela et bientôt mes chiens arrivèrent si près de la bête qu’ils semblaient lui souffler leur haleine aux talons.
Dépité de voir l’inutilité de mes projectiles, je saisis ma hache et, sautant à bas du traîneau, je me mis à courir derrière le mammouth.
Je sais que l’endroit sensible, chez les pachydermes, c’est le tendon de la jambe. Levant ma hache à deux mains, je l’abattis de toutes mes forces sur la jointure du pied droit. Il me sembla que je frappais sur du caoutchouc. L’arme rebondit en arrière avec une telle force que j’en fus renversé et que je tombai de tout mon long sur la neige.
Cependant, le mammouth avait dû sentir le coup, car il poussa un barrissement formidable et se mit en plein galop.
Avant que je me fusse redressé, il avait déjà gagné cinquante yards. En vain, après être remonté sur le traîneau, lançai-je mes chiens à sa poursuite. La bête détalait avec une vitesse prodigieuse ; en moins de dix minutes, elle nous sema littéralement et disparut dans les brumes, s’évanouissant comme un fantôme. »
Le géant canadien se tut.
« Et depuis ? questionnai-je au bout d’un instant.
– Depuis, je ne l’ai plus jamais rencontrée et, bien des fois, j’ai questionné des chasseurs d’ours dans le Grand Nord ; tous ont paru surpris de ma demande et m’ont presque regardé comme un mauvais plaisant. »
Je ne pus m’empêcher de sourire et, à part moi, je murmurai :
« Peut-être, après tout, n’avaient-ils pas tort. Je crois bien que le jour où ce brave Pierre crut voir le mammouth, c’était en rêve probablement ! »
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(Anonyme, in Distraire, journal pour tous, deuxième année, n° 15, vendredi 14 février 1930)