I
Un journal anglais, le Daily News, affirmait dernièrement, sur la foi du docteur Mac Gowan, qu’il existe dans la Mandchourie une race de singes capables de fabriquer de la poterie, et de faire du vin avec le jus des mûres sauvages.
Dernièrement, une bande de ces animaux traversait un village, pour se rendre d’une montagne à une autre. Des gamins les effrayèrent, et, en fuyant avec leurs petits, ils laissèrent tomber des jattes de terre.
Après les avoir brisées, les villageois les trouvèrent remplies de deux sortes de vin. On affirme dans le pays que les singes font des provisions de cette liqueur, afin de remplacer l’eau, qui gèle en hiver.
Dans le Chekiang, les singes pilent des fruits dans des mortiers en pierre, pour en extraire une boisson.
On sait que Stanley et Jephson rencontrèrent sur les bords du lac Albert une tribu de singes qui entretenait le feu qu’elle avait volé aux indigènes, et battait le tambour, qu’elle leur avait également enlevé.
Pour ma part, je puis relater ici une bizarre aventure qui m’a ouvert de nouveaux horizons sur l’intelligence de ces quadrumanes.
Au cours d’un long voyage, j’avais obtenu par faveur spéciale la permission de visiter la forteresse de Gibraltar. C’est une chose que les Anglais accordent difficilement aux étrangers. Je pris donc la diligence pour m’y faire conduire, et nous roulâmes sur la route caillouteuse, au trot de deux fortes mules, dont les harnais agrémentés de sonnailles éveillaient l’écho des solitudes torrides où nous passions.
Brusquement, en tournant un rocher, nous fîmes la rencontre d’une famille préhistorique composée de quatre grands quadrumanes.
Le père singe marchait gravement, appuyé sur un bâton. La guenon donnait la main à son plus petit enfant ; l’autre, déjà grandelet, courait en folâtrant alentour.
En vérité, il ne manquait à ces êtres bizarres que des vêtements pour offrir la caricature parfaite d’une famille humaine.
« Voulez-vous vous amuser ? me demanda tout bas le conducteur.
– Volontiers, » répondis-je.
Alors, avec mon acquiescement, il donna au cocher l’ordre de faire claquer son fouet aux oreilles du pater familias.
À cette insulte inattendue, le grand singe demeura un instant ébahi de surprise et d’indignation ; puis, délibérément, il posa sa canne par terre et ramassa des cailloux… en une minute, toutes les vitres de la diligence qui m’emportait volèrent en éclats !
Nous abaissâmes la capote pour nous protéger, et les mules fouettées prirent le galop ; mais ce n’étaient pas les bêtes qu’ils visaient, ils n’en voulaient qu’à nous. La guenon s’était mise de la partie avec entrain, et pour renouveler les provisions, les deux petits, courant chercher des pierres, les apportaient à leur papa. J’eus l’imprudence de mettre le nez à la portière afin de jouir du spectacle, mais je m’empressai de le rentrer aussitôt à l’abri des coups, car deux cailloux lancés avec une sûreté de jet extraordinaire frappèrent juste à l’endroit où il avait été vu.
Heureusement, la rapidité de notre fuite nous mit hors de leur portée, et nous échappâmes à cette vengeance simiesque.
« Ah ! me dit le conducteur, le fouet n’a fait que les effleurer ; mais si on les avait sérieusement blessés, nous trouverions demain trois cents singes embusqués sur la route pour nous lapider ! »
En arrivant à destination, je dus payer douze francs de carreaux cassés, et je le fis sans regret, à cause de l’originalité de cette aventure ; mais messieurs les quadrumanes me réservaient bien d’autres surprises !
Grâce aux lettres de recommandation dont j’étais muni, je pus pénétrer dans cette formidable forteresse de Gibraltar, où je vis plus de mille canons, les uns rasant la mer à fleur de vague, d’autres croisant leurs feux dans toutes les directions ; d’autres encore, disposés pour des feux plongeants, de façon à pulvériser une flotte de guerre.
Messieurs les officiers, qui jouissaient de mon étonnement, non sans une certaine fierté intérieure, me firent l’honneur de m’inviter à déjeuner, après quoi nous allâmes, en nous promenant, visiter la citadelle. Tout à coup, dans une cour assez éloignée que nous dominions, il me sembla voir une bande d’enfants d’un certain âge, occupés à jouer aux boules. Les sentinelles en jaquettes rouges passaient près d’eux l’arme au bras, sans y faire attention.
« Voilà des gaillards qui prennent la vie gaiement, dis-je au colonel Freeman, mon très éminent cicérone.
– Vous ne pouvez les voir distinctement d’ici, me répondit-il en riant ; ce sont des singes.
– Comment ! des singes qui jouent aux boules ?
– … Avec des boulets de canon.
– Voilà qui me paraît fort ! »
La gravité du colonel ne me permettait pas de soupçonner une plaisanterie de sa part. D’ailleurs, il m’offrit spontanément de descendre jusqu’à cette cour et de vérifier le fait par moi-même. J’y trouvai en effet une douzaine de grands singes roux, qui s’amusaient à faire rouler les projectiles, comme les écoliers jouent aux billes.
En nous apercevant, la sentinelle leur jeta un ordre guttural qu’ils comprirent aussitôt, car ils s’empressèrent de remettre tout en ordre, rétablirent la pyramide de boulets avec l’habileté de vieux canonniers, et disparurent.
Je restai stupéfait.
« Ce sont nos compagnons de garnison, m’expliqua le colonel. Ils vivent dans les meilleurs termes avec le soldat, qui leur offre les débris de son repas, et partage sa soupe avec eux.
– Mais, demandai-je, les tenez-vous en captivité ?
– Pas le moins du monde… Ils peuplent cette belle forêt que vous voyez d’ici, sur la hauteur. »
Il me désignait de vastes espaces boisés qui commençaient sur le territoire anglais, et s’étendaient fort loin, jusqu’en Espagne.
Ma curiosité se trouvait excitée au plus haut point. Je me promis, après une bonne nuit de repos, d’aller visiter cette forêt mystérieuse et ses étranges habitants.
II
Ce désir s’accrut encore pendant le souper, qui fut égayé de mille contes plus intéressants les uns que les autres, narrés par MM. les officiers, où les « hommes velus des bois » jouaient un rôle important. Je ne sais s’ils s’amusèrent de ma crédulité en constatant mon enthousiasme pour ce que je considérais comme une découverte, mais leurs récits, confirmés par des témoins oculaires, avaient tout l’imprévu d’un roman.
Bien décidé à constater par moi-même ce que j’avais entendu raconter, je fourbis ma carabine, je préparai mes cartouches, et je me mis au lit après avoir remonté mon réveille-matin pour cinq heures, moment où je devais me mettre en marche, au lever de l’aurore.
Il pouvait être minuit quand je m’endormis d’un sommeil agité de rêves étranges. À chaque instant, je m’éveillais en sursaut, et ma chambre me semblait peuplée de monstres grimaçants, au milieu desquels apparaissait le masque grave du père de famille que j’avais rencontré en diligence, appuyé sur son bâton noueux comme sur un sceptre…
À la fin, n’y tenant plus d’impatience, je sautai hors du lit, je me baignai le visage, et je revêtis mon costume de campagne en velours côtelé. Le ciel, consulté d’un regard anxieux, me montra l’étoile du berger qui brillait presque seule, au milieu d’une lueur pâle, rayée de vert et de rose. C’était l’aurore ! Vite, je chaussai mes grosses bottines, je bouclai mes guêtres et, jetant ma carabine en bandoulière, je descendis l’escalier quatre à quatre.
Tout le monde dormait dans la maison. Par un hasard admirable, la porte n’était fermée qu’au loquet. Je me trouvai dehors sans avoir éveillé personne qu’un gros chien qui vint me lécher les mains ; et me voilà dévalant à travers rues, jusqu’à la poterne, que je franchis sans obstacle, car la sentinelle sommeillait aussi.
Je suivis des sentiers abrupts, coupés de profondes ravines et de ruisseaux où j’enfonçais jusqu’à mi-jambes. Au bout de cette course précipitée, je me trouvai en pleine campagne déserte. Les haciendas, tous volets clos, étaient ensevelies dans le sommeil. Une buée tiède montait des champs ; et seul, le gazouillement des oiseaux bruissait dans les branches. Je marchais toujours, guidé par la vision de la forêt. Elle semblait s’éloigner à mesure que j’avançais. À force de haleter dans sa direction, je vis enfin sa ligne sombre, qui ressemblait à un nuage bleu, s’accuser en masses profondes ; puis, des formes d’arbres immenses se dessinèrent, et, avec un hourra de triomphe, je m’enfonçai sous l’ombre de ses larges branches, qui semblèrent se refermer derrière moi.
Je foulai d’abord un interminable tapis de mousse, d’où s’élançaient des troncs d’eucalyptus gigantesques ; ensuite, ce fut un inextricable fouillis de lianes dont les rameaux me giflaient au passage, comme indignés de mon audacieuse intrusion. Je songeai un instant à y mettre le feu ; mais réfléchissant un instant que le vent pouvait changer et me renvoyer l’incendie, dont la vitesse de mes jambes déjà lasses n’aurait pu me sauver, je pris le parti d’avancer prudemment. Je me glissai sous les ronces comme un serpent, je bondis par-dessus les arbres tombés de vieillesse comme un jaguar, et, n’en pouvant plus, pris d’une vague inquiétude, je m’arrêtai près d’une flaque d’eau, en pleine clairière, pour y croquer les tablettes de chocolat que j’avais emportées en guise de déjeuner.
L’endroit me semblait bien choisi. Adossé à un chêne, j’avais devant moi un large espace vide, entouré d’arbres. Rien n’y pouvait troubler ma quiétude, à moins qu’un monstre aquatique ne sortît de la mare dormant à mes pieds ; mais elle semblait tranquille et ne reflétait que la verdure des environs.
Je tirai donc les provisions de ma poche et je les posai sur l’herbe près de moi ; puis j’ôtai ma carabine, que je commençais à trouver bien pesante, et j’allais la placer également sur le sol à portée de ma main, quand une exclamation de surprise m’échappa : pendant les quelques secondes que j’avais employées à dégager ma tête de la bandoulière, mon déjeuner avait disparu !
Je levai les yeux au ciel, comme pour le prendre à témoin de ce miracle… Aussitôt, un morceau du précieux chocolat, qui semblait venir du firmament à la façon des aérolithes, me tomba sur le nez. L’affaire se compliquait. En fouillant du regard les branches du chêne contre lequel j’étais appuyé, j’aperçus un petit singe en train de se régaler à mes dépens.
Comment avait-il pu descendre, accomplir son larcin et rebondir sans bruit dans la ramée ? Voilà ce que je ne pus comprendre, et je restais bouche béante à le regarder, quand il me sembla l’avoir déjà rencontré quelque part…
Était-ce dans le monde ? derrière les grilles du Jardin des Plantes ? sur la poignée d’une canne sculptée ? ou dans un tableau de Decamps ? Je ne pus me le rappeler sur le moment, mais bientôt l’avenir devait me fixer à ce sujet. En attendant, il faisait disparaître ma propriété avec un appétit qui rendait encore plus douloureuses les crampes de mon estomac vide. Je résolus de l’en punir sans retard, et j’étendis la main pour m’emparer de ma carabine ; mais, à son tour, l’arme s’était évanouie.
Cette fois, cela passait les bornes de la plaisanterie. Je bondis sur mes pieds, bien décidé à éclaircir ce mystère, et j’aperçus le rifle entre les mains du vieil orang-outang qui, la veille, m’avait fait une si terrible conduite à coups de pierres.
Il ne me reconnut pas, car, ainsi que je l’ai raconté, à peine avais-je osé montrer le bout de mon nez par la portière de la diligence ; et bien m’en prit, sans doute ! Dans l’état de colère où il était, le terrible animal m’eût certainement assommé d’un coup de crosse. Il saisit ma carabine par le canon, la fit tournoyer en l’air et la brisa de rage contre le roc. J’étais désarmé !
Au même instant, il poussa un cri perçant qui retentit, répété par mille échos, jusque dans les antres les plus reculés de la forêt. D’autres clameurs lui répondirent de tous côtés. Des guenons tenant leur progéniture sur le bras, des singes grands et petits se mirent à pleuvoir de chaque arbre. Ils sautelaient sur leurs quatre mains avec des grimaces de jubilation, puis, m’entourant d’un cercle de plus en plus compact, me regardaient fixement. Celui que, dans la suite de ce récit, j’appellerai « le vieux » leur montrait les débris de ma carabine, et, à leurs exclamations de fureur, je compris qu’ils étaient parfaitement instruits des terribles effets des armes à feu. Je croyais toucher au dernier instant de ma vie.
Heureusement, un incident, futile en apparence, vint détourner leur attention, et si je le relate ici, c’est que, malgré mon épouvante, il me combla d’étonnement.
Soudain, des cris aigus retentirent tout près de moi : c’était mon voleur, le fils de l’orang-outang, et son jeune frère qui se disputaient mon déjeuner. Le vieux se tourna vers ces braillards, et leur administra à chacun une bonne « calotte » sur les oreilles pour obtenir le silence. Ayant infligé magistralement cette correction de par son autorité paternelle, il s’empara de l’objet en litige.
Je m’attendais à le voir disparaître dans son énorme bouche. Quelle ne fut pas ma stupéfaction, quand il se mit à casser les tablettes en trois parties égales, dont il distribua deux morceaux à ses petits, et dont il me donna la troisième !
Si j’avais su dire : merci, en langage simiesque, je l’eusse fait de grand cœur. Par malheur, on néglige de nous l’enseigner au collège. J’en fus quitte pour appuyer ma main sur mon cœur avec une humilité mêlée de reconnaissance, et je m’empressai d’avaler la part de chocolat que, dans son instinct de justice, il voulait bien m’accorder, me disant que si j’étais destiné aux plus affreux supplices, mieux vaudrait toujours ne pas mourir à jeun.
En présence de cette attitude soumise, la foule velue m’observait maintenant avec plus de curiosité que d’hostilité. Les doigts osseux du « vieux » se fermèrent sur mon poignet droit, comme un bracelet de jonc à cinq anneaux. Je n’essayai même pas de lutter contre cette étreinte irrésistible, et d’une allure rapide, il m’entraîna sous bois, accompagné de sa tribu qui semblait grossir à chaque pas.
Je ne saurais dire combien de temps nous marchâmes ainsi, sous une véritable voûte de singes, car la plupart, dédaignant l’usage de leurs courtes jambes, avaient grimpé dans la futaie, trouvant plus commode de s’élancer de branche en branche. Jamais l’illustre Léotard, dans ses exercices du Cirque, n’a saisi le trapèze avec autant de sûreté que ces Messieurs en déployaient à empoigner au bond les puissants rameaux de la forêt. Je me traînais à bout de forces, admirant malgré moi l’élasticité des infatigables muscles de mes gardiens ; car j’étais prisonnier de ces hommes des bois, et tout espoir me semblait perdu, quand nous nous arrêtâmes devant un espace circulaire où ne croissait d’autre végétation que des mousses, de fauves lichens, et quelques aloès entre les fissures de la roche.
C’était le haut d’un bloc de granit que des convulsions volcaniques avaient enseveli presque tout entier, à une époque inconnue, et dont le sommet seul perçait le sol de son arête aiguë. Un mur de pierres, haut de deux mètres, l’entourait. Cette ceinture fortifiée rappelait les constructions pélasgiques, en ce sens que les matériaux, apportés on ne sait d’où, étaient entassés les uns sur les autres, sans aucune trace de ciment.
Me trouvais-je en présence d’un camp retranché remontant à l’âge préhistorique, ou bien cette fortification avait-elle été édifiée contre les bêtes fauves par les singes qui me servaient de geôliers ? Je n’aurais pu le dire, mais je découvris des tas de cailloux et de silex tranchants élevés à l’intérieur de l’Acropole sauvage ; et me rappelant avec quelle infaillible adresse ils savaient lancer les pierres, j’en conclus que j’avais sous les yeux une sorte d’arsenal où mes vainqueurs venaient s’approvisionner de projectiles en cas d’expédition.
Une petite source murmurait non loin de là. Dans l’antre où elle sourdait, j’aperçus une réserve de fruits, de racines. Tous s’étaient arrêtés pour se reposer de cette longue marche. Je fis de même, et, n’en pouvant plus, je me vautrai dans l’herbe fraîche, après avoir bu à même le ruisseau. Le soir venu, j’allai prendre quelques figues au grenier d’abondance. Nul ne s’y opposa. Bien résolu à fuir par tous les moyens possibles, je feignis de m’endormir. Dès que la lune se fut montrée à travers le feuillage, tout, autour de moi, s’ensevelit dans le silence. Chaque famille, formant un groupe sombre, s’était retirée sous les massifs.
Au bout d’une heure de tranquillité complète, je jugeai le moment propice pour mettre mon projet à exécution. Aussitôt, je me glissai sur le ventre, avec de lentes ondulations de reptile ; j’avançai, presque sans faire osciller les hautes herbes, vers le lit du ruisseau, protégé par un talus naturel où l’ombre était plus épaisse. Je comptais sur cette obscurité pour protéger mon départ. Tout semblait marcher à souhait. Je m’étais traîné l’espace de cent mètres, et déjà je me redressais pour prendre ma course, quand je reçus sur la tête un coup de trique, qui m’eût certainement assommé, si je n’avais été protégé par l’épaisseur de mon feutre.
Le coup m’étourdit. À peine les trente-six chandelles qui papillonnaient à mes yeux sous ce choc inattendu eurent-elles fait place à la vision des choses positives, que je distinguai à quelques pas de moi la figure grave du « vieux de la forêt. »
Il me saisit par le bras, et, poussant quelques grognements gutturaux en signe de réprobation, me ramena, demi-mort d’épouvante, jusqu’à l’endroit que je venais de quitter ; après quoi, il m’abandonna à mes réflexions, non sans m’avoir mis sous le nez le bout noueux de sa massue, en guise d’avertissement, pour le cas où je serais repris de mes velléités d’indépendance.
Je vous fais grâce des pensées qui m’assaillirent alors. Je me sentais perdu, et j’étais littéralement rompu de fatigue.
« Ah ! me disais-je, si je n’avais pas été armé, ils m’auraient sans doute laissé libre ; mais ils craignent, en me laissant retourner à la ville, que je n’indique le chemin de leur repaire. »
La nuit me parut interminable. Dès le matin suivant, au chant des oiseaux, tout le clan s’éveilla, joyeux et bourdonnant comme un essaim de mouches au soleil. Assis dans l’herbe, je vis les quadrumanes courir se désaltérer à la source. Les mères allaitaient leurs bébés, les petits jouaient ensemble, et je les trouvai aussi bruyants, aussi querelleurs que les nôtres.
Quand l’astre du jour inonda la clairière, tous se groupèrent autour du chef, et se mirent à marmotter quelque chose qui ressemblait à une invocation. Saluaient-ils dans leur langage rudimentaire cet immense foyer de chaleur et de lumière qui mûrit les fruits, et dont le rayonnement est indispensable à tout être vivant sur notre globe ?… Je les observais avec la plus extrême curiosité sans pouvoir m’en rendre compte. Nul ne paraissait faire attention à moi ; et je crus m’apercevoir du profond mépris dans lequel ils tenaient ce malheureux être humain, transporté par sa mauvaise étoile au milieu d’un monde primitif, pour lequel il n’était pas né.
Les causes de mon infériorité semblaient multiples à leurs yeux comme aux miens. Les différences qui nous distinguaient ne brillaient point à mon avantage. En réunissant toutes mes forces, j’eusse été incapable de me tenir d’un seul bras à une branche durant plusieurs minutes. En outre, la nature m’avait dépourvu de cette queue prenante, grâce à laquelle certains d’entre eux se suspendaient, tout en conservant admirablement l’usage de leurs quatre mains agiles. Je ne pouvais m’élancer d’un arbre à l’autre, comme ils le faisaient, avec la rapidité de l’oiseau. J’étais, en somme, un pauvre hère destiné à croupir sur ses deux jambes, à la surface du sol.
Leur façon de s’exprimer résidait surtout dans le geste et le regard, accompagnés parfois de certains monosyllabes graves ou aigus. Ils s’entendaient parfaitement.
Je pris le parti le plus sage, qui était de me résigner et de m’accommoder à leurs façons. Au bout d’une heure, mon estomac cria famine, et, sans en demander la permission, je me dirigeai vers la réserve des provisions, où je choisis quelques épis de sarrasin pour déjeuner.
Les grains qu’ils croquaient à belles dents me semblèrent trop durs pour mes pauvres mâchoires, et l’idée me vint de les faire griller afin d’en faciliter la mastication.
À cet effet, je rassemblai un tas d’herbes sèches et de brindilles, auquel je mis le feu, grâce à ces allumettes de cire qui constituent le vade mecum du fumeur.
À peine la flamme s’élevait-elle avec de joyeux pétillements, qu’un sourd murmure gronda autour de moi. Pour me rendre compte de ce qui occasionnait cette rumeur, je promenai mes regards de tous côtés ; et quelle ne fut pas ma surprise de voir le changement qui se produisait dans l’attitude de mes gardiens !
Réunis en cercle, ils regardaient le foyer que je venais d’allumer d’un air d’attention respectueuse mêlée de terreur. Le « vieux de la forêt » s’approcha lentement, prit un tison, le flaira, se brûla le museau et jeta loin de lui la branche enflammée, avec un cri épouvantable qui fit reculer ses congénères.
Des petits vinrent cabrioler dans la belle fumée bleue. Il les éloigna par des taloches, et j’en conclus que c’était décidément sa façon de gouverner son peuple.
Quant à moi, j’achevai tranquillement de faire griller mes épis et je me mis à les dévorer, faute de mieux.
Je terminais à peine ce modeste repas, quand je vis venir à moi l’orang-outang qui s’était dirigé vers la grotte. Il me présenta une calebasse faite d’une noix de coco fendue et creusée profondément. Cette coupe improvisée était remplie d’un liquide brun fort sucré, dans lequel je reconnus le goût de plusieurs fruits. Je m’en abreuvai copieusement, et m’en trouvai aussi réconforté que si c’eût été du vin de Malaga.
À partir de ce moment, je compris que mon pouvoir d’allumer le feu me rendait aux yeux des singes un objet de très haute considération. Je comptai mes allumettes. Il m’en restait dix-sept que je remis précieusement dans ma poche.
« J’ai donc en perspective dix-sept jours de sécurité assurée, pensai-je, à moins que mes allumettes ne prennent l’humidité et ne ratent. »
Pour prolonger mon prestige, je fis provision de branches rompues, et je me promis d’entretenir avec soin ce bûcher auquel je devais peut-être la vie. Je vécus donc pendant près d’une semaine dans cette forêt paisible, assistant chaque jour aux mêmes scènes avec un intérêt toujours nouveau. Je m’efforçais d’étudier les gestes, les cris, les grimaces de mes compagnons. J’étais parvenu à en noter plusieurs très caractéristiques, que j’imitais de mon mieux, et qui me composaient une sorte de lexique à leur usage. Je savais fort bien dire : oui, non, exprimer la faim, la soif, le besoin de sommeil, l’amitié, le remerciement. Je m’habituai sans difficulté à leur ordinaire de végétariens. De leur côté, ayant constaté ma résignation à ce nouveau genre de vie et mes dispositions pacifiques, ils m’importunaient de leur sympathie, se pressaient sur mes pas, veillaient sur mon sommeil, si bien qu’il m’eût été impossible de renouveler ma tentative d’évasion, même si le souvenir du vieil orang et de sa massue n’eût été trop bien gravé dans ma cervelle pour me permettre d’y songer.
Ce dernier, le plus intelligent de tous, m’ayant vu à l’œuvre, jetait lui-même des brassées de bois dans le feu sacré pour m’épargner la peine de l’entretenir. Je n’avais donc qu’à me laisser vivre comme un roi hébergé par ses sujets, et j’en prenais mon parti, envisageant avec terreur l’époque où mes vêtements en lambeaux cesseraient de protéger ma nudité contre les rigueurs de l’hiver, car, pensais-je, « que deviendras-tu, quand la bise sera venue ? »
Dans mon égoïste inquiétude, je me prenais à souhaiter la mort du « vieux de la forêt, » fermement résolu à l’écorcher tout net et à m’introduire dans sa fourrure. De cette façon, me disais-je, je lui ressemblerai davantage.
Cependant, les provisions de bouche diminuaient rapidement. Il fallait aviser sans retard à les renouveler.
Un soir, les plus grands, les plus robustes de la tribu, ceux qui, appartenant au genre chimpanzé, partagent avec les hommes et les grenouilles l’auguste privilège de n’avoir pas de queue, se réunirent en conseil.
Ils se grattèrent gravement le crâne avec l’orteil du pied gauche, ce qui était chez eux l’indice des plus importantes préoccupations. Sans doute, une résolution fut adoptée séance tenante, car je sentis de nouveau se refermer sur mon bras la main nerveuse de l’orang, et je fus entraîné à travers les ténèbres, escorté d’une cinquantaine de quadrumanes, dont les plus agiles nous précédaient en éclaireurs.
Cette marche nocturne dura jusqu’au matin. Alors seulement, je pus distinguer le paysage qui s’étendait devant moi.
La ligne des arbres se terminait brusquement, car on avait fait des coupes sur la lisière de la forêt. En face s’élevait une villa entourée de jardins fruitiers. L’aube commençait à poindre ; la maison semblait déserte.
Avec une circonspection remarquable, l’orang escalada la haie vive qui entourait le verger. Il n’y découvrit rien d’inquiétant et nous en fit part par une brève exclamation.
Aussitôt, une sentinelle fut postée dans les rameaux de l’arbre le plus avancé, et le reste de la troupe s’établit en file indienne à dix pas les uns des autres, tandis que le « vieux » entrait délibérément dans cette enceinte vouée au pillage. Très intéressé, le cœur bondissant d’espoir, je pris place à mon rang. Bientôt, une superbe pastèque lancée comme une bombe décrivit un demi-cercle dans l’air, et retomba de notre côté de la haie, entre les mains agiles d’un grand singe noir, qui la jeta à son voisin, lequel la transmit incontinent au suivant, comme on se passe les seaux d’eau de main en main quand on « fait la chaîne, » les jours d’incendie. En un clin d’œil, le fruit disparut sous bois, et Dieu sait le chemin qu’il avait fait dix minutes plus tard !
« Dévaliser des paysans… Joli métier pour un roi ! » murmurai-je.
De belles grenades rouges suivirent la pastèque, puis ce furent des oranges, des alberges, des coings, des melons, des caroubes.
Rien ne peut donner une idée de l’adresse, de la rapidité avec lesquelles ces provisions étaient saisies au passage, et jetées à toute volée de main en main par messieurs les maraudeurs.
À cette vue, ma résolution fut bientôt prise.
Ayant déjà deux fois, par maladresse, laissé tomber le fruit que m’envoyait mon voisin, ce qui, en interrompant la « chaîne, » occasionnait un désordre déplorable dont chacun s’impatientait, j’exagérai mon manque d’aptitude à cet exercice, et fis si bien, ou plutôt si mal, qu’à la fin, la sentinelle qui veillait au sommet de l’arbre le plus proche descendit rapidement, et prit mon poste. Dès lors, la cueillette continua sans interruption. Le contenu du jardin alla, par bonds énormes, s’entasser dans quelque cachette de la forêt, dont j’ignorais le secret.
Des pensées d’une tout autre nature me travaillaient la cervelle, car je songeais surtout à profiter de l’inattention des singes pour gagner par un détour la porte de la villa, où je comptais bien demander asile.
Je parvins prudemment jusqu’à un champ de maïs dont les hauts épis me dérobèrent à la surveillance de mes ennemis. Je m’y glissais, courbé en deux, quand un double coup de feu et des clameurs aiguës me firent relever la tête.
Deux robustes paysans espagnols, le fusil au poing, s’élançaient à la poursuite des voleurs, qui disparaissaient dans la direction des bois.
À cette vue, me croyant sauvé, je bondis à la rencontre des fermiers.
Après huit jours de vie sauvage, mon aspect n’était pas propre à les rassurer, et si leurs armes n’eussent été déchargées, je ne sais ce qu’il fut advenu de moi.
J’eus le temps de les approcher et de leur crier en mauvais espagnol :
« Senores, ayez pitié d’un pauvre voyageur égaré ! Vous n’avez rien à craindre.
– Ladrone ! me cria l’un d’eux, d’un air menaçant.
– D’où venez-vous ? me demanda l’autre, qui rechargeait sa carabine.
– Je suis un ingénieur français en visite au fort de Gibraltar, fait prisonnier par les singes, au cours d’une incursion en forêt, et qui vient de leur échapper, grâce à vous ! »
À ces mots, ils haussèrent les épaules en signe de dérision ; mais j’insistai pour être mis en présence de l’alcade, je tirai mon portefeuille et, grâce aux papiers qui s’y trouvaient, je réussis à les convaincre.
Ils se montrèrent alors aussi courtois qu’ils m’avaient paru rébarbatifs tout d’abord. Ils m’offrirent à déjeuner, promirent même de m’accompagner jusqu’au territoire anglais, qui n’était pas très éloigné.
Avant de prendre un bain et de mettre du linge frais, je fis avec eux l’inspection du jardin dévasté, pour nous assurer qu’il n’y restait plus aucun pillard.
En passant près d’un massif de verdure, un gémissement profond frappa nos oreilles. Ayant constaté des traces de sang sur les feuilles, nous avançâmes avec précaution. Tout à coup, une ombre effrayante se dressa devant nous : c’était le « vieux de la forêt » qui perdait sa vie par deux blessures béantes. Il grinçait des dents… jamais je ne vis physionomie aussi terrible.
Quand il nous aperçut, l’orang se mit, en signe de défi, à frapper sa poitrine qui résonnait comme un tambour. Dès qu’il m’eut reconnu, ses yeux se fixèrent sur les miens avec une expression de reproche inoubliable.
Saisi de pitié, je voulus me jeter aux genoux de mes sauveurs.
« Grâce pour lui, m’écriai-je ; il a épargné ma vie ! »
Hélas ! déjà l’un des Espagnols épaulait son arme.
Le « vieux, » ramassant une grosse pierre tombée du mur, la fit siffler à nos oreilles, mais sans doute, sa vue voilée par l’approche de la mort n’était plus aussi perçante, car il nous manqua. Un coup de fusil l’abattit.
Je le regardai se tordre sur l’herbe. Un râle s’exhalait de sa bouche large ouverte ; et peu à peu, ce bruit augmenta en un crescendo terrible qui, chose singulière, semblait tinter et retentir dans ma tête.
*
Soudain, comme par magie, toute cette scène funèbre disparut.
Je me trouvai couché dans ma chambre d’hôtel. Le petit jour traversant les rideaux éclairait autour de moi les meubles familiers, ma carabine de chasse, tous les détails de mon costume d’expédition, préparé la veille dans le but d’une visite à messieurs les quadrumanes.
Cependant, le bruit aigu qui m’avait tiré de ce mauvais rêve continuait de troubler le silence.
C’était le réveille-matin. Fidèle à sa consigne, il me sonnait cinq heures. J’eus beau le tourner, le retourner avec rage dans tous les sens, il n’en voulut pas démordre. Quand, à la fin, il consentit à se taire, je me blottis sous ma couverture, assagi par l’expérience de ma royauté éphémère, fermement décidé à laisser en repos les chimpanzés, les gorilles et autres hommes des bois.
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(Achille Mélandri, in Musée des familles, lectures du soir, soixante-deuxième année, tome LXXIV, n° 14 et 15, 1er et 15 avril 1895 ; cette nouvelle a été reprise en volume à la suite de L’Albatros, Paris : Gedalge, sd)