LE PASSÉ VIVANT

 

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Nodier, l’araignée, le crapaud et le Taratantaleo

 
 

En lisant dans le dernier numéro de la Lumière l’amusant article de Louis Perceau sur Le Monstre de la Tombe-Issoire (1), un souvenir m’est revenu : celui de l’araignée de Nodier, et j’en suis bien à me demander si ce n’est pas de cette araignée que serait né le monstre révélé par le confrère de 1894. Qu’on en juge !

Mais d’abord, précisons qu’il s’agit d’une histoire de Nodier, rapportée par Alexandre Dumas père.

Elle se passe en Normandie. C’est vague, mais c’est ainsi. Donc, c’est en Normandie qu’un jour, entrant dans une église pour la visiter, Nodier vit, suspendus à la voûte, une fantastique araignée et un immense crapaud ; et comme il était naturellement curieux, – on l’eût été à moins, –il se renseigna sur ces ex-voto d’un genre inaccoutumé. Un vieux paysan satisfit aussitôt à sa curiosité, et aussi habile conteur et entendu à ménager les effets de surprise que… eh bien ! qu’Alexandre Dumas père par exemple, il lui montra d’abord une pierre tombale représentant sur une des dalles de l’église un chevalier gisant en son armure.

Là, disait la tradition, était la sépulture d’un chevalier des temps très anciens, réputé pour sa méchanceté et qui avait laissé dans le pays les plus tristes souvenirs. Il avait laissé aussi les fonds nécessaires à l’entretien perpétuel d’une lampe qui devait brûler nuit et jour sur sa tombe. Cette lampe tombait de la voûte au bout d’une corde, et depuis des siècles on était habitué à la voir briller.

Or, une nuit, le curé s’étant réveillé vit (la fenêtre de sa chambre donnant sur l’église) la flamme pâlir, puis s’éteindre. Il crut à un accident et n’y attacha pas plus d’importance. Mais la nuit suivante, le même fait se reproduisit et, du coup, parut anormal. La première idée du curé fut de s’en prendre au bedeau ; il réfléchit en effet que celui-ci pouvait bien chiper l’huile (ça, c’est sûrement de l’Alexandre Dumas) pour… assaisonner sa salade. Le bedeau, mis en cause, protesta si véhémentement, prouva si fort sa loyauté (Dumas ne nous dit pas comment, mais peut-être après tout qu’il ne mangeait jamais de salade, cet homme !), que le curé fut bien obligé de le croire. C’est alors qu’il résolut d’élucider le mystère.

Quelques nuits de veille le convainquirent que le fait se reproduisait toujours à la même heure, vers les minuit. Des voleurs ? Non ; après les explications du bedeau, le curé, faisant remplir la lampe devant lui, fermait à clef la porte de l’église et nul ne pouvait y entrer ou en sortir qu’il ne le sût.

De guerre lasse, et pour en avoir le cœur net, une nuit, notre curé se cacha dans un confessionnal et attendit les événements.

Vers les minuit, un léger bruit le tira de son assoupissement ; il crut entendre remuer une pierre, puis il vit sur un pilier l’ombre d’un animal gigantesque grimpant vers la voûte, gagnant la corde de la lampe, descendant jusqu’à celle-ci et s’y arrêtant : à ce moment, la lumière faiblit et s’éteignit. Et tout fut dit pour cette nuit-là.

La nuit suivante, le curé se trouvait dans un autre confessionnal, plus près de la dalle funèbre, celui-là, et il s’était muni d’une lanterne sourde. À minuit, le même bruit que la veille se produisit, mais tout près du confessionnal, et le curé fort ému vit remuer la pierre tombale du chevalier ; par l’ouverture de celle-ci doucement soulevée, surgit alors un animal monstrueux dont la vue lui fit dresser les cheveux sur la tête. Il ne s’agissait de rien de moins que d’une araignée énorme « de la taille d’un barbet, avec un poil long de six pouces et des pattes longues d’une aune. » Comme la veille, elle entreprit la même ascension, descendit le long de la corde, se pencha sur la lampe et… la lumière s’éteignit.

Ayant allumé sa lanterne sourde, le curé vit alors la suite du spectacle. L’araignée alourdie regagnait la tombe du chevalier, dont la pierre était soulevée, horrible spectacle, par un formidable crapaud, « gros comme une tortue de mer. » Quand l’araignée eut regagné le gîte commun, le crapaud lentement laissa retomber la dalle, et le curé fort ému prit le large et vivement.

Il avait compris : toutes les nuits, l’araignée allait boire l’huile de la lampe pour se nourrir et elle en rapportait évidemment à son compagnon. Restait (et reste d’ailleurs encore) à savoir par quel procédé elle la lui ingurgitait.

Bref, au jour, accompagné de courageux paroissiens, le curé procédait à l’ouverture de la tombe, et, après une lutte acharnée, l’araignée et le crapaud succombant sous le nombre étaient bel et bien occis, puis suspendus à la voûte où Nodier les admirait.

Malheureusement, ni lui, ni Dumas, qui rapporte l’histoire, n’ont précisé le nom du village de Normandie où s’est passé l’événement et où l’on peut avoir la preuve tangible que les deux animaux ne sont pas parents de la sardine de Marseille. Il faut absolument que Louis Perceau nous dise si le squelette du monstre de la Tombe-Issoire est bien au Muséum ; sinon… sinon, il a certainement quelque parenté avec l’araignée normande, la tombe du chevalier remplaçant ici la… Tombe-Issoire et des tonnes d’huile les cadavres des 557 disparus.

On ne sait pas assez d’autre part que Nodier avait enrichi l’histoire naturelle d’un animal dont un seul exemplaire fut connu (et de lui seul), et l’histoire vaut encore d’être contée.

C’était au temps où il s’occupait d’entomologie et était féru des infiniment petits. Dans la mansarde où il habitait alors, il n’y avait pas beaucoup de meubles, mais il y avait un microscope. Un jour qu’il n’avait sans doute rien à faire, Nodier se servit dudit microscope pour examiner un peu de sable mouillé pris dans sa gouttière. Et alors, ayant appliqué son œil sur la lentille, il vit un animal « ayant la forme d’un vélocipède armé de deux roues qu’il agitait rapidement. » (sic) Ravi de sa découverte, il contempla longtemps cet animal étrange, si longtemps que soudain il se souvint d’un rendez-vous urgent et planta là microscope et sable pour y courir.

Le lendemain seulement, il pensa à reprendre ses observations, mais pendant la nuit, le sable avait séché et sans doute l’animal ne pouvait-il vivre que dans l’eau : il apparut cette fois au microscope privé de vie, petit cadavre couché sur le flanc. Désolé, Nodier voulut tout au moins conserver le vestige de son éphémère ; avec une plume, il recueillit le sable dans lequel celui-ci gisait et l’enferma dans une boîte. Puis il oublia cette boîte pendant plusieurs mois et ce n’est que tout à fait par hasard qu’un jour il la retrouva. Désireux alors de revoir son taratantaleo, il mit le sable dans le microscope et s’approcha de la fenêtre. Il pleuvait fortement et une goutte de pluie vint à tomber sur le sable. Alors, Nodier vit avec stupeur l’animal s’agiter, remuer une… roue, puis l’autre, et se mettre à courir à nouveau. L’eau avait ressuscité le taratantaleo !

Comme dit encore Dumas, ce n’était pas un éphémère qu’avait découvert Nodier, mais un immortel, car dix fois il recommença l’expérience : quand l’animal était au sec, il mourait, il restait mort des mois ; quand il était à l’humidité, il se reprenait à vivre instantanément. Hélas ! un jour, un coup de vent dispersa le sable, enleva le petit animal, et Nodier eut beau fouiller sa gouttière, jamais il ne le retrouva ou un de ses semblables ; le taratantaleo était seul de son espèce !

Il est vrai qu’il vécut toujours dans les souvenirs de Nodier, avec un autre crapaud, – point le compère de l’araignée, – un crapaud, celui-là, qui lui avait valu une belle émotion. Un jour qu’à la recherche d’insectes il était monté sur un arbre, il plongea son bras dans une cavité et toucha quelque chose de visqueux et de gluant dont le contact glaça son sang d’effroi. Après un premier mouvement de recul, il regarda et vit briller deux yeux. Ayant saisi une hache, il entailla l’arbre alors à l’endroit où était l’animal mystérieux : au cinq ou sixième coup, l’arbre se mit… à saigner. C’était un énorme crapaud qui était caché là et que Nodier avait pourfendu.
 

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(1) Sur le monstre de la Tombe-Issoire, voir l’article «  De Quelques Animaux légendaires (1) ».
 

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(Georges Girard, in La Lumière, hebdomadaire d’éducation civique et d’action républicaine, deuxième année, n° 38, 29 janvier 1928)

 
 

 

LE CRAPAUD ET L’ARAIGNÉE DE CHARLES NODIER

 

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… Aussi il tombait à Nodier de ces hasards comme il n’en tombe qu’aux hommes de génie. Un jour qu’il cherchait des lépidoptères, c’était pendant son séjour en Styrie, pays des roches granitiques et des arbres séculaires, il monta contre un arbre afin d’atteindre une cavité qu’il apercevait, fourra sa main dans cette cavité, comme il avait l’habitude de le faire, et cela assez imprudemment, car un jour il retira d’une cavité pareille son bras enrichi d’un serpent qui s’était enroulé à l’entour ; un jour donc qu’ayant trouvé une cavité il fourrait sa main dans cette cavité, il sentit quelque chose de flasque et de gluant qui cédait à la pression de ses doigts. Il ramena vivement sa main à lui, et regarda : deux yeux brillaient d’un feu terne au fond de cette cavité. Nodier croyait au diable ; aussi, en voyant ces deux yeux qui ne ressemblaient pas mal aux yeux de braise de Caron, comme dit Dante, Nodier commença par s’enfuir, puis il réfléchit, se ravisa, prit une hachette, et, mesurant la profondeur du trou, il commença de faire une ouverture à l’endroit où il présumait que devait se trouver cet objet inconnu. Au cinquième ou sixième coup de hache qu’il frappa, le sang coula de l’arbre, ni plus ni moins que, sous l’épée de Tancrède, le sang coula de la forêt enchantée du Tasse. Mais ce ne fut pas une belle guerrière qui lui apparut, ce fut un énorme crapaud encastré dans l’arbre où, sans doute, il avait été emporté par le vent quand il était de la taille d’une abeille. Depuis combien de temps était-il là ? Depuis deux cents ans, trois cents ans, cinq cents ans peut-être. Il avait cinq pouces de long sur trois de large.

Une autre fois, c’était en Normandie, du temps où il faisait avec Taylor le voyage pittoresque de la France : il entra dans une église ; à la voûte de cette église étaient suspendus une gigantesque araignée et un énorme crapaud. Il s’adressa à un paysan pour demander des renseignements sur ce singulier couple.

Et voici ce que le vieux paysan lui raconta, après l’avoir mené près d’une des dalles de l’église sur laquelle était sculpté un chevalier couché dans son armure.

Ce chevalier était un ancien baron, lequel avait laissé dans le pays de si méchants souvenirs, que les plus hardis se détournaient afin de ne pas mettre le pied sur sa tombe, et cela, non point par respect, mais par terreur. Au-dessus de cette tombe, à la suite d’un vœu fait par ce chevalier à son lit de mort, une lampe devait brûler nuit et jour, une pieuse fondation ayant été faite par le mort qui subvenait à cette dépense et bien au-delà.

Un beau jour, ou plutôt une belle nuit, pendant laquelle, par hasard, le curé ne dormait pas, il vit, de la fenêtre de sa chambre, qui donnait sur celle de l’église, la lampe pâlir et s’éteindre. Il attribua la chose à un accident et n’y fit pas cette nuit une grande attention.

Mais, la nuit suivante, s’étant réveillé vers les deux heures du matin, l’idée lui vint de s’assurer si la lampe brûlait. Il descendit de son lit, s’approcha de la fenêtre, et constata de visu que l’église était plongée dans la plus profonde obscurité.

Cet événement, reproduit deux fois en quarante-huit heures, prenait une certaine gravité. Le lendemain, au point du jour, le curé fit venir le bedeau et l’accusa tout simplement d’avoir mis l’huile dans sa salade au lieu de l’avoir mise dans la lampe. Le bedeau jura ses grands dieux qu’il n’en était rien ; que tous les soirs, depuis quinze ans qu’il avait l’honneur d’être bedeau, il remplissait consciencieusement la lampe, et qu’il fallait que ce fût un tour de ce méchant chevalier qui, après avoir tourmenté les vivants pendant sa vie, recommençait à les tourmenter trois cents ans après sa mort.

Le curé déclara qu’il se fiait parfaitement à la parole du bedeau, mais qu’il n’en désirait pas moins assister le soir au remplissage de la lampe ; en conséquence, à la nuit tombante, en présence du curé, l’huile fut introduite dans le récipient, et la lampe allumée ; la lampe allumée, le curé ferma lui-même la porte de l’église, mit la clef dans sa poche et se retira chez lui.

Puis il prit un bréviaire, s’accommoda près de sa fenêtre dans un grand fauteuil, et, les yeux alternativement fixés sur le livre et sur l’église, il attendit.

Vers minuit, il vit la lumière qui illuminait les vitraux diminuer, pâlir et s’éteindre.

Cette fois, il y avait une cause étrangère, mystérieuse, inexplicable, à laquelle le pauvre bedeau ne pouvait avoir aucune part.

Un instant, le curé pensa que des voleurs s’introduisaient dans l’église et volaient l’huile. Mais en supposant le méfait commis par des voleurs, c’étaient des gaillards bien honnêtes de se borner à voler l’huile, quand ils épargnaient les vases sacrés.

Ce n’étaient donc pas des voleurs ; c’était donc une autre cause qu’aucune de celles qu’on pouvait imaginer, une cause surnaturelle peut-être. Le curé résolut de reconnaître cette cause, quelle qu’elle fût.

Le lendemain soir il versa lui-même l’huile pour bien se convaincre qu’il n’était pas dupe d’un tour de passe-passe ; puis, au lieu de sortir comme il l’avait fait la veille, il se cacha dans un confessionnal.

Les heures s’écoulèrent, la lampe éclairait d’une lueur calme et égale : minuit sonna…

Le curé crut entendre un léger bruit, pareil à celui d’une pierre qui se déplace, puis il vit l’ombre d’un animal avec des pattes gigantesques, laquelle ombre monta contre un pilier, courut le long de la corniche, apparut un instant à la voûte, descendit le long de la corde, et fit une station sur la lampe, qui commença de pâlir, vacilla et s’éteignit.

Le curé se trouva dans l’obscurité la plus complète. Il comprit que c’était une expérience à renouveler, en se rapprochant du lieu où se passait la scène.

Rien de plus facile : au lieu de se mettre dans le confessionnal qui était dans le côté de l’église opposé à la lampe, il n’avait qu’à se cacher dans le confessionnal qui était placé à quelques pas d’elle seulement.

Tout fut donc fait le lendemain comme la veille ; seulement le curé changea de confessionnal et se munit d’une lanterne sourde.

Jusqu’à minuit, même calme, même silence, même honnêteté de la lampe à remplir ses fonctions. Mais aussi, au dernier coup de minuit, même craquement que la veille. Seulement, comme le craquement se produisait à quatre pas du confessionnal, les yeux du curé purent immédiatement se fixer sur l’emplacement d’où venait le bruit. C’était la tombe du chevalier qui craquait.

Puis la dalle sculptée qui recouvrait le sépulcre se souleva lentement, et, par l’entrebâillement du tombeau, le curé vit sortir une araignée de la taille d’un barbet, avec un poil long de six pouces, des pattes longues d’une aune, laquelle se mit incontinent, sans hésitation, sans chercher un chemin qu’on voyait lui être familier, à gravir le pilier, à courir sur sa corniche, à descendre le long de la corde, et, arrivée là, à boire l’huile de la lampe, qui s’éteignit.

Mais alors le curé eut recours à sa lanterne sourde, dont il dirigea les rayons vers la tombe du chevalier.

Alors, il s’aperçut que l’objet qui la tenait entrouverte était un crapaud gros comme une tortue de mer, lequel, en s’enflant, soulevait la pierre et donnait passage à l’araignée, qui allait incontinent pomper l’huile, qu’elle revenait partager avec son compagnon.

Tous deux vivaient ainsi depuis des siècles dans cette tombe, où ils habiteraient probablement encore aujourd’hui si un accident n’eût révélé au curé la présence d’un voleur quelconque dans son église.

Le lendemain, le curé avait requis main-forte, on avait soulevé la pierre du tombeau, et l’on avait mis à mort l’insecte et le reptile, dont les cadavres étaient suspendus au plafond et faisaient foi de cet étrange événement.

D’ailleurs, le paysan qui racontait la chose à Nodier était un de ceux qui avaient été appelés par le curé pour combattre ces deux commensaux de la tombe du chevalier, et comme lui s’était acharné particulièrement au crapaud, une goutte de sang de l’immonde animal, qui avait jailli sur sa paupière, avait failli le rendre aveugle comme Tobie.

Il en était quitte pour être borgne.

Pour Nodier, les histoires de crapauds ne se bornaient pas là ; il y avait quelque chose de mystérieux dans la longévité de cet animal qui plaisait à l’imagination de Nodier. Aussi toutes les histoires de crapauds centenaires ou millénaires, les savait-il ; tous les crapauds découverts dans des pierres, ou dans des troncs d’arbres, depuis le crapaud trouvé en 1756 par le sculpteur Leprince, à Ecretteville, au milieu d’une pierre dure où il était encastré, jusqu’au crapaud enfermé par Hérifsant, en 1771, dans une case de plâtre, et qu’il retrouva parfaitement vivant en 1774, étaient-ils de sa compétence. Quand on demandait à Nodier de quoi vivaient les malheureux prisonniers : Ils avaient leur peau, répondait-il. Il avait étudié un crapaud petit-maître qui avait fait six fois peau neuve dans un hiver, et qui six fois avait avalé la vieille. Quant à ceux qui étaient dans des pierres de formation primitive, depuis la création du monde, comme le crapaud que l’on trouva dans la carrière de Bourswick, en Gothie, l’inaction totale dans laquelle ils avaient été obligés de demeurer, la suspension de la vie dans une température qui ne permettait aucune dissolution et qui ne rendait nécessaire la réparation d’aucune perte, l’humidité du lieu, qui entretenait celle de l’animal et qui empêchait sa destruction par le dessèchement, tout cela paraissait à Nodier des raisons suffisantes à une conviction dans laquelle il y avait autant de foi que de science.

D’ailleurs Nodier avait, nous l’avons dit, une certaine humilité naturelle, une certaine pente à se faire petit lui-même qui l’entraînait vers les petits et les humbles. Nodier bibliophile trouvait parmi les livres des chefs-d’œuvre ignorés, qu’il tirait de la tombe des bibliothèques ; Nodier philanthrope trouvait parmi les vivants des poètes inconnus, qu’il mettait au jour et qu’il conduisait à la célébrité ; toute injustice, toute oppression le révoltait, et, selon lui, on opprimait le crapaud, on était injuste envers lui, on ignorait ou l’on ne voulait pas connaître les vertus du crapaud. Le crapaud était bon ami ; Nodier l’avait déjà prouvé par l’association du crapaud et de l’araignée, et, à la rigueur, il le prouvait deux fois en racontant une autre histoire de crapaud et de lézard non moins fantastique que la première ; le crapaud était donc non seulement bon ami, mais encore bon père et bon époux. En accouchant lui-même sa femme, le crapaud avait donné aux maris les premières leçons d’amour conjugal ; en enveloppant les œufs de sa famille autour de ses pattes de derrière ou en les portant sur son dos, le crapaud avait donné aux chefs de famille la première leçon de paternité ; quant à cette bave que le crapaud répand ou lance même quand on le tourmente, Nodier assurait que c’était la plus innocente substance qu’il y eût au monde, et il la préférait à la salive de bien des critiques de sa connaissance.

Ce n’était pas que ces critiques ne fussent reçus chez lui comme les autres, et ne fussent même bien reçus, mais, peu à peu, ils se retiraient d’eux-mêmes, ils ne se sentaient point à l’aise au milieu de cette bienveillance qui était l’atmosphère naturelle de l’Arsenal, et à travers laquelle ne passait la raillerie que comme passe la luciole au milieu de ces belles nuits de Nice et de Florence, c’est-à-dire pour jeter une lueur et s’éteindre aussitôt.
 
 

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(Alexandre Dumas, « La Femme au collier de velours, » Les Mille et un Fantômes, in Le Constitutionnel, journal politique, littéraire, universel, n° 268 et 269, mardi 25 et mercredi 26 septembre 1849 ; in Semaine littéraire du courrier des États-Unis, New York : Paul Arpin, 1849 ; repris en volume, Paris : Alexandre Cadot, 1850)

 
 

 

CHARLES NODIER ET LE TARATANTALEO

 

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Nodier était l’homme de Térence, à qui rien d’humain n’est étranger. Il aimait pour le bonheur d’aimer : il aimait comme le soleil luit, comme l’eau murmure, comme la fleur parfume. Tout ce qui était bon, tout ce qui était beau, tout ce qui était grand lui était sympathique ; dans le mauvais même, il cherchait ce qu’il y avait de bon, comme, dans la plante vénéneuse, le chimiste, du sein du poison même, tire un remède salutaire.

Combien de fois Nodier avait-il aimé ? c’est ce qu’il lui eût été impossible de dire à lui-même ; d’ailleurs, le grand poète qu’il était ! il confondait toujours le rêve avec la réalité. Nodier avait caressé avec tant d’amour les fantaisies de son imagination, qu’il avait fini par croire à leur existence. Pour lui, Thérèse Aubert, la Fée aux miettes, Inès de la Sierra, avaient existé. C’étaient ses filles, comme Marie ; c’étaient les sœurs de Marie ; seulement, madame Nodier n’avait été pour rien dans leur création ; comme Jupiter, Nodier avait tiré toutes ces Minerves-là de son cerveau.

Mais ce n’étaient pas seulement des créatures humaines, ce n’étaient pas seulement des filles d’Ève et des fils d’Adam que Nodier animait de son souffle créateur. Nodier avait inventé un animal, il l’avait baptisé. Puis, il l’avait de sa propre autorité, sans s’inquiéter de ce que Dieu en disait, doté de la vie éternelle.

Cet animal, c’était le taratantaleo.

Vous ne connaissez pas le taratantaleo, n’est-ce pas ? ni moi non plus ; mais Nodier le connaissait, lui ; Nodier le savait par cœur. Il vous racontait les mœurs, les habitudes, les caprices du taratantaleo. Il vous eût raconté ses amours si, du moment où il s’était aperçu que le taratantaleo portait en lui le principe de la vie éternelle, il ne l’eût condamné au célibat, la reproduction étant inutile là où existe la résurrection.

Comment Nodier avait-il découvert le taratantaleo ?

Je vais vous le dire :

À dix-huit ans, Nodier s’occupait d’entomologie. La vie de Nodier s’est divisée en six phases différentes :

D’abord, il fit de l’histoire naturelle : la Bibliothèque entomologique ;

xxxx Puis de la linguistique : le Dictionnaire des Onomatopées ;

xxxx Puis de la politique : la Napoléone ;

xxxx Puis de la philosophie religieuse : les Méditations du cloître ;

xxxx Puis des poésies : les Essais d’un jeune barde ;

xxxx Puis du roman : Jean Sbogar, Smarra, Trilby, le Peintre de Salzbourg, Mademoiselle de Marsan, Adèle, le Vampire, le Songe d’or, les Souvenirs de Jeunesse, le Roi de Bohême et ses sept châteaux, les Fantaisies du docteur Néophobus, et mille choses charmantes encore que vous connaissez, que je connais, et dont le nom ne se retrouve pas sous ma plume.

Nodier en était donc à la première phase de ses travaux ; Nodier s’occupait d’entomologie, Nodier demeurait au sixième, – un étage plus haut que Béranger ne loge le poète. Il faisait des expériences au microscope sur les infiniment petits, et, bien avant Raspail, il avait découvert tout un monde d’animalcules invisibles. Un jour, après avoir soumis à l’examen l’eau, le vin, le vinaigre, le fromage, le pain, tous les objets enfin sur lesquels on fait habituellement des expériences, il prit un peu de sable mouillé dans la gouttière et le posa dans la cage de son microscope, puis il appliqua son œil sur la lentille.

Alors, il vit se mouvoir un animal étrange, ayant la forme d’un vélocipède, armé de deux roues qu’il agitait rapidement. Avait-il une rivière à traverser ? ses roues lui servaient comme celles d’un bateau à vapeur ; avait-il un terrain sec à franchir ? ses roues lui servaient comme celles d’un cabriolet. Nodier le regarda, le détailla, le dessina, l’analysa si longtemps, qu’il se souvint tout à coup qu’il oubliait un rendez-vous, et qu’il se sauva, laissant là son microscope, sa pincée de sable, et le taratantaleo dont elle était le monde.

Quand Nodier rentra, il était tard ; il était fatigué, il se coucha et dormit comme on dort à dix-huit ans. Ce fut donc le lendemain seulement, en ouvrant les yeux, qu’il pensa à la pincée de sable, au microscope et au taratantaleo.

Hélas ! pendant la nuit, le sable avait séché, et le pauvre taratantaleo, qui sans doute avait besoin d’humidité pour vivre, était mort. Son petit cadavre était couché sur le côté, ses roues étaient immobiles. Le bateau à vapeur n’allait plus, le vélocipède était arrêté.

Mais, tout mort qu’il était, l’animal n’en était pas moins une curieuse variété des éphémères, et son cadavre méritait d’être conservé aussi bien que celui d’un mammouth ou d’un mastodonte ; seulement, il fallait prendre, on le comprend, des précautions bien autrement grandes pour manier un animal cent fois plus petit qu’un ciron, qu’il n’en faut prendre pour changer de place un animal dix fois gros comme un éléphant.

Ce fut donc avec la barbe d’une plume que Nodier transporta sa pincée de sable de la cage de son microscope dans une petite boîte de carton, destinée à devenir le sépulcre du taratantaleo.

Il se promettait de faire voir ce cadavre au premier savant qui se hasarderait à monter ses six étages.

Il y a tant de choses auxquelles on pense à dix-huit ans, qu’il est bien permis d’oublier le cadavre d’un éphémère. Nodier oublia pendant trois mois, dix mois, un an peut-être, le cadavre du taratantaleo.

Puis, un jour, la boîte lui tomba sous la main. Il voulut voir quel changement un an avait produit sur son animal. Le temps était couvert, il tombait une grosse pluie d’orage. Pour mieux voir, il approcha le microscope de la fenêtre et vida dans la cage le contenu de la petite boîte.

Le cadavre était toujours immobile et couché sur le sable ; seulement le temps, qui a tant de prise sur les colosses, semblait avoir oublié l’infiniment petit.

Nodier regardait donc son éphémère, quand tout à coup une goutte de pluie, chassée par le vent, tombe dans la cage du microscope et humecte la pincée de sable.

Alors, au contact de cette fraîcheur vivifiante, il semble à Nodier que son taratantaleo se ranime, qu’il remue une antenne, puis l’autre ; qu’il fait tourner une de ses roues, qu’il fait tourner ses deux roues, qu’il reprend son centre de gravité, que ses mouvements se régularisent, qu’il vit enfin.

Le miracle de la résurrection vient de s’accomplir, non pas au bout de trois jours, mais au bout d’un an.

Dix fois Nodier renouvela la même épreuve, dix fois le sable sécha et le taratantaleo mourut ; dix fois le sable fut humecté et dix fois le taratantaleo ressuscita.

Ce n’était pas un éphémère que Nodier avait découvert, c’était un immortel. Selon toute probabilité, son taratantaleo avait vu le déluge et devait assister au jugement dernier.

Malheureusement, un jour que Nodier, pour la vingtième fois peut-être, s’apprêtait à renouveler son expérience, un coup de vent emporta le sable séché, et, avec le sable, le cadavre du phénoménal taratantaleo.

Nodier reprit bien des pincées de sable mouillé sur sa gouttière et ailleurs, mais ce fut inutilement, jamais il ne retrouva l’équivalent de ce qu’il avait perdu ; le taratantaleo était le seul de son espèce, et, perdu pour tous les hommes, il ne vivait plus que dans les souvenirs de Nodier.

Mais aussi là vivait-il de manière à ne jamais s’en effacer.
 
 

 

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(Alexandre Dumas, « La Femme au collier de velours, » Les Mille et un Fantômes, in Le Constitutionnel, journal politique, littéraire, universel, n° 268 et 269, mardi 25 et mercredi 26 septembre 1849 ; in Semaine littéraire du courrier des États-Unis, New York : Paul Arpin, 1849 ; repris en volume, Paris : Alexandre Cadot, 1850)