Il est, par le monde, des détraqués qu’on a bien tort de plaindre, de doux maniaques qui se sont arrangé une existence à eux et qui, en somme, vivent plus heureux que bien des gens raisonnables, ennemis de toute chimère.
J’aime ces demi-fous, et quand j’en rencontre un sur ma route, je ne manque pas de lui rendre visite et de m’enquérir des fantômes dont il a peuplé son imagination.
C’est ainsi que j’ai vu, dans des asiles ou dans des maisons particulières, plus d’un dieu moderne, la tête auréolée d’un méchant cercle de cuivre, prêchant la résignation pieuse aux arbres et aux fleurs du chemin ; plus d’un millionnaire qui, remuant de petits cailloux, croyait manier des pièces d’or ; plus d’un inventeur aux yeux brillants qui prétendait avoir trouvé l’introuvable mouvement perpétuel ou déclarait connaître le secret de planer dans les airs, à la façon des oiseaux, rien qu’en s’attachant des ailes aux bras. C’est ainsi que j’ai pu voir, dans ces derniers temps, un homme extraordinaire aux conceptions fantastiques et grandioses, au cerveau puissamment calculateur, qui a découvert : Le plus grand Vol de l’Humanité.
–––––
Des amis d’Orléans m’avaient indiqué un personnage bien curieux et, aux premiers jours de loisir, je fis le voyage tout exprès pour me rencontrer avec lui. Il habite Olivet, un bourg important aux portes de la ville, composé pour une moitié d’une interminable rue de maisons propres derrière lesquelles tout est ou fleurs ou engrais, et d’une autre moitié, perpendiculaire à la première, le long des rives charmantes du Loiret. L’homme du « plus grand vol de l’humanité » est un horticulteur connu et, m’a-t-on dit, fort à l’aise. On m’avait prévenu qu’il était, dans son commerce et dans la vie de tous les jours, tout à son métier, très réservé à l’ordinaire, généralement muet sitôt qu’on lui parlait de sa prodigieuse découverte, et qu’il me faudrait déployer sans doute autant de diplomatie que Talleyrand au congrès de Vienne pour remplir le but de ma visite.
À la gare d’Orléans, je pris le tramway électrique et je descendis à un endroit où la route vire en coude brusque. La demeure de l’horticulteur se trouvait à cent mètres de là, une maison jolie et fraîche dont la peinture neuve semblait rire au soleil.
Sous la porte cochère, un jardinier chargeait une brouette de fumier. Je demandai le patron.
« J’vas vous conduire, fit l’ouvrier. Il est dans le fond. »
Le jardinier me mena d’abord par une première cour remplie de pots de fleurs en tas, par une seconde cour grillagée où des poules nombreuses picoraient autour de coqs matamores, puis entre d’étroits couloirs séparant des serres, et à travers quelques allées garnies des plus merveilleuses plantes du monde. Le parfum des sèves me faisait respirer plus fort, afin de m’emplir le corps d’atmosphère odorante.
Près d’un bouquet de bégonias dont les longues fleurs rouges et coniques se penchaient avec des airs de fatigue, mon compagnon me montra du doigt, assez loin encore, un grand chapeau de paille émergeant de grandes touffes verdoyantes, derrière une haie d’arbres fruitiers.
« V’là l’patron, » me dit-il.
Et il me quitta avec un geste qui signifiait :
« Maintenant, débrouille-toi. »
Je me dirigeai vers le chapeau de paille. L’horticulteur se trouvait au milieu d’un champ de dahlias qu’il examinait pousse à pousse, en les redressant amoureusement.
Lorsqu’il m’aperçut, il enjamba les fleurs, vint vers moi et me salua d’une intonation cordiale :
« … Monsieur !… Qu’y a-t-il pour votre service ? »
Après avoir lié connaissance, il me promena dans sa propriété qui était immense et bien tenue. Je m’étais donné comme un propriétaire parisien et je parlai de mon grand jardin de Saint-Cloud. Je mentais plus qu’un arracheur de dents. En fait de jardin, je possède seulement, au bord de ma fenêtre, un réséda rabougri en train de crever, cadeau de ma bonne pour le jour de ma fête.
L’horticulteur me fit naturellement l’article. Pour donner quelque vraisemblance à ma visite, j’achetai, en longeant une pépinière, un petit conifère bleu en bas âge et un hêtre rouge ou tricolore, je ne sais plus au juste.
Il me vanta surtout ses dahlias.
Ah ! les dahlias ! Son triomphe ! Il n’en poussait d’aussi beaux chez aucun concurrent. Ses dahlias étaient célèbres dans tout l’Orléanais. De fait, j’en contemplai des échantillons superbes, de teintes délicates ou surprenantes, qui faisaient d’une fleur banale, d’un feuillage vulgaire, une plante attachante et digne de poésie.
Mais je n’étais venu ni pour les hêtres rouges ou tricolores, ni pour les conifères bleus ni pour les dahlias de sélection. Le plus grand vol de l’humanité m’intéressait infiniment plus. Je m’ingéniais vainement à aiguillonner la conversation pour éveiller la manie de l’horticulteur, à le guider vers sa folie spéciale, et je commençais à désespérer quand une phrase déclencha le rouage détraqué de son cerveau.
« Oui, lui dis-je… nous autres Parisiens, nous pouvons difficilement entretenir de beaux jardins, parce que, le plus souvent, jardiniers et fournisseurs s’entendent pour nous voler… Le vol… »
C’était une injure gratuite à l’égard de corporations dont je n’ai aucune raison de suspecter l’honorabilité… Mais qui veut la fin, veut les moyens.
Il m’interrompit pour s’écrier :
« Ah ! on est toujours volé.
– Oh !… toujours !… Vous exagérez ! »
Il m’arrêta par le bras, releva la tête et, s’adossant à un grand tonneau rempli d’eau de pluie, il répéta :
« Toujours ! »
Je pus alors examiner mon interlocuteur mieux à l’aise. Je n’avais encore fait qu’entrevoir sa figure protégée jusqu’au cou par le chapeau à larges bords.
Il avait un visage amusant et curieux, parce que son nez, épaté en forme de pomme de terre et teinté d’un rose tirant sur le violet, apparaissait joyeux, lyrique, triomphal. Le nez est souvent pour les observateurs un excellent indice du caractère des gens. Ce nez-là n’était pas un nez d’agité, d’inquiet. C’était le nez d’un brave homme qui devait s’attabler avec satisfaction devant les vieilles bouteilles de vieux vin de France et faire claquer sa langue au moment où les liqueurs fameuses touchaient ses papilles gustatives. Si les petits yeux noirs n’avaient point papilloté d’un éclat malsain, je serais parti, convaincu qu’avec un nez aussi robuste, qu’avec un nez aussi somptueux, un homme ne saurait être fou.
Il reprit pour la troisième fois :
« On est volé… toujours.
– Voyons, voyons, répondis-je, troublé comme un pêcheur qui sent un beau poisson au bout du crin de Florence… Il y a encore d’honnêtes gens en majorité.
– Non, fit-il avec une sorte d’impatience, non, tout le monde vole… même les plus honnêtes gens volent… Oui, les plus honnêtes… Vous-même, monsieur, vous êtes un voleur. »
Je protestai énergiquement.
« Ah ! par exemple, je…
– Vous êtes un voleur… Je vais vous le prouver… Quelle est votre profession ? Que vendez-vous ?
– Ma prose… Je suis homme de lettres.
– Ah ! Et comment vous paie-t-on votre prose ?
– Cela dépend… à la ligne, à l’article, au roman… Des publications américaines m’ont même payé au centimètre carré de texte imprimé.
– Eh bien, monsieur, sauf votre respect, je vous répète que vous êtes un voleur. En vérité, vous n’avez pas volé les éditeurs français, mais vous avez certainement volé les Américains…
– Comment diable ?…
– Parce que vous leur avez vendu des centimètres carrés qui n’étaient pas des centimètres carrés.
– Je ne comprends pas. »
L’horticulteur haussa les épaules, par dédain pour mon inintelligence.
« Venez, murmura-t-il ; vous allez saisir… car… je vais vous faire connaître… »
Il se pencha vers moi, fronça les sourcils et souffla entre ses dents :
« … Le plus grand vol de l’humanité. »
Il marcha si vite que j’eus de la peine à le suivre. Je retraversai les grandes allées aux fleurs, les petites allées aux serres et la cour pleine de poules, pour arriver au seuil de la maison blanche. Il ouvrit la porte et m’ordonna impérieusement :
« Montez… »
J’entrai, après avoir gravi un perron, dans une pièce du rez-de-chaussée qui ressemblait assez à une étude de notaire. De grands casiers de bois cachaient les murs, et, sur des rayons de chêne, dormaient des milliers de dossiers d’où pendaient des queues minces de ficelle rouge. Au milieu et en face de chaque fenêtre, des tables de travail surchargées de paperasses attendaient, pensait-on, les clercs et le saute-ruisseau.
L’horticulteur arracha nerveusement son chapeau et le jeta sur un des bureaux.
« Tous ces dossiers et ces papiers, s’écria-t-il, représentent les calculs que j’ai été obligé de faire pour fixer le chiffre du plus grand vol de l’humanité… Savez-vous quel est ce chiffre ?… Non… Eh bien ! à la date du 31 décembre 1895, date à laquelle j’ai arrêté mon inventaire, il était de quatorze cent cinquante-et-un milliards trois cent quatre-vingt-huit millions cinq cent soixante-deux mille quatre cent quarante-sept francs vingt-trois centimes… »
J’étais étourdi. Je voulus faire répéter le nombre monstrueux :
« Combien dites-vous ?
– Voyez vous-même. »
Il me montra, au-dessus de la cheminée, un cadre doré autour d’une feuille blanche sur laquelle était peint le chiffre :
1 451 388 562 447 fr. 23
On a beau être sain d’esprit, quand on écoute des fous, on se demande parfois si on ne devient pas fou soi-même.
« Je vais vous expliquer maintenant, continua-t-il, comment je calcule le plus grand vol de l’humanité. Permettez-moi de vous rappeler d’abord quelques notions élémentaires du système métrique. Quand, pendant la Révolution, on chercha une mesure fixe pour remplacer les diverses aunes et toises qui embrouillaient les relations commerciales, on décida que le mètre serait le quart de la dix millionième partie du méridien terrestre, méridien qui fut déterminé par les savants Delambre et Méchain. Le mètre une fois fixé, on en fit établir un échantillon unique, un étalon conservé aujourd’hui aux Archives nationales et d’après lequel sont fabriqués tous les mètres employés dans la vie de tous les jours. Ainsi donc, celui qui achète un mètre d’étoffe n’achète pas, en réalité, une longueur égale à l’étalon, il achète, selon la volonté légale, un quart de la dix millionième partie du méridien terrestre. Prenez sur ma table ce gros livre à couverture brune… Ouvrez à la première page… et lisez. Que lisez-vous ?
– Je lis : « Annuaire pour l’an 1902, publié par le Bureau des Longitudes… avec des notices scientifiques. »
– Très bien ! Constatez que je m’appuie sur les renseignements les plus sérieux. Ouvrez maintenant à la page 194 et lisez la dernière phrase du chapitre : « Définition du mètre. »
Je lus : « D’après les mesures géodésiques modernes, la dix millionième partie du quart du méridien terrestre est plus grande que le mètre d’environ 0 m, 0002. »
– Nous y voilà… Donc, monsieur, puisque chaque fois que vous achetez un mètre de n’importe quoi, vous êtes censé acheter un quart de la dix millionième partie du méridien terrestre, vous êtes volé, volé, vous dis-je, parce que le mètre dont on se sert pour mesurer votre n’importe quoi, est, d’après le bureau des Longitudes, plus court de 0 m, 0002 que le quart de la dix millionième partie du méridien terrestre, qui vous est dû… Mais, répliquerez-vous, qu’est-ce qu’une erreur aussi infime ? Infime !
Pas du tout. Elle est colossale, puisque c’est grâce à elle que j’ai obtenu ces 1 451 388 562 447 fr. 23, dont l’humanité a été frustrée depuis qu’on se sert du système métrique. Cette différence de 0 m, 0002 fait deux mètres par dix mille mètres, vingt mètres par cent mille mètres, deux cents mètres par million de mètres ! Ah ! ah ! Vous ne riez plus… Pour vous faire comprendre toute l’énormité du vol, examinons, par exemple, l’industrie du papier. Le papier est une matière dont un mètre a peu de valeur, pour laquelle une erreur de vingt centimètres par kilomètre semble ridicule au premier abord… Eh bien ! Prenons un journal populaire tirant à cinq cent mille exemplaires. Chaque numéro a 60 centimètres de long. Le tirage total mesure donc 300 000 mètres ; ce qui fait que la direction de cette feuille est volée par jour de 60 mètres de papier, valant environ un franc. La perte sera, pour une année, de 365 francs. Mais ce calcul n’est établi que pour une seule gazette. Imaginez l’ensemble de tous les journaux publiés dans tous les pays qui emploient le système métrique… Moi, j’ai réuni les statistiques susceptibles de me renseigner !… La presse perd par an 1 237 085 fr. 70, rien que par cette petite erreur de 0 m, 0002 qui ne vous dit rien du tout. Vous objecterez qu’on achète le papier au poids… C’est exactement la même chose, comme je vous le démontrerai facilement. Ajoutez maintenant tous les autres papiers : papiers de papeteries, papiers d’emballage, papiers de tenture… et vous trouverez que les fabricants, pour cette seule industrie, nous volent 3 606 687 fr. 05. Imaginez aussi que les drapiers volent, de la même manière, 2 880 342 francs, les fabricants de soieries, 2 792 152 fr. 95, etc., etc., et vous imaginerez du coup l’énormité de l’escroquerie dont nous sommes victimes. Additionnez les vols commis dans toutes les branches de l’activité commerciale, par exemple, ceux des Compagnies du gaz, qui, vendant leurs produits au cube, volent au cube, ceux des chemins de fer, des propriétaires de terrains, etc., etc., etc. ; vous pourrez concevoir les conséquences formidables du plus grand vol de l’humanité.
Et je ne parle pas des résultats accessoires : combien de conscrits, qui étaient trop petits pour le service, ont été déclarés bons ! Mais passons, car si je voulais développer mes idées au point de vue patriotique, je vous jetterais la mort dans l’âme ! Bref, monsieur, le vol commis depuis l’adoption du système métrique est de 1 451 388 562 447 fr. 23, et je vous prie de remarquer qu’il serait beaucoup plus considérable si l’on voulait tenir compte des intérêts composés depuis l’origine.. Vous m’écoutez avec tant de bienveillance que je vais même vous faire un aveu… Ce chiffre de quatorze cent et quelques milliards est très inférieur à la réalité, car je n’ai encore calculé que les vols effectués grâce aux mesures de longueur. Mais le raisonnement garde toute sa valeur pour les mesures de capacité et de poids. Qu’est-ce que le kilogramme ? Le poids d’un décimètre cube d’eau pure. Donc, lorsque vous achetez un kilogramme de cerises, on vous vole du poids de 0 m, 000 000 000 0008 cubes d’eau pure. Le vol est donc encore beaucoup plus grand. Je ne suis qu’au commencement des opérations destinées à déterminer ce nouveau chiffre qui, ajouté à l’ancien, me donnera le plus grand vol de l’humanité. Approximativement, je l’évalue à 3 805 693 000 000 000 francs qui, augmentés de 1 451 388 562 447 fr. 32, font 3 807 155 388 562 447 fr. 32.
Un joli denier ! Enfin, êtes-vous convaincu ? »
J’eus la sensation nette que si je disais « non, » l’horticulteur m’étranglerait. En conséquence, je murmurai :
« Oui, oui, très certainement.
– Ma découverte, reprit-il, le regard luisant, les doigts fébriles, fera bientôt de moi le roi de la terre, le maître absolu du monde. J’ai, en effet, l’intention de fonder le syndicat des victimes du plus grand vol de l’humanité, destiné à faire rendre gorge aux voleurs. Tout le monde viendra à moi, car je ne demande pas d’argent ; j’en distribue. À tous, je dirai : chargez-moi de vos intérêts. Je ferai rentrer les sommes qui vous ont été volées, grâce aux mesures fausses employées par les marchands. En récompense de mes efforts, autorisez-moi seulement à garder 50 p. 100 de tout ce que je réussirai à recouvrer. Les vols, non encore couverts par la prescription, montant à quatre-vingt-sept milliards en chiffres ronds, mes bénéfices seront donc tout d’abord de quarante-trois milliards cinq cents millions, moins les frais de procédure, soit quarante milliards seulement. De plus, je gagnerai par an, sur les vols de tous les jours, une dizaine de milliards. Je dépense un millier de francs par mois. J’économiserai donc, par an, environ neuf milliards neuf cent quatre-vingt-dix-neuf millions, neuf cent quatre-vingt-huit mille francs que je placerai en rente 3 p. 100, ou en 5 p. 100 si je trouve des garanties suffisantes. En vingt ans, par l’accumulation des intérêt, je serai possesseur d’une fortune de tant de milliards que je serai bien près d’être propriétaire du monde entier, donc, en fait, le roi de la Terre. »
Voyant mon hôte un peu plus calme, je me permis une observation :
« Le raisonnement, dis-je, est étrange qui permet d’enlever aux gens volés toutes leurs propriétés, toute leur fortune, sous prétexte de leur rendre la moitié des vols dont ils ont été victimes. »
L’horticulteur devint subitement furieux :
« Vous êtes fou, me cria-t-il sous le nez. Mon raisonnement peut sembler étrange. Mais qu’est-ce que cela peut me faire s’il est ma-thé-ma-ti-que ? »
Je jugeai inopportun de continuer l’entretien avec l’horticulteur qui agitait un sécateur de façon menaçante. Je pris mon chapeau et m’en allai, absolument abasourdi, oubliant d’emporter mon hêtre rouge ou tricolore, et mon petit conifère bleu.
–––––
(Louis Forest, illustrations de F. Ballester, in Le Petit Troyen dans la famille, deuxième année, n° 11, 25 avril 1902 ; in La Petite Gironde dans la famille, deuxième année, n° 11, 25 avril 1902)