Le soleil venait de se lever dans un ciel sans nuage sur le cinquième jour du septième mois de l’année 2905 ; il dorait de ses rayons la surface de l’océan calme, qui, depuis des centaines d’années déjà, après de terribles cataclysmes, recouvrait la surface de la France et celle de l’Europe presque tout entière.
De tous côtés, à l’horizon, l’immensité bleue ; seules les montagnes élevées, le Massif Central, les Alpes, les Pyrénées émergeaient encore des flots ; pas un être humain, pas un bateau n’osait s’aventurer dans ces parages désolés ; des oiseaux de mer faisaient retentir au milieu de ce silence de mort leurs cris plaintifs…
Mais tout à coup, ces seuls habitants affolés s’éloignèrent à tire-d’aile et au loin, du côté du sud-est, apparut, volant à deux cents mètres d’altitude, un immense appareil bizarre, une sorte de wagon mu par deux hélices et sur le sommet duquel se trouvait un grand mât terminé par une antenne de laquelle s’échappaient de temps à autre de longues étincelles.
Cet oiseau extraordinaire, qui filait à deux ou trois cents kilomètres à l’heure, produisit à son passage un remous d’air tellement violent que la surface plane de la mer en fut ridée et que des vagues vinrent se briser sur les versants du plateau d’Auvergne qui émergeait alors en entier.
Après avoir viré rapidement et avec une précision mathématique, ce « plus lourd que l’air » ralentit son allure, tourna dans un sens et dans l’autre, autour de l’horizon, semblant chercher sa direction ; enfin, il mit le cap vers l’Auvergne, se rapprochant peu à peu de la terre.
Le voyage fut de courte durée et le vaisseau aérien prit ses dispositions pour atterrir au milieu d’un immense plateau sur lequel, il y a des centaines et des centaines d’années, une grande ville avait dû s’épanouir.
Plus rien que des amas de pierres qui, certainement, avaient été taillés par la main des hommes, ne restait de cette civilisation ancienne.
Non loin, la masse sombre d’une montagne élevée qui laissait échapper de son sommet une fumée peu épaisse, apparaissait dans le ciel toujours bleu.
L’atterrissage du wagon fut très vite opéré ; il vint légèrement, sans choc aucun, se poser à terre, cependant que de solides grappins sortaient de chaque côté de l’appareil et s’enfonçaient profondément dans le sol.
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Au signal de deux coups de sifflet stridents, les cloisons du wagon s’ouvrirent d’un côté et un escalier vint automatiquement se poser à terre.
Des hommes, au nombre d’une douzaine, descendirent aussitôt ; ils étaient petits, leurs yeux étaient en forme d’amande et leur teint était jaune ; ils avaient l’air de fort joyeuse humeur. Un personnage beaucoup plus âgé, et qui paraissait être le chef de l’expédition, rejoignit ses collègues au bout de quelques instants. Ceux-ci, l’ayant salué avec toutes les marques du plus profond respect, firent cercle autour de lui.
Après avoir assujetti sur son nez camus un lorgnon à monture d’or, le chef prononça, au milieu du plus grand silence, les paroles suivantes en un dialecte qui ne ressemblait nullement au français :
« Messieurs et chers collègues,
Il y a mille ans exactement, époque à laquelle les peuples blancs, habitants de l’Europe aujourd’hui presque entièrement disparue, étaient encore les maîtres du monde, se déroula, dans cette région montagneuse dont nous n’apercevons aujourd’hui qu’une faible partie, une lutte acharnée entre des hommes courageux qui étaient montés sur des appareils mus par des moteurs peu perfectionnés et qui roulaient sur des routes à des allures considérées alors comme extraordinaires : à l’aide de papiers du temps que nos savants ont pu déchiffrer, nous savons que ces engins s’appelaient des automobiles et que l’épreuve qu’ils disputaient il y a aujourd’hui dix siècles avait été nommée Coupe Gordon-Bennett, du nom d’un homme fort riche qui vivait à cette époque et qui avait offert ladite Coupe.
Les engins barbares qui disputèrent cette course firent à peine du quatre-vingts de moyenne ; ce fut un conducteur français, pilotant une automobile française, qui remporta la première place, battant des Allemands, des Anglais, des Américains, des Autrichiens, qui étaient venus dans ce pays pour disputer aux Français la suprématie de cette industrie naissante.
Et, Messieurs, nous tous ici, les principaux constructeurs des machines à voler de l’Empire du Soleil-Levant, qui sommes envoyés par notre maître le Mikado pour accomplir un pieux pèlerinage sur ce petit coin de la terre de France où se déroula une lutte de géants, je vous propose d’adresser une prière à Bouddha pour le repos de leur âme. »
Aussitôt, les personnages présents se prosternèrent, et, à genoux sur le sol de la vieille France, ils invoquèrent Bouddha le tout-puissant.
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Au bout de quelque minutes, les pèlerins se relevèrent et le chef au lorgnon à monture d’or se tourna vers l’un des assistants et lui dit ces mots :
« Toi, Oku-Yama, dont les ancêtres éloignés firent de grandes choses pour leur patrie et dont tu suis les nobles exemples, tu as pour devoir de nous retracer la lutte que nous avons engagée contre ceux qui, aujourd’hui, ne sont plus et qui reposent au fond de la mer. »
Les constructeurs de machines à voler applaudirent frénétiquement et Oku-Yama, s’étant incliné, s’exprima en ces termes :
« Je vous remercie de l’honneur que vous me faites, Messieurs, mais je n’en abuserai pas ; je serai bref.
Nos ancêtres commencèrent à se secouer de leur torpeur vers la fin du dix-neuvième siècle ; après avoir vaincu la Chine, qui aujourd’hui fait partie de notre empire, nous nous attaquâmes aux Russes et, là encore, la victoire nous sourit, grâce à Bouddha le tout-puissant. »
Les auditeurs se prosternèrent religieusement, puis Oku-Yama reprit la suite de son récit :
« Mais nos aïeux étaient insatiables et, après avoir subi longtemps le joug des Occidentaux, ils voulaient les dominer ; tour à tour, ils envahirent l’Indochine et les Indes Anglaises.
Au commencement du vingt-et-unième siècle, nos glorieux ancêtres étaient maîtres de toute l’Asie et s’apprêtaient à conquérir l’Europe.
Les Blancs comprirent à ce moment les dangers imminents du péril jaune et, se mettant tous d’accord, ils décidèrent de nous exterminer à jamais.
Nous, Japonais, nous avions tout à craindre ; les Français, qui étaient très puissants et dirigeaient alors les destinées de l’Europe, possédaient des machines de guerre automobiles infernales.
Leurs constructeurs, au génie inventif si développé, étaient arrivés à établir des voilures blindées absolument invulnérables ; leurs vitesses étaient très grandes, et dans chacun de ces véhicules étaient installés de nouveaux canons électriques pouvant envoyer à cent kilomètres de distance des obus chargés d’une nouvelle poudre absolument extraordinaire et qui devait semer la mort partout sur son passage.
Les Européens nous attaquèrent et, malheureusement cette fois, malgré l’intelligence et la capacité de nos généraux et la bravoure de nos soldats, la victoire nous abandonna ; nous étions vaincus.
Après avoir évacué les Indes et une partie de l’Indochine, nous nous apprêtions à nous embarquer pour les îles du Japon, lorsque le bruit se répandit dans nos armées démoralisées qu’un Japonais, un de mes ancêtres, Oku-Yama, et dont quinze générations me séparent, avait inventé une machine à voler extraordinaire, et qu’à l’aide de dix de ces oiseaux, nous chasserions les étrangers hors de notre territoire.
Au bout de quelques semaines, ces machines furent prêtes ; elles s’élevaient avec une merveilleuse facilité au-dessus des armées ennemies et jetèrent sur celles-ci la panique et la mort.
D’autres oiseaux, plus perfectionnés encore, vinrent s’ajouter aux premiers et poursuivirent l’ennemi en déroute. Nous étions à nouveau vainqueurs. »
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« Les armées japonaises allaient enfin envahir l’Europe lorsqu’un terrible cataclysme acheva l’œuvre que nous nous étions proposée.
Un formidable tremblement de terre, qui fut ressenti jusque chez nous, détruisit toutes les villes de l’Europe et tua des centaines et des centaines de mille de personnes ; bientôt le sol s’affaissa, et ce continent, si longtemps maître du monde, disparut dans les flots le 22 juin 2019.
Les montagnes que nous apercevons ici sont aujourd’hui les seuls vestiges de cette civilisation ancienne.
J’abrégerai, Messieurs ; il est temps que nous remettions le cap sur le Japon si nous voulons dîner ce soir à Tokyo.
Ne craignant plus de se voir attaquer sur leurs frontières, nos ancêtres se sont perfectionnés dans l’industrie ; grâce à de grandes courses de « plus lourd que l’air, » les constructeurs de machines à voler ont fait d’immenses progrès et c’est ainsi qu’aujourd’hui le courant électrique qui sert à faire tourner les dynamos de notre wagon nous arrive de Tokyo ; la machine qui nous a amenés ici peut atteindre mille kilomètres à l’heure, et nous espérons tous, Messieurs, n’est-il pas vrai, dépasser cette vitesse dans notre prochaine grande épreuve Tokyo-le Pôle Nord-Tokyo… si le gouvernement ennemi de tout progrès nous y autorise ! »
Les assistants applaudirent à tout rompre la fin de ce récit.
Sur la proposition du chef de l’expédition, ils adressèrent à nouveau une prière à Bouddha pour le repos de l’âme des Français, puis tous prirent place dans le wagon ; les cloisons furent fermées hermétiquement et, au signal de deux coups de sifflet, la machine volante, à l’arrière de laquelle flottait le drapeau japonais, s’éleva dans les airs et, à toute vitesse, prit la direction de Tokyo, la capitale du monde.
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(Paul Sencier, in Journal de l’automobile, du cyclisme & de tous les sports (Le Vélo), quatorzième année, n° 4586, jeudi 22 juin 1905 ; « En Chine, le gâteau des Rois… et des Empereurs, » caricature extraite du Petit Journal, supplément illustré, neuvième année, n° 374, dimanche 16 janvier 1898 ; « What Shall We Do With Our Boys? » caricature de George Frederick Keller, extraite de The Wasp, 3 mars 1882)