IMPRESSIONS
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« Et moi, pèlerin agenouillé à l’écart sous les orgues, il me semblait ouïr les anges descendre du ciel mélodieusement. »
ALOYSIUS BERTRAND.
Entouré de vieilleries fantasques, de moyenâgeuses panoplies aux murs, d’incunables poussiéreux, devant un vitrail incendié d’un crépuscule rougeoyant, serait, ouvert sur un prie-dieu ciselé ainsi qu’une chaire d’église flamande, cet exquis eucologe d’Aloysius Bertrand… Livre admirable, combien ancien déjà, et ignoré de beaucoup. Viens, ami lecteur, que je t’y conduise, mais secoue sur le seuil du sanctuaire la poussière banale de la rue et les rumeurs vulgaires de la foule ; sous les cintres sonores et d’ombres, amortis le claquement trivial de tes pas pour ne point inquiéter le monde léger des génies, des truands, des juifs et des archers diaboliques qui les hantent.
– Entends, dans le silence, l’air magique de Jehan de Vitteaux qu’un clerc du gai savoir étire suavement sous le prie-dieu, de son rebec et qui semble s’exhaler d’entre les pages de vélin du précieux livre. Il évoque les suggestives fantaisies de Breughel d’Enfer ou de Van Ostade, de Rembrandt ou de Callot.
– Des coins enfumés de cabaret borgne, l’esquisse émaillée d’une venelle où jacassent des passants une langue vieillotte et pittoresque, la cave d’un alchimiste feuilletant « aux blafardes lueurs de la lampe, les livres hermétiques de Raymond Lulle, » un envol biscornu de sorcières pour le sabbat.
Chaque tableautin s’anime d’une vie si intense qu’on tressaille, croyant voir passer ces êtres d’autrefois. Pas un détail qui n’impressionne par l’art de sa forme et par son coloris. Le style s’orfèvre, subtil, raffiné d’une sélection d’épithètes hallucinantes. D’un trait antithétique, l’auteur sait rendre, dirai-je, tout un état d’ambiance : « Et les buveurs qui fument dans l’estaminet borgne, et la servante de l’hôtellerie, qui accroche à la fenêtre un faisan mort. »
Puis l’âme frissonne par instant à l’âpre saveur de quelque amère ironie qui s’évapore d’entre la mélancolie des phrases comme si Satan s’ingéniait à grincer son rire sarcastique. Qui sait si l’harmonieux ménestrel ne ménageait de ces discordances afin de relever d’une note bizarre la mélopée de ses ballades ? Qui sait si ce n’est pas par un fatalisme chagrin de désillusions qu’il laissait tout à coup sourdre une désespérée tristesse hors la moindre de ses peintures où un sourire s’éclaire presque comme une larme ?
Mais la communion se fait alors plus intime, plus affectueuse entre lui et le lecteur, parce que la souffrance est beaucoup de la vie et que rien n’existe qui ne pleure. Si douce, si discrète est-elle cependant, derrière le voile où surgissent tant de sujets variés qu’à la nouveauté du détail l’esprit s’arrête pour songer et oublie…
Entouré de vieilleries fantasques, de moyenâgeuses panoplies aux murs, d’incunables poussiéreux, devant un vitrail incendié d’un crépuscule rougeoyant, serait, ouvert sur un prie-dieu ciselé ainsi qu’une chaire d’église flamande, cet exquis eucologe d’Aloysius Bertrand…
Ô ce missel consolant sur le pupitre, – retourne souvent, cher lecteur, y retremper ton être fatigué des vulgarités de la route et t’isoler dans le monde si lointain du nôtre où flottent sur de l’encens ses troublantes et idéales marionnettes !
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(Gaston-Denys Périer, in Le Thyrse n° 9, 1er septembre 1899)