J’avais, à deux kilomètres d’Avignon, dans un terrain pierreux et rougeâtre, dit des Garrigues, qui avait été longtemps inculte, mais depuis quelques années fécondé par un canal irrigateur dont on doit les bienfaits au duc de Crillon-Mahon, une petite maison de campagne où je me rendais assez fréquemment avec ma famille et mes amis.

Un beau jour d’automne, j’y étais assis sous l’ombrage d’un petit berceau d’acacias, avec M. Nouzeilles, ancien professeur d’humanités au lycée d’Avignon, et passé ensuite proviseur au lycée Charlemagne, et notre conversation humanitaire fut tout à coup distraite par le curieux spectacle suivant.

C’était une bataille !… une bataille réglée, dont tous les épisodes stratégiques se déroulèrent sous nos yeux, hâtons-nous de le dire, plus émerveillés que frappés de terreur ; car les deux armées ennemies n’étaient pas autre chose que… des fourmis !

J’ai dit, je crois, que le champ (devenu ce jour-là, par extraordinaire, champ de bataille) sur lequel nous nous trouvions était un sol rougeâtre ; or, les petits habitants souterrains, je veux dire les fourmis, qui le peuplaient, étaient rouges comme lui. Le trou d’ouverture d’une de leurs plus puissantes fourmilières, peuple de travailleurs actifs et diligents, était sous nos yeux, et nous en vîmes surgir tout à coup une troupe innombrable de petits soldats dont les bataillons se rangèrent tout autour de l’orifice national qu’ils cernèrent complètement, semblant se camper là comme pour en défendre l’entrée.

Nous n’eûmes garde, comme vous pouvez bien le penser, de jeter la confusion dans leur camp ; c’eût été, dans la situation, un véritable vandalisme.

« Oh ! oh ! s’écria tout à coup M. Nouzeilles, voici qui semble devenir sérieux ! Que va-t-il se passer ? Restons immobiles, observons, et puis… attendons… »
 

*

 

Nous étions déjà, depuis quelques minutes, dans une attitude de soucieuse immobilité. Nous nous consultions mutuellement du regard, confondus d’étonnement et respirant à peine en présence de dix ou douze phalanges de ces mêmes hyménoptères pour l’ordinaire si remuants, et, ce jour-là, contre leur habitude active, stationnant autour de la porte de leur magasin général, en prévision de quelque grande catastrophe.

« C’est peut-être, reprit M. Nouzeilles, quelque bête malfaisante, quelque taupe, quelque souris, que sais-je ? quelque vipère qui va passer par là, et que la prévoyante colonie guette au passage pour l’assaillir et l’en empêcher. Nous ne sommes peut-être point ici en sûreté.

– Ne craignez rien, lui répondis-je, il n’y a rien de tout cela dans ces parages. »

J’avais à peine prononcé ces dernières paroles que nous aperçûmes d’assez loin, sur le terrain, vers le bout de l’allée, comme quelque chose de noir qui s’avançait vers nous.

« Voyez donc, voyez donc, là-bas ! reprit de nouveau M. Nouzeilles faiblement rassuré, mais dont l’étonnement, comme le mien, allait toujours crescendo.

– Ce sont, si je ne me trompe, d’autres fourmis, m’écriai-je d’autant plus interdit que c’étaient des fourmis noires et qu’il n’en existait pas d’une lieue à la ronde dans ces garrigues.

– C’est l’armée ennemie, s’écria-t-il en souriant. Nous sommes sauvés ! c’est une invasion militaire, une irruption, une descente ! il ne s’agit rien moins que d’un siège, et nous allons assister à toutes les péripéties d’une ville prise d’assaut ! L’histoire romaine est confondue, dépassée de mille coudées, et, si le grand Tacite vivait encore, il aurait à nous écrire une belle page de plus ; gardez-vous bien, je vous en supplie, de faire le moindre mouvement. Dans ce moment-ci, je ne tuerais pas un insecte pour un empire ; et c’est d’ailleurs réellement d’un empire qu’il s’agit ici. Ne parlons plus, et surtout pas le plus léger mouvement. »

Nous nous parlions ainsi, tout bas, le regard alternativement fixé sur la troupe rouge, qui toutefois, par une sorte d’inspiration électrique, commençait déjà à s’agiter un peu dans ses rangs, et sur la troupe noire agressive qui s’avançait à pas redoublés.

Hélas ! elle arriva bientôt sur le territoire étranger, qui était pour nous la patrie, et il en résulta un choc des plus terribles. C’est une journée de sanglante mémoire que je vais essayer de vous peindre.

Je la peindrai en historien fidèle sans en charger les faits, sans en broder les détails ; mais je dirai tout, dussent mes lecteurs n’en rien croire. Je dois à la vérité, à l’histoire naturelle, à la majesté divine, de n’en omettre aucune circonstance ; car le tableau frappant, comme s’il m’était peint d’hier, en est toujours resté présent à mes yeux et à ma pensée.

Les deux armées, chacune commandée par un général en chef, facile à reconnaître par sa grosseur, par l’étendue de ses cornettes et la force de son aiguillon, étaient composées l’une et l’autre de dix ou douze bataillons, conduits eux-mêmes par des lieutenants ou capitaines (le nom importe peu à la chose). Arrivées en présence, elles se croisèrent vigoureusement en un clin d’œil.

Spectateurs ravis de cette sanglante mêlée d’un ordre tout nouveau, nous osâmes applaudir tacitement et peut-être même sans pitié à son affreux carnage. Les combattants s’étaient saisis au hasard, corps à corps ; et, remarquez bien ceci, ils ne pouvaient pas se méprendre à l’attaque, car ils étaient de couleur différente. Rien ne manquait à l’éclat de l’action militaire, pas même l’uniforme. Beaucoup de morts restèrent sur le champ de bataille ; les fourmis, elles aussi, sont armées et se tuent entre elles ; mais il y eut plus encore de blessés. Les cadavres inanimés des uns et les corps palpitants des autres gisaient ou s’agitaient çà et là sur le sol. Cependant, au milieu du trouble inexprimable qui régnait de toutes parts, nous remarquâmes les chefs de l’une et de l’autre armée se rapprocher et se parler à leur manière, – les fourmis, elles aussi, se parlent ; – ces chefs se parlaient pour transmettre leurs ordres ou leurs avertissements, car ils agitaient, en s’abordant les uns les autres, leurs petites antennes intelligentes, et on les voyait aller, venir, de côté et d’autre, après ces colloques animés.

Enfin, nous eûmes la douleur de voir les nôtres, je veux dire les pauvres rouges, mis en complète déroute et se disperser de toutes parts dans la campagne, laissant leurs magasins à la merci des vainqueurs. Ceux-ci, sans chercher le moins du monde à les harceler dans leur fuite désespérée, se ruèrent en foule dans les greniers d’abondance que les vaincus avaient été contraints de leur abandonner ; et tout porte à croire que l’on y procéda au partage du butin…
 

*

 

Il y eut là quelques minutes d’un calme solennel dont aucune expression ne saurait peindre le sentiment. Il ne restait plus sur le sol que les dépouilles inanimées ou palpitantes des victimes de la guerre. C’était un tableau déchirant !

« Est-ce fini ? dis-je à mon professeur.

— Non, pas encore, reprit-il. Ne voyez-vous pas ces deux, là-bas ? (Et il me montrait du doigt deux fourmis.) Ce sont les deux généraux qui se rapprochent pour parlementer sans doute. »

Nous vîmes alors le chef des rouges parler au chef des noires : ils étaient l’un devant l’autre, agitant leurs petites trompes, et ils semblaient ainsi se communiquer leurs pensées. Un traité de paix se signait peut-être sur le sable dans ce moment ; et comme le sentiment humain brille chez les animaux, sans en excepter les plus petits insectes, au moins autant que chez les hommes, après quelques pourparlers suivis de diverses ambassades souterraines, toute la troupe sortit en foule.

Alors, une scène des plus pathétiques vint encore distraire nos regards émerveillés : on procéda par ordre à l’enlèvement des blessés et à l’inhumation des morts. Mais ne croyez pas que les noires seules reçussent la faveur de ces soins fraternels ; les rouges aussi partagèrent les bienfaits de l’hospitalité et les derniers devoirs des funérailles. Honneur au courage malheureux !

La pièce était jouée, ou plutôt le drame était accompli, et nous nous retirâmes dans la salle à manger de notre petite habitation champêtre, où nous attendait un frugal repas. Pendant le déjeuner, nous racontâmes à ma mère et à ma jeune sœur tout ce qui venait de se passer. Je me rappelle que celle-ci voulut quitter la table pour aller à la recherche des débris des fuyards, c’est-à-dire des rouges, dont elle nous apporta sur la nappe quelques restes déplorables.

« Tenez, nous dit alors M. Nouzeilles, qui avait étudié les grands métaphysiciens et qui tenait en ce moment à la main un petit morceau de fromage de Roquefort. Ce n’est là qu’une des mille myriades des sanglantes scènes qui se passent à toutes minutes dans tous les coins de l’incommensurable univers, à proportion duquel notre monde n’est vraiment qu’un grain de sable. Il s’en passe peut-être autant sur ce brin de laitage corrompu que je n’hésite pas de porter à la bouche et d’engloutir dans mon estomac. Il nous est donné de percevoir les unes, mais les autres, et c’est l’immense plus grand nombre, sont dérobées à nos yeux. Triste échantillon de la vie et des passions terrestres multipliées à l’infini dans l’espace et le temps !

Ceux qui rêvent la paix universelle sont loin de se faire une idée du caractère physiologique de ce monde et des mystères de sa création.

Les guerres entre nations, – et les fourmis sont aussi des peuples, – vous étonnent, vous confondent, vous attendrissent, et vous les déplorez parce que vous ne connaissez pas les raisons secrètes qui les justifient et les autorisent. Qui sait si nous, pygmées et géants tout à la fois, nous n’avons pas été là, à l’instar de Dieu lui-même, témoins invisibles de la plus brillante journée de je ne sais quel conquérant, à nos yeux subalterne, mais grand relativement à d’autres plus petits que lui et auxquels il est permis, à leur tour, d’être témoins, de la même manière, d’autres sanglantes scènes mille fois plus invisibles encore ; et cela toujours en décroissant, jusqu’aux proportions les plus imperceptibles, mais dont les causes inconnues ne sont pas moins inévitables !

Qui sait ? Nous avons peut-être assisté aujourd’hui au spectacle politique de je ne sais quel Austerlitz au petit pied qui aura ses publicistes, ses admirateurs et ses historiens. Esprit de propriété, ambition, vengeance, guerre et mort, aussi bien dans les airs que sous les eaux, sur les continents que sous le sol, et jusque dans les entrailles les plus cachées de la terre… tel est le destin des races innombrablement diverses qui s’agitent au-dessus et au-dessous de nous.

Abaissons nos faibles regards devant ces mystérieux phénomènes de la création, et, jusqu’au terme inconnu de la vie, sachons borner modestement les soins de notre intelligence à nos petits devoirs intérieurs. »
 
 

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(Charles Soullier, in La Fantaisie parisienne, sixième année, n° 2, 15 février 1874 ; illustration de J. J. Grandville pour Scènes de la vie privée et publique des animaux)