Je me faisais une fête de coucher à la Maison Forte.

Depuis longtemps, chaque jour, Francis m’attendait. Et, tout en arpentant aux dernières lueurs du soir le fond de la vallée sombre déjà entre le double mur des montagnes parallèles dont les hauts pics, baignés encore dans l’or et la pourpre du couchant, étincelaient, je savourais par avance les joies de l’arrivée promise et pourtant imprévue.

Je voyais au bout de l’allée de platanes se profiler les deux tourelles. Le chien accourait. Ses abois irrités d’abord passaient par invisibles degrés à des grondements affectueux ; et maintenant, pour me faire accueil, il battait de sa queue le sol dur de l’aire d’où s’envolaient de courtes pailles, tandis que, devant la porte à mâchicoulis, seigneuriale autrefois, rustique maintenant, et dont les vantaux obliques sur leurs fonds déchaussés à demi ne se fermaient plus, Francis averti me tendait ses mains cordiales.

Sacré Francis ! Il n’y a que lui pour s’être trouvé demeure pareille.

C’est bien la retraite qu’on souhaiterait pour ses vieux ans. Car autant me déplairait, à moi, homme d’humeur débonnaire et rassise, habiter un de ces donjons féodaux, tristes et sentant la conquête, perchés sur des rocs inaccessibles comme de grands oiseaux ennemis prêts à repartir, autant j’aime nos vieilles maisons fortes de France, accueillantes, entourées de champs et d’ombrages, de plain-pied avec notre sol.

Je me figure, peut-être à tort, mais enfin je me le figure ! qu’en de tels logis nobles, au travers des invasions et des barbaries, se perpétua, pure de toute mésalliance germaine, la race de nos aïeux Gallo-Grecs et Gallo-Latins ; et ce n’est pas autrement que je revois, transformées un peu à cause de la rudesse des temps, couronnées de quelques créneaux parfois agrémentées d’un pont-levis, les villas de Sidoine-Apollinaire et d’Ausone.

Elles ont, d’ailleurs, ces maisons fortes, autant que les châteaux, leurs souvenirs de guerre et leurs légendes. Mais les fantômes qui les hantent, sans bruit de gothique ferraille, ont des noms qui sonnent français, et portent volontiers les costumes galants du temps du roi Henri et de la belle Gabrielle.

Ainsi, dans la maison forte que possède mon ami Francis, quand, en hiver, par un jeu bizarre de lumière, la lune invisible encore derrière les rochers projette sur les murs éclairés fantastiquement la silhouette nue d’un platane, le facteur qui passe attardé, le pâtre, debout près de son montjoie de pierres brutes, croient voir se balancer l’ombre dolente de quelques maîtres-canonniers, hardis pointeurs de couleuvrines, jadis pendus, après un siège, au temps des Ligues, par Lesdiguères ou d’Épernon. Et souvent, la nuit, pleurant un cher passé d’adultère et d’amour, des amantes inconsolées…

Mais pourquoi m’attarder à ces songeries !

En marchant, le chemin s’est fait, et j’arrive. Voici l’allée des grands platanes, la poterne où Francis et le chien m’attendent ; voici, avec son large escalier menant aux terrasses et sa fontaine d’eau de montagne qui ne se tait ni jour ni nuit, la cour quadrangulaire dessinée par l’habitation des maîtres, les communs et les écuries, sur laquelle regardent toutes les fenêtres, car les murs extérieurs des maisons fortes, sauf quelques rares ouvertures grillées, sont aveugles comme un rempart.

Et déjà l’hospitalité s’éveille. Des voix appellent, des lumières courent, l’alarme est à la basse-cour.

Il fera bon souper tantôt dans la vaste cuisine voûtée qu’un feu clair de sarments embaume ; il fera bon dormir dans ce vieux logis qu’enveloppe un doux bruit de feuillage et d’eaux murmurantes, et d’y rêver des monstrueuses écrevisses que nous prendrons par centaines demain, à l’aurore, au fond de ses fossés transformés en viviers herbeux.

Cependant, à la joie de Francis, tandis que nous achevions de dîner, se mêlait je ne sais quelle gêne vague. Son sourire semblait inquiet, et, d’un geste fiévreux, il fourrageait sa barbe assyrienne. Ces pronostics indiquent toujours chez lui un certain trouble intérieur.

« Qu’as-tu donc, Francis ? Quelque chose, depuis un instant, te préoccupe.

– En effet, c’est à propos de ton coucher. Figure-toi qu’il y a un mariage dans le pays et que nous avons dû, suivant la coutume, prêter nos appartements aux nouveaux mariés pour leur nuit de noces. Les anciens seigneurs faisaient ainsi, paraît-il. Je dormirai moi-même où je pourrai ; mauvaise nuit est bientôt passée. La brave Angéline vient, tant bien que mal, de dresser deux lits dans deux chambres qui ont longtemps servi de grenier. Il se fait tard ; je vais te conduire à la tienne.

– Au moins, il n’y a point de fantômes ?

– Pourquoi me demandes-tu cela ? » me répondit Francis, d’un air surpris.

Puis, comme hésitant, il ajoute :

« Des fantômes, pas précisément… Non ! il n’y a pas de fantômes. »

Je savais Francis assez bizarre et ne prêtai pas grande attention à l’ambiguïté de sa réponse.

Nous montâmes, sous la clarté des étoiles, le large escalier au pied duquel coule la fontaine, et nous suivîmes, contournant la cour noyée d’ombre, une terrasse rustiquement dallée où, çà et là, pareilles à des cellules de cloître, des portes s’ouvraient.
Francis me désigna une de ces portes, et, me confiant un bougeoir :

« Voilà ta chambre, » me dit-il.

Un fort verrou assurait la porte en dedans ; instinctivement, je le poussai. Et, non pas certes que j’eusse peur, je constatai avec plaisir que l’unique fenêtre, presque une meurtrière, donnant sur les champs, était défendue par un treillis de barreaux serrés.

Rien de particulier, d’ailleurs, dans cette chambre aux grands murs nus, dont le papier se détachant laissait par place entrevoir les personnages d’une tapisserie en lambeaux, rien si ce n’est, avec un indéfinissable parfum de tristesse et d’abandon au-dessus de la fenêtre, un vieux cartel dont le cadran que soutenaient des amours en bronze, disparaissait sous une épaisse couche de poussière, oubliée par le plumeau d’Angéline.

À peine distinguait-on les aiguilles et les heures. Il me sembla pourtant, en haussant ma bougie, que l’aiguille était sur minuit. Et soudain cette idée absurde naquit en moi et persista que quelqu’un, une femme, en les temps anciens, était morte là, et que le cartel avait marqué l’instant tragique.

Et sur mon lit, où j’avais fini par me jeter, dans un demi-sommeil visionnaire :

« Pourvu que le cartel ne se remette pas à marcher, me disais-je anxieusement ; pourvu qu’il ne La réveille pas ! »

Pendant longtemps, je n’entendis que le murmure de la fontaine et, sur mes vitres, du côté des champs, le frôlement léger des branchages.

Puis, je m’étais assoupi sans doute, il me sembla entendre un cri. Le timbre sonna très lointain, et, dans la logique de mon rêve, je croyais comprendre qu’il sonnait des heures mortes.

Un frisson me prit. La sonnerie avait cessé. Mais, dans le silence des choses, le cartel maintenant continuait son tic-tac. Et toute la nuit, sans oser ouvrir les yeux, mais comprenant qu’autour de moi des visions flottaient, j’écoutai douloureusement le va-et-vient du balancier et le tintement successif des heures.

Un heurt brusque à la porte me secoua de mon sommeil.

« Eh quoi ! tu t’étais enfermé, criait Francis par la serrure. Allons, debout, il fait grand jour et les écrevisses attendent.

– Me voilà ! » répondis-je, endormi encore, mais tout joyeux d’être délivré d’un tel cauchemar.

Je saute à bas du lit, je tire le verrou, la porte s’ouvre et la chambre s’emplit de claire lumière.

Malgré moi, avec un reste d’inquiétude, aussitôt, je jetai les yeux sur le cartel.

« Comme te voilà pâle soudain ! me dit Francis.

– Pâle ? Oui… je dois être pâle un peu. Tiens, regarde !

– Le fait est donc vrai ? murmura Francis, en devenant pâle à son tour. Le cartel, encore une fois, aurait-il marché cette nuit ?… »

Le cartel, silencieux maintenant, avait marché. Très réellement marché, certes ! Le trajet circulaire et lent des aiguilles laissait comme un grand rond dans l’épaisseur de la poussière qui, la veille, recouvrait le cadran, et plus bas également, au va-et-vient du balancier décrivant une ligne nette, la poussière s’était envolée.
 
 

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(Paul Arène, in L’Écho de Paris, journal littéraire et politique du matin, neuvième année, n° 3002, dimanche 7 août 1892. Ce conte a été repris dans Le Supplément littéraire de la Lanterne, onzième année, n° 799, 10 mai 1894 ; l’illustration est extraite de cette dernière publication)