LE TEMPS N’EXISTE PAS

 

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L’homme me dit :

« Mon cas, monsieur, est extrêmement curieux. Sans le moindre accessoire et hors de tout sommeil hypnotique, je possède, en effet, la faculté de voyager dans le temps et je puis passer, à volonté, mon week-end parmi les constructeurs des pyramides, les bouviers des rois fainéants ou, si je me sens d’humeur plus galante, en la compagnie de Diane de Poitiers, de Théroigne de Méricourt ou de Mme Récamier.

Comment j’ai découvert cette étonnante faculté ambulatoire ? Mon Dieu ! monsieur, de la façon la plus simple du monde. Et, puisque cette histoire paraît devoir vous intéresser, je ne demande pas mieux que de vous la conter.

… Avant mon internement dans cette clinique, j’habitais au premier étage d’un vieil hôtel de la rue Servandoni.

Le comte et la comtesse de R. occupaient l’appartement situé juste au-dessus du mien. Veuillez me pardonner de ne vous donner que l’initiale de leur nom. Les sentiments très tendres que je nourrissais à l’égard de la comtesse me commandent de garder une discrétion absolue à son endroit et j’espère ne pas vous la désigner trop clairement, en vous la dépeignant assez petite et potelée, blanche de chair, avec une bouche minuscule mais charnue, et des yeux couleur de violettes, dessous la masse rouge-vénitien de sa chevelure ondée.

J’étais devenu, comme bien vous le pensez, le familier du ménage.

J’accompagnais le mari à la chasse, dans les coulisses ou à la piscine. Et ma joie ne connaissait plus de limites, lorsqu’il m’était permis de rencontrer la comtesse seule, dans son petit salon.

Je vais être forcé de vous décrire cette pièce intime, non point par goût du bavardage oiseux, mais parce que l’ameublement de ce boudoir joue un rôle capital dans la suite de mon récit.

Je ne parle pas des tapisseries murales, ni des gravures que le comte avait achetées à l’Hôtel des ventes. Mais le mobilier proprement dit – canapé, bergères et fauteuils – venait directement de la famille de Mme de R. Un petit bureau à rouleau, un portrait de femme au pastel et une chaise à porteurs, muée en vitrine, complétaient un des ensembles les plus parfaits de lignes et de tonalités que l’on puisse imaginer.

Mme de R. se plaisait infiniment dans ce cadre où sa beauté évoluait avec une aisance magnifique. Elle-même me disait, parfois : « C’est curieux !… À certains moments, j’ai l’impression de ne plus être moi. J’oublie que je vis en 1930. Il me semble que ma personnalité normale cède la place à une autre, indéfinissable… Selon vous, qui puis-je bien être, durant ces instants mystérieux ? » Et moi, qui n’avais pas encore découvert, à ce moment-là, que le temps n’existe pas, je ne savais que lui répondre.

Or, un soir que Mme de R. me répétait son étrange question, une idée bizarre me traversa l’esprit et je répliquai :

« Qui vous êtes ?… Mais la dame du portrait, évidemment ! »

Ah ! monsieur, je n’eus pas plus tôt émis cette phrase baroque que je regrettai mon manque de réflexion.

Mme de R. était devenue livide et je crus qu’elle allait défaillir, tandis qu’elle me suppliait, d’une voix étouffée :

« Ah ! ne redites jamais une chose pareille !… Jamais ! »

Quand elle eut aspiré les effluves violents des sels que je passai sous ses narines, Mme de R. crut devoir m’expliquer :

« La dame du portrait est une de mes ancêtres en ligne directe et il est indéniable que je lui ressemble d’une manière étrange. Son destin a été bref et pathétique. Mariée, dès sa quinzième année, à l’affreux duc de C. qu’elle détestait, la pauvre enfant a lutté, désespérément, contre son cœur, durant plus de trois ans. Puis, un jour que sa brute de mari se trouvait aux armées, mon aïeule a pris un amant… Comment le duc de C. a-t-il été averti de son infortune ? Nul ne l’a jamais su ; mais, quand il est revenu, il a fait poignarder sa malheureuse femme, dans sa chaise, en costume de cour, un soir que mon aïeule se rendait à un bal du Régent. »

Mme de R. me désigna, ensuite, l’adorable vitrine qui occupait un des angles du boudoir.

« Voici la chaise en question !… me dit-elle. Je l’ai fait accommoder de la sorte, afin d’y ranger ma collection d’éventails. Mais, si l’on enlevait ce rayonnage, on retrouverait, sur le fond de la chaise, une tache sombre – respectée de génération en génération – et qu’y laissa le sang de mon aïeule. »

… Les confidences de Mme de R. m’avaient vivement impressionné et je ne pouvais refouler hors de mon esprit les images amoureuses et sanglantes qu’elles évoquaient, quand, un soir…

C’est maintenant, monsieur, que je vous supplie de m’accorder toute votre attention. Nous allons pénétrer dans un domaine étrange, inexplicable selon les seules lois de la physique officielle. Si vous me faites crédit, vous constaterez – comme je l’ai vérifié, moi-même, à ce moment-là – que le temps n’existe pas. Et cette révélation sensationnelle modifiera, peut-être, toute votre conception de l’existence, comme elle a influé sur la mienne, d’une manière capitale.

Ce soir-là, donc, un jeudi, je m’apprêtais à sortir de chez moi, quand, au moment où je refermais la porte de mon appartement, un bruit étrange attira mon attention.

Ce bruit s’accentua, se précisa, emplit soudain toute la cage du vaste escalier, aux degrés de pierre usée, et je ne pus retenir un cri de surprise, à la vue de l’étonnant cortège qui surgissait, à l’improviste, devant mes yeux.

Deux hommes soutenaient, avec des précautions infinies, la chaise à porteur de Mme de C., débarrassée de ses bibelots et rendue à sa destination première. Et, dans l’encadrement de bois doré, la silhouette de l’aïeule assassinée apparaissait, dans son costume de cour, souillé de sang au corsage, tandis que sa petite tête aux cheveux poudrés oscillait affreusement, à chaque secousse que les porteurs imprimaient au léger véhicule.

« Le temps n’existe pas ! »

Malgré moi, le cri avait jailli de mes lèvres. Ce premier voyage, à travers les âges révolus, il me fallait, à tout prix, en extérioriser la nouvelle. D’autres suivraient. Les voies étaient ouvertes pour d’imprévisibles départs ; et j’avais le devoir de prévenir les voyageurs de bonne volonté que le même désir d’évasion hors du temps grouperait, à ma suite, haletants et avides.

Mais le croiriez-vous, monsieur, c’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé de passer pour fou aux yeux des imbéciles ? »
 

*

 

… Quand je rejoignis le directeur de la clinique, celui-ci, qui m’avait observé par la fenêtre de son cabinet, me demanda :

« Vous venez de causer avec ce malheureux, pour qui le temps n’existe pas ?

– Oui. Et il m’a paru intéressant.

– Il y a une image raisonnable, à la base de chaque folie, continua l’aliéniste, avec gravité. Et le récit que cet homme vous a fait – qu’il fait, d’ailleurs, à tous les visiteurs qui l’interrogent – est parfaitement exact.

– Comment cela ?

– Seules les conclusions qu’il a tirées de ses justes observations dénotent sa folie… L’homme en question avait pour maîtresse une femme de la meilleure société qui habitait dans le même immeuble que lui.

– Il me l’a dit.

– Ce qu’il ne vous a pas confié, car il l’ignore et l’ignorera toujours, c’est que le mari de la personne en question a découvert la trahison de sa femme. Et, un soir de mi-carême, alors qu’elle s’apprêtait à se rendre à un bal, costumée en marquise du dix-huitième siècle, il l’a frappée, en pleine poitrine, avec un couteau de chasse. Puis, épouvanté de son acte, il a téléphoné, aussitôt, à la police. Une auto d’ambulance est arrivée sur-le-champ. Mais l’état de la blessée était si critique que, pour lui éviter toute secousse et tout cahot, pendant son transfert jusqu’à la voiture, le médecin de la préfecture a eu l’idée d’utiliser, comme brancard, une chaise à porteurs qui se trouvait dans un coin du salon… Vous voyez, mon cher ami, que, pour toute cette partie de son récit, notre homme est parfaitement raisonnable ! »

Le médecin passa, alors, le doigt sur ses paupières finement flétries et sur la lisière argentée de ses tempes. Puis il conclut, avec un soupir :

« Mais quand ce malheureux prétend que le temps n’existe pas, c’est cela, mon cher, qui est de la folie ! »
 
 

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(Albert-Jean, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, quarante-neuvième année, n° 17543, jeudi 31 mars 1932 ; Jules Lefranc, « L’Horloge, » huile sur panneau métallique, s.d.)

 
 
 

 

HEDWIGE

 

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Une rafale de vent chaud fit gémir les châssis des fenêtres.

« Écoute ! s’exclama Buffières. On a sonné. »

Autour de nous, tout craquait ; le vieux parquet de chêne ; les boiseries grises, avec leurs étoiles d’angle ; les rayons sculptés où s’alignaient les reliures anciennes. Et la bourrasque arrachait du toit les tuiles faîtières dont les débris commençaient de joncher la cour où l’ormeau, courbé comme un saule pleureur, s’enracinait.

Je prêtai l’oreille et, malgré le fracas ambiant, je perçus, à mon tour, le tintement de la cloche écussonnée que j’avais rapportée de Florence, cinq ans plus tôt, et fait sceller au seuil de ma maison.

« Tu as raison. Il faut aller ouvrir. »

Dès que nous eûmes poussé la porte du salon, une nouvelle rafale ébranla les fenêtres.

« Tu te souviens ?… murmura Buffières. Le vent soufflait du sud, comme ce soir… L’eau de la citerne s’était tarie… On avait entendu crier le grand-duc, derrière la maison… Méreuse est arrivé ici, comme un fou…. »

Méreuse !… Je revis notre camarade, tel qu’il nous était apparu, ce soir-là, avec son regard égaré, son front où une sueur d’angoisse collait des mèches blondes, et ses mains blafardes qui se tendaient vers nous, tandis qu’il nous criait :

« Hedwige est morte ! Elle vient de s’empoisonner… Nous avions eu une discussion… Vite ! Vite ! Un médecin !… Téléphonez… »

Et puis, ce grand corps de cardiaque qui s’était affaissé et que nous avions reçu, inerte, entre nos bras.

… Après l’enterrement d’Hedwige, Méreuse avait fermé le vieux pavillon à tourelles dont il m’avait confié les clés.

« Je pars et je ne sais pas quand je reviendrais… Ne laisse entrer personne dans la maison… Il ne faut pas que l’on vienne troubler le souvenir d’Hedwige… »

Il me parlait, d’une voix sourde, avec un visage d’accablement où je percevais le reflet du remords qui le rongeait :

« C’est ma jalousie stupide qui l’a tuée. Depuis trois mois, je lui rendais la vie impossible, avec mes scènes de chaque jour… »

Il avait crispé sa main trop blanche sur sa poitrine, du côté gauche ; et il était parti, sans retourner la tête, tandis que le cri régulier du grand-duc invisible tombait de la montagne sur les toits du village endormi.
 

*

 

… J’ouvris la porte et la bourrasque refoula des feuilles sèches, du gravier fin, une plume de tourterelle, dans le vestibule où le lustre de fer forgé découpait un trapèze de lumière.

« Toi ? »

Nous avions poussé la même exclamation, Buffières et moi, à la vue du voyageur qui franchissait le seuil de pierre blanche.

Méreuse nous regarda. Ses yeux brillaient, comme ceux d’un rapace blessé. Il était vêtu d’une combinaison de grosse toile et les oreillettes détachées de son bonnet plaquaient des blancheurs de pansement au long de ses joues maigres.

Ses premiers mots furent pour constater l’identité de la tempête que nous subissions avec celle qui s’était déchaînée, le soir qu’Hedwige avait vidé le contenu du petit flacon à étiquette rouge. Et, parce qu’il nous demanda, ensuite, d’une voix anxieuse : « Mais enfin, comment avait-elle pu se procurer ce poison ? » nous comprîmes que le temps n’existe pas pour un homme muré vivant dans son remords.

Je le poussai dans le salon, par les épaules.

« Repose-toi, un moment. Pendant ce temps, j’irai ouvrir le garage. »

Mais le voyageur secoua sa tête casquée de toile.

« Non. Il faut que je rentre, tout de suite, chez moi. On m’attend. »

Nous le suivîmes, hors de la maison. Le vent chaud nous fouettait le visage et déviait le jet de la fontaine sur la margelle de pierre verdie. L’air était saturé d’effluves électriques. On entendait le grondement du torrent, dans les ténèbres, en contrebas de la route ; et de longs éclairs mous blanchissaient l’horizon, du côté des Alpes.

Le pavillon apparaissait, confusément, au bout d’une double allée de mûriers. Quand nous fûmes parvenus devant la porte, je tendis une grande clé, poudrée de rouille, à mon camarade.

Il la prit. Une serrure ferrailla et, tandis que Méreuse déclenchait le faisceau lumineux d’une torche électrique, nous pénétrâmes, à sa suite, dans le vestibule dallé où flottait une tenace odeur de moisissure.

Méreuse gravit, aussitôt, l’escalier qui s’amorçait dans un coin du petit hall et ouvrit une porte, au premier étage :

« Sa chambre… »

Une épouvante sans nom me tenailla alors les lombes, à l’improviste, tandis que je me reculais, en claquant des dents, jusqu’à la rampe de l’escalier que j’empoignai, d’une main défaillante.

« Hedwige ! »

Elle se dressait, au milieu de la pièce, dans sa robe de velours cramoisi, et elle nous regardait, avec ce petit sourire triste qui nous avait déchiré si souvent le cœur, de son vivant. Elle serrait ses deux mains contre sa poitrine et le goulot d’une fiole minuscule transparaissait entre ses doigts sans bague, tandis que Méreuse, agenouillé dans la poussière, se labourait les joues avec les ongles, et implorait le pardon de sa victime, d’une voix haletante qui s’affaiblissait de seconde en seconde.
 

*

 

« Mais non ! Tu n’es pas fou ! me déclara Buffières qui m’avait rejoint au bout de l’allée où nos semelles écrasaient les mûres, juteuses et gonflées comme des chenilles blanches.

– Le fantôme…

– Il n’y a pas de fantôme !

– Je te jure que j’ai revu Hedwige, dans sa robe cramoisie !

– Moi aussi, je l’ai revue. Ou, plus exactement j’ai retrouvé un des aspects qu’elle a laissés derrière elle, en s’en allant… Écoute-moi bien et tâche de me comprendre. Le phénomène, dont nous venons d’être les témoins, a déjà été observé, étudié, expliqué… Dans certaines conditions atmosphériques, un corps a imprégné la matière radiante et, si les circonstances exactes qui ont accompagné cette imprégnation se reproduisent, l’empreinte, laissée par ce corps, réapparaît… Hedwige est morte, hélas ! et bien morte !… Mais le souffle du sud, l’orage sec qui nous oppresse, l’atmosphère saturée d’électricité ont reconstitué l’espèce de matrice invisible où son image matérielle s’était fixée.

– Mais son âme, Pierre ? Son âme, où est-elle ?

– Chut ! me répondit Buffières. Voilà le seul mystère qu’il nous est interdit d’élucider. »
 
 

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(Albert-Jean, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, cinquante-sixième année, n° 20094, jeudi 30 mars 1939)

 
 
 

 

HIER OU DEMAIN

 

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Nous avions passé la soirée en tête à tête, Marcel Sauvières et moi, à boire des grogs et à fumer des cigares mexicains qui nous raclaient la gorge, devant la cheminée où les bûches de cyprès échafaudaient leurs braises.

Quand nous eûmes vidé le coffre à bois et le flacon de gin, Sauvières s’extirpa de son fauteuil, avec effort.

« Il n’y a plus rien à boire. Allons nous coucher.

– Quelle heure est-il ? »

J’avais levé les yeux, d’instinct, sur le cadran mutilé de la vieille horloge dont le maître du logis avait arraché les aiguilles et détraqué le mouvement, une fois pour toutes.

« Pourquoi veux-tu savoir l’heure ?… me demanda Marcel. Un homme libre mange quand il a faim et se couche lorsqu’il a envie de dormir.

– Mais le temps…

– Le temps n’existe pas ! » conclut mon camarade avec un petit rire assez désagréable.

Nous nous séparâmes au seuil de nos chambres respectives.

« Bonne nuit ! me souhaita Sauvières.

– À demain ! » lui répondis-je.

Mais il haussa les épaules, d’un air apitoyé.

« Demain ou hier !… Hier ou demain !… Quelle différence vois-tu entre ces deux mots ? »

Et, sans attendre ma réplique, il rentra dans sa chambre dont la porte claqua sur ses talons.

… Je ne suis pas peureux, je vous le jure. J’ai vécu, durant des semaines entières, parmi les contrebandiers du rhum, sur le Danube roumain, et j’ai campé, à plusieurs reprises, près de la frontière albanaise, dans des régions encore infestées de comitadjis. Mais je n’avais jamais éprouvé, jusqu’à ce soir-là, cette impression d’isolement total, hors de l’espace et du temps, qui me suffoqua, dès que je me retrouvai dans cette chambre mal éclairée où le papier de tenture, boursouflé et moisi, se décollait des murs, avec des craquements sinistres.

… Le premier appel, poussé sous ma fenêtre, m’éveilla en sursaut, au bout d’un temps inappréciable. La lampe, que j’avais négligé d’éteindre, brûlait toujours sur la table de chevet et je distinguai confusément la blancheur de mon linge épars sur un fauteuil dans un coin de la chambre.

Le second cri me jeta à bas du lit et je m’élançai vers la croisée, que j’ouvris avec fracas.

La voix suppliante de mon camarade, qui dialoguait avec un interlocuteur invisible, s’éleva, alors, sous ma fenêtre, pour la troisième fois :

« Étienne, je te dirai tout ! Mais, par pitié, ne tire pas ! »

Je me penchai par-dessus l’appui de fer rouillé. Le jardin était obscur ; une girouette grinçait ; le vent d’ouest tordait les cimes des arbres ténébreux.

Sans le voir, j’exhortai Sauvières :

« Tiens bon, Marcel ! N’aie pas peur ! Je descends ! »

À ce moment, un coup de feu éclata dans l’ombre et le cri d’agonie qui suivit la détonation me glaça la mœlle dans les os.

Je sortis de la chambre en courant. Tout paraissait tranquille, à l’intérieur de la maison, et un rais de lumière filtrait sous la porte de Sauvières.

Je ne sais quelle idée me traversa l’esprit à l’improviste et j’empoignai le bouton de cette porte, que je rabattis avec violence.

« Marcel ! »

Mon camarade se souleva sur le coude et tourna vers moi un visage hébété de sommeil.

« Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Tu m’as fait peur ! »

Je ne sus que balbutier :

« Comment ? Tu n’étais pas dans le jardin ?

– Dans le jardin ? À cette heure-ci ? Non ! Mais tu rêves ?

– Tu ne t’es pas disputé avec Étienne ?

– Quel Étienne ? Je ne connais personne de ce nom-là. »

J’insistai, la gorge serrée par une angoisse inexprimable :

« Je t’ai entendu, Marcel ! N’essaie pas de me faire croire que… »

J’allais dire « que tu n’es pas mort, » mais j’eus la force de ne pas exprimer ma pensée et je demeurai, les bras ballants, devant mon hôte qui me contemplait, avec ironie, en secouant la tête.
 

*

 

… La triste nouvelle me parvint, dix ans plus tard, au cours d’un de mes voyages en Russie subcarpathique et, dès mon retour en France, mon premier soin fut de me rendre chez le parent de Marcel Sauvières qui m’avait annoncé la mort de son cousin.

Je trouvai un homme âgé, respectable et assez méfiant, qui commença par me demander :

« Vous devez avoir lu le récit du drame dans les journaux ?

– Le drame ?… Quel drame ?… J’arrive, à l’instant, de Jasina. Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

– Marcel a été assassiné ! »

Le passé – était-ce, d’ailleurs, le passé ? – me revint alors brusquement à la mémoire et je ne pus m’empêcher de m’exclamer :

« Il a été tué, n’est-ce pas, d’un coup de feu, la nuit, dans son jardin ?

– En effet !

– Et son assassin s’appelle Étienne ? »

Mon interlocuteur me regarda avec sévérité.

« Vous voyez bien que vous êtes au courant. Pourquoi faisiez-vous l’ignorant, tout à l’heure ? »

Je crus entendre la voix de mon camarade :

« Demain ou hier !… Hier ou demain !… Quelle différence vois-tu entre ces deux mots ? »

« Excusez-moi, monsieur, répondis-je au vieillard. Je l’avais oubliée. Mais il y a dix ans que je sais la nouvelle. »
 
 

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(Albert-Jean, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, cinquante-septième année, n° 20416, jeudi 15 février 1940)