Le 18 novembre, le missionnaire Pye est mort subitement à Manicure, dans le Pongoland.
 

Voilà le simple avis de décès qui parut dans les journaux de Londres. Mais on omit d’ajouter que le R. P. Pye laissait derrière lui trois femmes et toute une ribambelle d’enfants.
 

*

 

On se souviendra peut-être qu’une fervente supplication s’éleva, voilà quelques années, du cœur de Pongoland : Manéta, roi de cet État païen, faisait savoir à l’Angleterre son désir de se convertir à la religion chrétienne, et priait le Grand Roi Rose, son cousin, de lui dépêcher, sans délai, un missionnaire jeune et sain.

« Surtout pas d’évêque, insistait-il. Les hauts dignitaires ne conviennent pas à mon peuple. »

Il va sans dire que tout le monde religieux fut profondément ému par la spontanéité de cette requête. C’était un précédent de bon augure, un véritable signe des temps, déclarait-on partout : les infidèles venant d’eux-mêmes au Seigneur ! On communiqua aussitôt cette nouvelle à la Société pour l’approvisionnement de missionnaires aux cannibales de l’Afrique.

« Qui allons-nous envoyer ? se demanda cette vénérable institution.

– Moi ! » répondit, sans hésiter, le dénommé John Pye.

Et l’on expédia John Pye aux confins du continent noir.
 

*

 

Les habitants de Pongoland se réjouirent à tel point de voir John Pye qu’en honneur de son arrivée, ils rôtirent tout entiers six chefs captifs, et le roi fut lui-même si enthousiasmé que, dans un accès d’étourderie, il mangea sa danseuse favorite et se demanda, le lendemain, ce qu’elle était devenue.

À peine le missionnaire avait-il posé le pied sur le territoire du monarque qu’il fut salué par une délégation restreinte, mais influente, d’aristocrates indigènes (dont la plupart, à la confusion du saint homme, étaient nus comme des vers !). Avant qu’il eût proclamé son sermon contre la bigamie, on l’emmenait en toute hâte au village principal, et on le mariait avec trois filles du chef. Puis les sauvages le dépouillèrent de ses vêtements et le portèrent, tout empourpré de honte, auprès du président de l’Académie des Beaux-Arts de Pongoland. Celui-ci lui couvrit le corps de fresques magnifiques, lui frotta avec tant d’ardeur le visage d’huile de ricin qu’au bout de quelques minutes il brillait comme une pomme. Ensuite parut le tailleur de la Cour, qui lui passa autour du cou un collier de perles.

John Pye éleva tout d’abord de véhémentes protestations contre ce traitement inattendu : il ne voulait à aucun prix posséder plus d’une femme, du moins dans le même pays ; il ne tenait pas le moins du monde à ce bizarre dessin, là, sur sa poitrine ; l’odeur infecte de l’huile de ricin l’incommodait outre mesure ; et, par-dessus tout, il avait froid dans ce collier. Mais que pouvait-il faire, seul contre un millier de sauvages ? En homme sensé qu’il était, John Pye finit par se soumettre, avec une complaisance feinte, à ces cruelles pratiques.

Les indigènes l’ayant trouvé digne d’être présenté à la Cour, ils le conduisirent en grande pompe auprès du roi. Dès que Sa Majesté l’aperçut, Elle s’emporta contre Pye :

« Votre Société, dit-Elle dans un hoquet, se moque de moi en m’envoyant un gringalet de votre espèce ! La prochaine fois que j’aurai besoin d’un missionnaire, je m’adresserai ailleurs. Par son manque de générosité, elle vient de perdre un client de premier ordre. J’ai entendu dire, par un de mes confrères, que les Allemands satisfont admirablement aux besoins spéciaux de leurs chalands. D’après ce que je vois, les Anglais s’en montrent incapables. Bon. Je m’en souviendrai. »

Cependant, le ressentiment du roi finit par s’effacer, et il pria même son invité à sa table. Les esclaves servirent à John Pye des racines de plantes rares, des chenilles, des moustiques frits, sur des orties, à l’oléo-margarine récemment importée d’Europe, lui expliqua-t-on.

John n’aurait touché à aucun de ces mets s’il ne se fût trouvé seul contre mille. À la fin du repas, on le porta à sa case, où il resta allongé, malade à en crever, jusqu’au lendemain matin. Il eût tout donné au monde pour retourner à Exeter Hall.

Le roi ayant ordonné que rien ne fût refusé au missionnaire, celui-ci vécut désormais comme un rat dans son fromage. De maigriot qu’il était à son arrivée, John Pye devint, au bout de deux ans, gras et prospère.

Vers la fin de la deuxième année, un sourire énigmatique élargit la face du monarque ; car ce potentat africain raffolait des bonnes farces, et il se proposait d’en jouer une pendable à notre bon John, fidèle et sans malice. Son Altesse Royale allait consommer une méprisable bassesse.

Voici comment Elle procéda :

Au milieu de la nuit, Elle fit creuser devant l’entrée de sa hutte un énorme trou mesurant deux mètres de large sur trois mètres de long, et cinq de profondeur, qu’on recouvrit d’un réseau de branchages sur lesquels on disposa de nombreuses sortes d’herbes et des fleurs superbes. L’ensemble s’harmonisait artistement avec le paysage environnant.

Ce travail terminé, on envoya un message à John : Sa Majesté, se sentant un peu souffrante, le priait de venir lui faire un petit sermon. Notre bon John, fidèle et sans malice, se rendit sur-le-champ auprès du roi.

Cependant, Manéta n’était pas entièrement dépourvu d’aimables intentions. Le pauvre Pye lui ayant souvent déclaré qu’un choc violent arrêterait net les battements de son cœur, le roi avait ordonné que vingt piques fussent plantées, pointes en l’air, au fond de la fosse, afin d’amortir la chute du révérend gentleman.

Ce matin-là, à cinq heures précises, le missionnaire Pye perdit la vie, transpercé par deux de ces piques.

Son dernier mot fut : « Oh ! »

Deux heures après, il était transformé en pâtés et on le mangeait.

Même à cet horrible moment, nous avons la preuve touchante que la mission du malheureux Pye ne fut pas accomplie tout à fait en vain. Aussi incroyable que cela puisse paraître, ces farouches sauvages, avant de se partager leur pasteur, s’agenouillèrent et, baissant pieusement la tête, récitèrent le bénédicité qu’il leur avait enseigné. Alors, – et pas une seconde avant, – ils commencèrent leur festin.

Mais voyez maintenant de quelle façon se vengea la Providence pour châtier les auteurs de cet abominable forfait. C’est une légère consolation dans ce trop sombre drame.

Avant minuit, les nouvelles de la fin tragique de leur frère parvinrent, on ne sait comment, aux missionnaires d’Uguse, village situé à quelques lieues de là. Ils réunirent séance tenante une bande de guerriers indigènes et partirent sur le théâtre du crime.

Les Pongolais tombèrent comme des mouches sous les coups de ces valeureux guerriers. Ils furent une proie d’autant plus facile qu’au moment de l’attaque brusquée, le Révérend John Pye commençait à leur faire mal à l’estomac.

À deux heures, le lendemain matin, aucun de ceux qui avaient mangé l’humble Pye n’était vivant pour raconter l’histoire.

On les enterra tous dans la même fosse, creusée par eux-mêmes.

Une petite pierre blanche, portant l’épitaphe suivante, en marque l’endroit :
 

CI-GÎT

JOHN PYE,

missionnaire,

contenu dans les cadavres

de

Manéta,

roi de Pongoland,

et de quinze braves,

princes de sang royal

 
 

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(Walter Emanuel, « Contes et récits étrangers, » traduit de l’anglais par Louis Postif, in L’Œuvre, n° 6508, mercredi 26 juillet 1933)