Depuis bientôt un millier d’années, la dernière route du monde avait été pourvue d’un sol roulant et, peu à peu, les hommes avaient désappris la marche.

Commodément assis dans de vastes fauteuils, ils regardaient le paysage fuir devant leurs yeux amusés ; la terre se déplaçant sous eux, ils n’avaient plus besoin de se mouvoir sur elle. La machine avait tout simplifié, tout réduit à l’effort minimum. À peine s’il était besoin de mastiquer les aliments : un bifteck étant représenté par une pastille comprimée, et la dinde la plus succulente tenant dans une boulette moins grosse qu’une noix. Ce que les savants du vingtième siècle avaient considéré comme le dernier mot de la science en était à peine le premier et vague bégaiement. L’âge de pierre commençait à la télégraphie sans fil, et l’on s’imaginait avec peine quelle avait pu être l’existence de ces habitants des cavernes qui n’avaient pour chasser ou se défendre – on ne savait au juste – que ces armes primitives, sortes de tubes montés sur roues, qui jetaient péniblement des projectiles de 350 millimètres de diamètre à 15 ou 20 kilomètres tout au plus.

Peu à peu, ayant asservi la nature à tous leurs besoins, à tous leurs caprices, les hommes avaient perdu un à un tous les organes physiques devenus inutiles. La fonction, en effet, créant et perpétuant l’organe, les pieds, ne marchant plus, étaient devenus très petits, leurs orteils s’étaient soudés ; les jambes, n’ayant plus à supporter le poids du corps, un moteur de poche permettant à chacun de bondir à travers l’espace à l’allure de 300 kilomètres à l’heure, s’étaient atrophiées. Déjà l’on consignait de nombreux cas d’ankylose des articulations, si bien qu’on pouvait calculer qu’avant peu, par voie régressive, l’homme serait devenu une espèce de boule constituée par le cerveau, surmontant un tube très grêle, destiné à renfermer les organes indispensables à la vie : quelque chose comme un bilboquet pensant.

Et le roi de la création, celui qui s’affirmait jadis construit à l’image de Dieu, méprisant la beauté et la force physiques, ne savait plus, depuis des siècles, ce que signifiait le mot sport.
 

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Or, en l’an 18000, un savant archéologue, opérant des fouilles sur l’emplacement d’une ville ensevelie qui semblait avoir été Paris, découvrit deux choses tout à fait remarquables.

Un grand squelette à peine altéré par le temps, et , 3un objet de forme si bizarre que, tout d’abord, nul ne comprit à quel usage il avait pu servir.

C’étaient deux roues de diamètre semblable, garnies d’une sorte d’enduit grisâtre, et réunies par des tubes dont l’un portait à l’avant une sorte de barre transversale, et l’autre une plaque de cuir, découpée en forme de cœur allongé.

Les académies, toutes les sociétés savantes du monde entier défilèrent devant ces étranges objets. L’Université du Pôle Sud arriva très en retard, – une minute seize secondes après l’ouverture de la séance ; – le moteur portatif de son président ayant fait explosion non loin de l’isthme de Suez, on avait dû chercher une pièce de rechange au cap de Bonne-Espérance.

La séance s’ouvrit enfin.

Le squelette fut assez vite identifié. On reconnut que c’étaient là les restes d’un animal dont la race avait complètement disparu de la surface du globe, qui devait être un certain quadrupède du nom de cheval dont les hommes de l’âge de pierre faisaient leur nourriture favorite. Une estampe du temps, découverte quelques années auparavant, permit d’en préciser les formes extraordinaires.

Mais lorsqu’on arriva aux deux roues, la discussion demeura stérile. À quel usage avait bien pu servir cette étrange machine ? Fallait-il voir là les vestiges de rouages d’un de ces instruments primitifs avec quoi l’homme préhistorique mesurait le temps ?

La séance particulièrement longue – elle avait duré une minute dix-sept secondes, et le temps était devenu d’une cherté incroyable – allait être levée, quand l’Université du Pôle Sud entra en coup de vent.

On présenta l’objet à son président qui l’examina longuement – deux secondes 4/10 – et s’écria :

« Messieurs, je vois ce que c’est. Les régions que nous habitons étant venues très tard à la civilisation, les ravages du temps s’y sont fait moins sentir que dans les vôtres. Nos ancêtres se sont servis de cette machine, car c’est une machine, deux milliers d’années environ après l’âge de pierre, et je crois pouvoir affirmer, d’après des découvertes et des recherches personnelles, que nous sommes en présence d’une bicyclette, dans un état de conservation étonnante, il est vrai. »
 

*

 

À ce nom de bicyclette, une stupeur se peignit sur tous les visages.

L’orateur reprit la parole.

« La bicyclette était un instrument servant à l’homme à se transporter d’un point à un autre. Il est bon de remarquer à ce propos que déjà, à ces époques reculées, il cherchait à diminuer son effort physique.

– Mais, dit quelqu’un, cet objet est d’un poids considérable, 11 à 12 kilogrammes.

– Il est vrai… fit le savant.

– Et comment s’y prenait-on pour s’en servir ?

– Vraisemblablement, l’homme s’asseyait sur cette plaque de cuir, et, les pieds appuyés aux pédales que voici, faisait, par une pression violente et rythmée, tourner les roues.

– Essayons. Mais il importe que le plus fort d’entre nous se prête à l’expérience. Vous, Monsieur le secrétaire perpétuel de Tombouctou, qui mesurez 1 m. 50 et qui êtes un géant oublié par le passé, enfourchez cet engin. »

On hissa le secrétaire de Tombouctou sur la bicyclette, on baissa la selle de façon que ses pieds fussent en contact avec les pédales, mais il eut beau pousser, peiner, souffler, ses petites jambes qui ne savaient plus marcher ne purent mettre la machine en mouvement.

On crut d’abord que les rouages étaient rouillés, faussés ; il n’en était rien. On essaya de nouveau : peine inutile.

Alors, le président se frotta les mains et déclara au milieu de l’enthousiasme général :

« Messieurs !

Nos ancêtres étaient doués d’une force prodigieuse – et inutile – puisqu’aussi bien la machine a fait de la puissance physique un agent négligeable. La force brutale est le corollaire de la faiblesse intellectuelle. L’humanité dégénère, donc l’humanité approche de sa perfection. Avant trois mille ans, nos descendants n’auront plus ni jambes, ni bras, ni épaules, ni torses. Ils seront des comprimés intellectuels. L’homme alors sera parvenu au point extrême de son évolution. En conséquence, je vous propose de retrancher du dictionnaire mondial le mot sport, qui – la preuve vient d’en être faite – est un mot vide de sens. »

La proposition, mise aux voix, fut adoptée à l’unanimité, et le secrétaire perpétuel de Tombouctou, honteux de sa taille démesurée, sortit sous les regards narquois de l’assistance.
 
 

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(Hemelle [pseudonyme de Maurice Level], in L’Auto, septième année, n° 2151, jeudi 6 septembre 1906 ; ce texte a été repris dans l’anthologie Un Maniaque et autres contes de l’Auto, 1904-1910, préface et bibliographie de Jean-Luc Buard, Paris/Montréal : Bibliothèque internationale Maurice Level, 2018, et Maurice Level, Contes d’anticipation, choisis et préfacés par Jean-Luc Buard, « collection Synergie » n° 3, Éditions Bibliogs, 2018. « Les Vélocipèdes, » illustration de couverture pour La Chanson illustrée, première année, n° 6, dimanche 2 mai 1869)