… Ceci se passa dans les Indes Anglaises, les Indes mystérieuses des Radjahs, où les tigres viennent boire l’eau sacrée du Gange, argentée par les rayons de la lune.
Nommé lieutenant, je venais d’y rejoindre ma garnison et faisais souvent de longues randonnées à cheval, à travers ce pays inconnu, dont chaque coin était pour moi un enchantement nouveau.
Un soir, je me laissai surprendre par le crépuscule et, faisant demi-tour, me préparais à rentrer rapidement quand, d’un fourré, à quelques pas de moi, déboucha un homme de haute taille, le fusil en bandoulière et portant d’épaisses lunettes de chauffeur d’automobile, dont les godets hermétiques ne laissaient rien passer de ses regards.
Ma monture esquissa un brusque écart sur le côté, mais je la contins. L’inconnu était un Européen qui me salua d’un geste cordial.
Les présentations furent courtes et je sus bientôt qu’il s’appelait William-Gérard Buxley.
Puis, me désignant de la main le toit bas d’un bungalow dans la brousse :
« Voici ma demeure, ajouta-t-il… Voulez-vous me faire le plaisir d’accepter une tasse de thé ?… Je vous raconterai une bien curieuse histoire… »
Et tout à coup, poussé par un besoin irrésistible de confidences, il commença :
« C’est ici que je vis pour la dernière fois Daisy, ma fiancée… elle était venue passer la journée avec ses parents… Puis la nuit tomba… c’était l’heure du départ… j’accompagnai mes hôtes quelques instants à travers la forêt… enfin, je les quittai… À peine m’étais-je éloignée que j’entendis des cris terribles… je retournai sur mes pas… Ce fut pour apprendre qu’un tigre avait bondi d’un fourré, enlevé Daisy de son poney et disparu avec elle… »
Il demeura silencieux un moment, la gorge serrée d’émotion, puis continua :
« Sachant que le tigre revient toujours flairer les traces de ses victimes, je fis creuser, le lendemain, une fosse profonde, le long du sentier, en recommandant à mes boys de ne point la garnir, selon la coutume, de bambous défilés et j’y plaçai un jeune chevreau pour servir d’appât. Le tigre accourut, sauta et fut pris vivant, sans une blessure.
Un mois plus tard, je l’emmenai avec moi en Angleterre…
Mais que m’importaient son poil, chatoyant sur son ventre comme du givre au soleil, et les rayures rousses de sa robe ondulant ainsi que des reflets de flamme sur l’eau calme d’un lac ?
Seuls, ses yeux m’obsédaient, ses yeux qui avaient absorbés les regards suprêmes de ma Daisy bien-aimée, et le soir, dans les ténèbres, je me glissais près de sa cage pour contempler leurs lueurs étranges.
Ah ! monsieur, vous ne savez pas ce que c’est que des prunelles de tigre qui s’allument dans l’obscurité comme des feux follets sur la terre grasse des tombeaux ! Ce sont des lampes investigatrices faites de rayons qui photographient l’invisible, des astres de brousse dissimulés dans la chevelure des bambous, des lampyres énormes et insaisissables de rizières où les jeunes buffles aiment à se vautrer. »
Il s’interrompit de nouveau, puis reprit :
« Je m’étais juré d’exterminer tous ses semblables, mais non comme vous avec une Winchester promenée en plein soleil derrière une barricade de bois de teck. Le tigre, my dear Sir, se tire à l’heure où les rozelières s’inclinent et pleurent dans le vent du soir, et en le regardant face à face, comme il vous regarde. Mais, pour cela, il me fallait ses yeux !
Aussi bien, j’allai retrouver mon vieux camarade, le célèbre chirurgien Lewis Sidlow… vous le connaissez, n’est-ce pas ?… Ses travaux sur la greffe animale sont universellement connus… ils tiennent du prodige… il a greffé des pattes de souris à des oiseaux, des têtes de lézard à des carpes…
« Vous m’enlèverez les yeux et vous les remplacerez par ceux de cet animal, » lui dis-je en lui désignant mon prisonnier.
Le lendemain, il commençait.
Pendant trois mois, Monsieur, j’ai vécu appuyé contre le mufle chaud du tigre, coincés l’un et l’autre dans un appareil qui nous interdisait tout mouvement, dont le moindre eût rompu la fibre fragile des nerfs optiques qui nous liaient.
Enfin, mes yeux desséchés tombèrent de mes orbites sanglantes où s’étaient encastrés lentement ceux du félin ! voyez ! »
Brusquement, mon interlocuteur leva ses lunettes noires et j’étouffai un cri.
Il m’enveloppait avec des yeux terrifiants, des yeux de tigre qui, en guise de prunelles, avaient deux globes phosphorescents dont la la flamme verte brillait avec un éclat impitoyable dans la nuit qui nous enveloppait, épaisse maintenant.
Et il répéta, farouche :
« Le tigre se tire face à face, Monsieur, en le regardant comme il vous regarde !… »
Ma visite avait assez duré. Je me levai et, lui ayant serré la main, sautai à cheval et m’éloignai au galop…
Quelques jours plus tard, j’assistai à la chasse nocturne aux fauves qu’avec tout le faste que déploient les princes hindous en ces circonstances, le Maharadja de Rapoutama offrait aux fonctionnaires et aux officiers de sa province.
« Venez donc, Georges, me dit le major Patrick Reynod, quand il m’aperçut… je vous cherchais… Je vais vous présenter à notre nouveau gouverneur et à Lady Daisy Dutterton, sa jeune femme, arrivés hier d’Angleterre.
– Daisy, m’écriai-je, troublé.
– Vous la connaissez ?
– Non… mais, il y a quelques jours, on m’a raconté l’aventure romantique d’une jeune fille de ce nom qui avait été enlevée, dans ces parages mêmes, par un tigre…
– C’est la même !… seulement, la réalité est moins tragique… tout le monde ici connaît l’histoire… Miss Daisy échappa par miracle aux griffes du fauve et s’en tira avec une égratignure dont la cicatrice exagère simplement la jolie fossette de sa joue droite… mais elle laissa croire qu’elle avait été dévorée et disparut de la province qu’à son mariage avec Lord Dutterton…
– Et pourquoi cela ? fis-je, surpris.
– Pour échapper à une espèce d’original qui s’était mis en tête de l’épouser… un certain Burley ou Buxley… et dont elle ne ne parvenait pas à se débarrasser… il est, d’ailleurs, retourné en Angleterre, paraît-il… »
J’allais apprendre à mon compagnon l’étrange rencontre que j’avais justement faite, quelques jours auparavant, quand, à ce moment, arriva le foreman :
« Messieurs, nous dit-il, le chasse est interrompue. Nous avions commencé les feux de salve pour rabattre les fauves. Mais le vent s’est levé. Il n’y a plus rien à faire cette nuit. Seule, Lady Dutterton affirme qu’elle a tué un tigre. J’ai envoyé des Sikaris fouiller la brousse. Son Altesse vous attend au buffet. »
Au milieu des éléphants agenouillés, dont les riches caparaçons étincelaient à la lueur des torches, le Maharadja, une coupe à la main, portait un toast à la santé de ses hôtes.
Tout à coup, une clameur prolongée annonça le retour des Sikaris.
Mais ce n’était point un félin qu’ils rapportaient sur un faisceau de branchages.
Et tandis que Lady Dutterton, éperdue d’horreur, s’évanouissait, nous vîmes stupeur un cadavre qui portait une affreuse blessure d’où le sang coulait goutte à goutte.
C’était l’homme aux yeux de tigre, frappé d’une balle en plein front…
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(Guy de Téramond, sous le pseudonyme de « Captain George, » dans Le Journal des voyages, revue de récréation scientifique, nouvelle série, n° 1, jeudi 16 octobre 1924 ; cette nouvelle a été reprise sous son véritable nom dans le Supplément de L’Avenir du Tonkin, journal quotidien, quarante-sixième année, n° 9865, mardi 5 mars 1929 ; puis « Les Contes de la Dépêche coloniale, » dans La Dépêche coloniale et maritime, trente-septième année, n° 9408, mercredi 8 mai 1929. Vous pourrez naturellement retrouver ce texte sur le site incontournable de l’ami Jean-Luc Boutel, « Sur l’autre face du monde, » auquel nous avons emprunté sans vergogne la couverture du Journal des voyages, en espérant qu’il veuille bien nous le pardonner. Herbert Thomas Dicksee, « Tiger’s Head » et « The Watcher on the Hill » dessins sur vélin, 1891 et 1900)