Il y a quelques années, nous avions signalé l’existence d’une « histoire de l’avenir » inconnue d’Edmond Haraucourt, « Les Derniers Hommes. » Elle avait échappé à la sagacité de Jean-Luc Buard, qui ne l’avait pas incluse dans son recueil Le Gorilloïde et autres contes de l’avenir (Collection « Periodica, » 20, Éditions Apex, 2001) ; Haraucourt avait pourtant réutilisé certains éléments de la description de l’âge glaciaire et du portrait des derniers hommes, dans la deuxième et troisième parties du « Conflit suprême, » paru en quatre livraisons dans Le Petit Journal du 2 au 23 mars 1919.
Or, il s’avère que le bonne fortune de ce texte ne s’est arrêtée en si bon chemin ; Edmond Haraucourt a en effet remanié « Le Conflit Suprême » pour trois ultimes chroniques, publiées dans les colonnes du quotidien La Dépêche, entre le 18 décembre 1938 et le 1er janvier 1939, soit moins de deux ans avant sa mort : « Dernière Neige, » « Les Troglodytes, conte pour Noël » et « La Der des Der. »
Nous sommes heureux de pouvoir compléter à notre tour la bibliographie d’Edmond Haraucourt, en mettant aujourd’hui en ligne l’ensemble de ces textes, qui, nous l’espérons, ne devraient pas déplaire aux amateurs d’anticipation ancienne.
MONSIEUR N
LES DERNIERS HOMMES, HISTOIRE DE L’AVENIR
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Des pèlerinages de regrets s’acheminent vers les cimetières, et les vivants se souviennent des morts. Des hommes disparaissent et nous pensons à eux ; mais des familles ont disparu, et nous n’y pensons pas ; des peuples ont disparu, et notre attention n’en a guère souci ; des races disparaîtront, et que nous importe ? Le monde finira, et c’est bien loin de nous.
Allons au cimetière de ceux qui ne sont pas nés encore ! Et voici ce que j’ai vu.
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Des siècles avaient passé, si nombreux que, sur terre, il ne demeurait plus rien de nous et de notre œuvre, rien de visible. Les générations d’alors étaient si loin des nôtres qu’elles n’avaient même plus, de notre aspect et de nos mœurs, la vague notion qui nous reste des ancêtres préhistoriques. Non pas que ces derniers hommes fussent ignorants de tout : au contraire, notre science moderne, à côté de la leur, semblerait enfantine ; mais ils arrivaient si tard derrière nous que, dans la perspective des âges, nous devenions, pour leur regard, les contemporains de ceux qui vécurent dans les cavernes des forêts, et qui taillèrent les premiers silex.
Ils ne reconnaissaient en nous que des anthropoïdes, et s’inquiétaient de nous comme nous nous inquiétons des peuplades qui sans doute foulèrent la double région des pôles, seule habitable à l’époque où survint le premier durcissement de la planète, alors que les continents en formation geignaient dans une vapeur d’étuve, et que le sol équatorial brûlait ainsi qu’un fer rouge.
Maintenant, le globe n’était plus le même. Par l’affaiblissement du Soleil et la consécutive anémie de la Terre, toutes choses avaient changé. La mappemonde présentait une configuration nouvelle. L’Europe était gelée, et l’Asie, et l’Afrique aux trois quarts, aussi bien que l’Océanie, et, des deux Amériques, il ne restait plus qu’une bande transversale, allongée entre les tropiques.
Le froid ayant gagné de proche en proche, les pôles, en s’élargissant, avaient progressé l’un vers l’autre ; les deux calottes de gel, tendant à se rejoindre, avaient pétrifié tout et resserré la vie sur le ruban de l’Équateur.
Elle y râlait, et le reste avait disparu. L’explorateur hardi qui se fût risqué dans les glaces hyperboréennes de l’Espagne ou de l’Algérie n’aurait pas su reconnaître, sous les banquises immobilisées, ce qui fut Continent, ce qui fut Océan, et la douce Méditerranée, avec ses vagues couvertes de givre, était figée sous un froid dont les actuels hivers du Grœnland ne sauraient nous fournir une idée approximative.
Une chose cependant témoignait encore de notre existence évanouie, et c’était trois sphinx d’Égypte avec deux pyramides ; une récente exploration les avait découverts sous l’amas des glaçons et des neiges, et les savants analysaient avec stupeur ces vestiges d’une humanité géante, logée en de colossales demeures, et dont la tête des sphinx donnait l’épouvantable proportion.
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Ainsi, ce monde de finition, étranglé entre les tropiques, ne comprenait plus que les Guyanes, les Guinées et un troisième continent de création récente, formé par les alluvions qui venaient, cinq mille ans plus tôt, de souder les Antilles. Cette partie du globe, la plus jeune, était aussi la plus fertile, engraissée par les détritus de la mort septentrionale.
Malgré cette richesse relative du dernier humus, la vie animale et végétale n’y continuait que péniblement : mal protégée par la couche trop mince de l’atmosphère, la chaleur terrestre s’irradiait dans l’infini, perdue ; le sol usé ne produisait plus rien, sinon les plantes de misère qui consentent à vivre sans tiédeur et sans eau : les pins et les érables se hissaient à peine au-dessus des herbes, rabougris dans l’air terne, et les forêts de bouleaux ou de chênes atteignaient la hauteur de nos blés.
Le soleil, impuissant à évaporer les frigides eaux de la mer, se promenait dans un ciel blafard, sans nuages ; la pluie ne tombait plus qu’à des intervalles séculaires, et les sources des rivières tarissaient. Le sol, n’étant plus ameubli, devenait rêche et cassant. À la place où furent les forêts vierges, de glauques lichens tapissaient les plaines tropicales, et, dans l’abri des serres, la plus truculente des fleurs était la timide edelweiss.
Peu de vent, à cause de l’uniforme enveloppe de froid, condensée autour d’une planète sans contrastes ; mais parfois une lente invasion de frimas, si lente qu’on n’y percevait aucun souffle, si glaciale qu’elle vitrifiait les tiges. Rien ne bougeait ; une lumière blafarde affadissait les formes, et l’ombre des choses était pâle.
Les races d’animaux sauvages, sans abri et sans nourriture, s’étaient peu à peu éteintes, à part les rennes, les loups, quelques ours, et des condors.
Les espèces domestiquées avaient disparu moins promptement, grâce à la protection humaine ; cependant, les plus vivaces s’étiolaient, et maintenant il ne restait plus que de rares bisons descendus à la taille des molosses, et plusieurs chiens de montagnes, gros à peine autant que des chats.
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L’homme avait moins souffert.
Enfermé dans les villes denses, vêtu de pelleteries, il se défendait mieux contre la froidure, et la science lui avait livré des aliments chimiques qui permettaient de lutter contre l’insuffisance des ressources naturelles.
Depuis des temps immémoriaux, il ne mangeait plus ; il se nourrissait seulement. Des laboratoires officiels envoyaient à domicile les flacons de pilules et d’essences destinées à l’alimentation commune ; l’eau était, en raison de sa rareté, distribuée avec plus de parcimonie. Malgré la surveillance des pouvoirs, on avait constaté à maintes reprises une tendance, peut-être héréditaire, au gaspillage du précieux liquide, et les suprêmes lois policières de la Société tendaient à refréner ces abus : les fabriques d’eau artificielle furent soigneusement gardées, et la répartition s’effectua dès lors avec une stricte sévérité, qui occasionna des révoltes. On reprochait aux riches de fabriquer chez eux de notables quantités d’eau qu’ils employaient à des ablutions ou autres superfluités. Néanmoins, les troubles durèrent peu, et tout rentra dans l’ordre, grâce à l’organisation mathématique de ces peuples, détachés de toute idéologie abstraite.
Car nous aurions tort d’imaginer que ces ultimes rejetons de la race fussent semblables à nous : le temps, le climat, toutes les urgences avaient modifié leurs pensées en même temps que leurs besoins, et même les fonctions avaient transformé les organes.
Leur taille, très inférieure à la nôtre, avait proportionnellement participé à la diminution du monde habitable, et de toutes choses.
Les plus forts atteignaient à peine aux dimensions d’un enfant de sept ans, mais leur tête était égale au double de la nôtre, et oscillait sans cesse sur un cou grêle et fragile. Les membres étaient incroyablement petits, minces et courts, impropres à la marche, au travail, et les pieds infimes. Mais les douze doigts, minces, longs, spatulés au bout par l’habituelle pression des claviers, se manifestaient plus aptes que les nôtres au maniement des outils délicats. Depuis que la machine accomplissait tout labeur matériel de motion et de locomotion, ces êtres, dispensés de l’effort, n’agissant point par eux-mêmes, ne mangeant pas, et toujours assis devant leurs mécaniques, avaient la poitrine étriquée, le ventre plat et les articulations énormes, nouées par un arthritisme congénital.
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Tout leur corps était blême et glabre, comme poussiéreux. Leurs crânes chauves et leurs faces ne portaient plus la trace d’aucun duvet, et leur épiderme, même dans la jeunesse, ressemblait à un papier de soie qu’on a froissé longtemps. Inutiles, les dents étaient tombées, et le maxillaire inférieur, hors d’usage, s’était réduit au point de ne plus présenter qu’une imperceptible saillie, vestige de menton qui s’effaçait au-dessous de la bouche : celle-ci était étroite, avec de minces lèvres, et le nez s’était amoindri comme elle, en sorte que les yeux se trouvaient dans la partie inférieure du visage, enfoncés sous un front qui se développait outre mesure. Ces yeux bombés, aux prunelles trop larges et trop brillantes, s’écarquillaient ou clignaient tour à tour, dans le perpétuel désir de voir ou de comprendre.
Ces monstres trépidaient sans cesse, secoués de petits spasmes furtifs, et dormaient peu, d’un sommeil agité par les rêves. La pensée ne leur laissait aucun repos ; mais leur cœur était sec, sans émoi, sans pitié, inexorable d’égoïsme. Ils n’aimaient rien, et ne croyaient à nul au-delà. Ils avaient supprimé toute passion, comme étant une dépense inutile de force, c’est-à-dire une perte, et par conséquent un danger. Ils vivaient chastes et impassibles, n’appréhendant point la mort et ne jouissant point de la vie.
Leurs jours, leurs nuits, dans la hantise des chiffres et des lignes, se passaient en calculs : leur cerveau considérable avait atteint à une capacité de travail et de production, en comparaison de laquelle nous ne sommes aujourd’hui que des êtres embryonnaires, et les conquêtes de leur esprit seraient inimaginables au nôtre.
La science fournissait tout, et l’homme n’avait plus rien à faire, sinon penser pour découvrir et augmenter sans fin le patrimoine de ses forces, dont l’emploi cependant allait prendre fin tout à l’heure. Dès qu’une nécessité imprévue se produisait, une invention immédiate répondait au besoin.
Le froid même semblait vaincu, du moins provisoirement : depuis huit siècles, il n’avançait plus, endigué par le génie de l’homme, qui, pour son usage, attirait, à la surface de l’écorce terrestre, les derniers frissons de chaleur encore en vibration dans le noyau focal.
Au centre de la planète, le travail de décrépitude n’en continuait pas moins avec lenteur et sûreté. Mais, tant qu’une calorie resterait dans les entrailles du globe, elle devait appartenir à ce tyran malingre, qui, afin de prolonger l’agonie de sa race, retardait la mort d’un astre.
Et c’est pourquoi, au fond des espaces, dans la foule des étoiles toujours étincelantes, le soleil, déjà habitable, pouvait apercevoir encore le suprême scintillement d’un monde qui persistait à demeurer visible et vivant, parce que la mort venait d’y rencontrer cet obstacle : la pensée humaine.
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(Edmond Haraucourt, in Le Gaulois littéraire et politique, trente-cinquième année, troisième série, n° 6901, vendredi 2 novembre 1900 ; François-Auguste Biard, « Magdalenefjorden, vue prise de la presqu’île des tombeaux, » huile sur toile, 1840)
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LE CONFLIT SUPRÊME
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I. Le Conflit suprême
Une guerre se faisait imminente, et même elle semblait inévitable. Du moins, cette fois-là, ce serait bien réellement la dernière, et pour cause ! Pour cause majeure, puisque, après cette mêlée suprême, il n’y aurait plus personne sur la Terre pour engager d’autres batailles.
Enrayer un mal à son début, empêcher la lutte de se déclencher, et obtenir des arrangements qui contenteraient tout le monde, ou, qui, provisoirement, apaiseraient les appétits et les colères, qui donc l’aurait pu ? Et même, qui donc aurait osé entreprendre de résoudre le problème insoluble, alors qu’il s’agissait d’une question de vie ou de mort, pour les deux derniers peuples qui subsistaient encore, et qui se dressaient face à face, l’un des deux étant de trop pour que l’autre pût vivre sur le globe diminué ? Les peuples humains, tout comme les espèces animales ou végétales, ne connaissent, et ne peuvent connaître que la loi naturelle, et la loi naturelle ne vise qu’un seul but : survivre au détriment d’autrui, échapper à la mort en la repassant au voisin.
Dans une telle urgence, la Société des Nations restait inopérante ; elle l’était pour une raison bien plus grave, pour la plus forte de toutes les raisons : elle n’existait plus.
Depuis belle heure, elle avait disparu ; depuis si longtemps que nul historien, nul archéologue, n’eût été capable de dire qu’elle avait existé jadis. Car des siècles avaient passé, tant et tant de siècles, que plus rien ne demeurait de nous ni de notre œuvre ; bien plus, ce monde nouveau était si différent du nôtre qu’il aurait eu grande peine à imaginer ce que nous fûmes ; physiquement ou moralement, les générations d’alors étaient si loin de nous, qu’elles ne gardaient même plus, de notre aspect et de nos mœurs, la vague notion qui nous reste des ancêtres préhistoriques.
Certes, il n’en faudrait point conclure que ces derniers hommes fussent ignorants de tout. Bien au contraire : notre science moderne, à côté de la leur, paraîtrait enfantine. Mais ils arrivaient si tard, derrière nous, que notre silhouette surannée se perdait dans la perspective des âges, et que nous devenions, pour leur regard, les contemporains de ceux qui vécurent dans les cavernes et taillèrent les premiers silex.
Si choquante qu’une telle opinion puisse nous paraître, elle n’était pas scientifiquement erronée, puisque cet âge de la planète, qu’on nomme l’Époque Quaternaire, n’a pas encore pris fin ; le monde où nous résidons si fièrement à l’heure actuelle n’est tout de même que celui où s’installèrent les hommes de la « Pierre éclatée, » et dont ils entreprirent la pénible conquête ; nous l’avons reçue d’eux, et nous la détenons encore : c’est d’elle que nous vivons, et sur elle ; notre effort n’est que la continuation du leur, notre progrès n’est que l’évolution de leur geste initial, notre gîte n’est que le leur, amélioré et élargi. Mais quand viendront les jours où le cycle actuel sera normalement révolu, et quand la planète, remaniée à nouveau, aura cessé encore une fois d’être telle qu’elle est depuis quelques centaines de siècles, aucune logique ne s’opposera à ce que notre histoire moderne se confonde dans le lointain avec celle de nos aînés.
Cette époque était advenue. Sans nous ignorer totalement, les prolongateurs de notre espèce ne reconnaissaient en nous qu’une manière d’anthropoïdes. Ils ne nous reniaient point, mais ils se souciaient de nos personnes, de notre histoire, de nos mœurs, de nos religions et de nos idées, à peu près comme nous nous occupons nous-mêmes des hordes qui foulèrent le sol vaseux de la forêt originelle, et qui rôdaient dans l’air moite des continents neufs, avant la période glaciaire.
Le globe n’était plus le même. Par le refroidissement du soleil, et la consécutive anémie de la terre, toutes choses avaient changé. La mappemonde présentait une configuration nouvelle. L’Europe était gelée, et l’Asie, et l’Afrique aux trois quarts, aussi bien que l’Océanie ; des deux Amériques, il ne restait plus qu’une bande transversale, allongée entre les Tropiques. Le froid ayant gagné de proche en proche, les deux régions polaires s’étaient progressivement élargies et progressaient l’une vers l’autre. Deux énormes calottes de gel, et qui tendaient à se rejoindre, avaient pétrifié tout et resserré la vie sur le ruban de l’Équateur.
Là même, elle râlait. L’explorateur audacieux qui se fût risqué à travers les glaces hyperboréennes de l’Espagne ou de l’Algérie, n’aurait pas su reconnaître, sous les banquises immobilisées, ce qui fut continent, ce qui fut océan ; la douce Méditerranée, avec ses vagues couvertes de givre, était figée sous un froid dont les hivers du Grœnland ou du Spitzberg ne nous donneraient à présent qu’une idée approximative.
Une chose, cependant, témoignait encore de notre existence évanouie : deux Sphinx d’Égypte et une Pyramide, récemment découverts sous l’amas des glaçons et des neiges, avaient révélé l’existence d’une humanité gigantesque : les savants analysaient avec stupeur les vestiges de la race qui avait érigé ces demeures colossales, et donné ainsi une échelle de ses proportions formidables.
Car tout était petit, en ce monde de finition ; tout était menu et réduit, le gîte aussi bien que les êtres, la place occupable et ses occupants. Les restes de la vie terrestre, étranglée entre les deux Tropiques, s’étaient réfugiés sur le sol des Guyanes et des Guinées ; un autre continent, de création récente, était formé par les alluvions qui, cinq mille ans plus tôt, avaient réussi à souder les Antilles. Cette partie du globe, la plus jeune, était aussi la plus fertile, engraissée par les détritus de la mort septentrionale. Cette condition disparate devait suffire et suffisait à engendrer l’envie chez celle des deux races qui se trouvait la moins favorisée ; fatalement, par la seule comparaison de son sort avec celui du peuple opposé, elle se trouvait portée à l’irritation, contre un état de choses qu’elle considérait comme inique ; non moins logiquement, elle arrivait à trouver intolérable ce qu’elle avait trouvé injuste ; et, la misère aidant, on allait tout à l’heure passer, sans grand effort, de la récrimination théorique et verbale à la protestation effective du geste, du geste qui tue. Les diplomates, qui existaient encore, se voyaient, comme de nos jours, réduits à l’impuissance, car la parole ne peut rien contre les dures réalités de la faim ou de la soif. Il y a pourtant une différence entre la façon dont le problème vital se posait aux peuples d’alors, et la façon dont ce problème se pose aux peuples d’aujourd’hui ; on peut même dire que cette différence est essentielle, bien que le résultat final doive rester identique : les hommes modernes s’étaient battus pour manger ; les derniers hommes allaient se battre pour boire. Car l’eau manquait. Essayons de comprendre pourquoi.
II. Entre les Tropiques
Très loin, très loin, les temps où se passeront ces choses sont très loin en avant de nous… Des myriades d’étoiles étincellent encore dans la profondeur des espaces, mais elles ne sont déjà plus celles que nous voyons aujourd’hui : des astres se sont éteints ; d’autres, qui nous apparaissent comme des nébuleuses, se sont condensés, allumés, et brillent d’un vif éclat. Le soleil, déjà habitable, regarde s’étioler autour de lui la famille des planètes qui sont nées de lui, et qui persistent à tourner autour du Centre originel, mais qui meurent ou qui sont mortes. La Terre lutte ; un suprême scintillement, comme d’une lampe dont l’huile s’épuise, émane d’elle et s’irradie encore, si faible, si pâle, s’éteignant par à-coups, reprenant par sursauts. La mort de ce globe qui n’en peut plus vient de rencontrer un obstacle : le génie de l’Homme.
Depuis neuf siècles, en effet, la progression du froid semblait s’être arrêtée ; l’Homme avait su trouver le moyen d’attirer, à la surface de I’écorce terrestre, les derniers frissons de chaleur qui vibraient encore dans le noyau focal. Le travail de décrépitude n’en continuait pas moins, au tréfonds de la planète ; mais tant qu’une calorie subsisterait dans les entrailles du globe, elle devait appartenir à ce tyran malingre, qui la revendiquerait pour son usage. Afin de prolonger l’agonie de sa race, l’Homme retardait la mort d’un astre. À vrai dire, pourtant, il n’en retardait que la mort superficielle et visible ; quant à la mort profonde, il la hâtait plutôt, puisqu’il accélérait pour son bénéfice propre la consommation des réserves suprêmes. Mais, de cela, il se souciait peu : l’égoïsme féroce qui caractérisa l’espèce humaine dans ses rapports avec tout ce qui l’entoure opérait encore cette fois-là selon sa mode accoutumée. La devise humaine restait : « Nous d’abord, » ou plus exactement : « Tout pour nous seuls ! » Et l’effort unanime, avec une parfaite sérénité, tendait à la réalisation du vœu commun.
En dépit de cet effort, et du résultat obtenu, la victoire de l’Homme avait été précaire, et son bénéfice provisoire. La vie animale et végétale, maintenue si péniblement à la surface, n’y continuait plus qu’à peine. Mal protégée par la couche trop mince de l’atmosphère, la chaleur terrestre s’irradiait dans l’infini, perdue. Le sol usé ne produisait plus rien, sinon les plantes de misère qui consentent à vivre sans tiédeur et presque sans eau. Monde minuscule ! Les pins et les érables se hissaient à peine au-dessus des herbes, rabougris dans l’air terne, et les forêts de bouleaux ou de chênes atteignaient la hauteur de nos blés.
Le soleil, impuissant à fondre les banquises de la mer pour les évaporer ensuite, se promenait dans un ciel de métal, uni et sans nuances ; nulle vapeur ne s’élevait plus des océans, aucune réfraction ne brisait la lumière, en sorte que jamais plus les roses du matin ou les pourpres du soir n’illuminaient un horizon ; quand il arrivait qu’un imperceptible nuage eût traversé l’azur, la nouvelle en était colportée dans le monde entier, et la pluie ne tombait qu’à des intervalles séculaires. Toutes les sources avaient tari ; les rivières n’existaient plus. Le sol, n’étant plus ameubli, devenait rêche et cassant. À la place où furent les forêts vierges, de glauques lichens tapissaient les plaines tropicales ; dans l’abri des serres, la plus truculente des fleurs était la timide edelweiss.
Peu de vent, à cause de l’uniforme enveloppe de froid, condensée autour d’une sphère sans contrastes ; mais parfois une lente invasion de frimas, si lente qu’on n’y percevait aucun souffle, si glaciale qu’elle vitrifiait les tiges. Rien ne bougeait. Une clarté dure découpait les formes et l’ombre des choses était nette.
Les races d’animaux sauvages, sans refuge et sans nourriture, s’étaient abolies peu à peu, à l’exception des rennes et des loups que l’homme avait pu sauver, de quelques ours et des derniers condors, qui survivaient par miracle et périssaient faute de proies. Quant aux espèces domestiquées, quelques-unes avaient résisté, grâce à la protection du maître qui leur procurait, auprès de lui, un asile souterrain et une pâture chimique ; cependant, les plus vivaces s’étiolaient ; maintenant, il ne restait plus que de rares couples de bisons, descendus à la taille des molosses, et plusieurs chiens de montagnes, gros à peine comme des chats.
L’homme avait relativement moins souffert. Enfoncé dans ses villes denses, qui n’étaient en réalité que d’énormes fourmilières géométriquement agencées, mécaniquement desservies, artificiellement éclairées, il n’en sortait que dans les circonstances exceptionnelles et pour de très courtes durées ; encore faut-il noter que la tâche de monter en surface et de risquer la mort en s’exposant aux froidures de l’air libre incombait exclusivement à de certaines classes sociales, chargées de missions déterminées : la conquête de l’eau qui, dans ce temps-là, constituait le problème vital par excellence, figurait au premier rang des nécessités dont l’urgence était capable de pousser quelques hommes au-dehors du terrier natal.
À tous les autres besoins, la science pourvoyait avec l’aide des éléments métalliques trouvés dans les profondeurs de la terre. Depuis des temps immémoriaux, l’homme ne mangeait plus ; il se nourrissait seulement. La chimie lui avait procuré les moyens de lutter contre l’inexistence des ressources organiques. Des laboratoires officiels envoyaient à domicile les flacons de pilules et d’essences destinées à l’alimentation commune. Comme de juste, cette distribution était gratuite. En revanche, l’eau n’était distribuée qu’avec une extrême parcimonie. Maintes fois, des maladies endémiques résultèrent de la pénurie du précieux liquide, ou même de son insuffisance. Maintes fois aussi, des crises sociales furent occasionnées par les restrictions dont la masse du peuple souffrait intensément, et plusieurs d’entre elles prirent un caractère d’acuité menaçante.
Malgré la surveillance des pouvoirs publics, on avait constaté chez certains malfaiteurs, lesquels étaient pour la plupart de très haute origine, une tendance peut-être héréditaire au gaspillage de l’eau : ils se la procuraient à des prix fantastiques, ou même la fabriquaient clandestinement chez eux, pour l’employer à des ablutions ou autres superfluités. La découverte de cette secte de déments avait provoqué des émeutes. Depuis lors, les lois policières veillaient sur ces abus avec une extrême rigueur. Les fabriques d’eau artificielle étaient soigneusement gardées, et la répartition s’effectuait avec une stricte sévérité.
Mais cette sévérité même suscita des révoltes. D’ailleurs, les troubles durèrent peu et, bientôt, tout rentra dans l’ordre, grâce à l’organisation mathématique de ces peuples, qui vivaient détachés de toute idéologie abstraite. En ces conditions d’existence, qui confinaient chaque peuple dans son logis originel, et qui interdisaient d’une façon presque absolue les longs déplacements à la surface du sol, il semblait bien que l’excessive promiscuité des êtres d’une même race pût encore engendrer des guerres civiles ; mais il semblait aussi que l’humanité, désormais, n’aurait plus guère à craindre le choc d’une nation contre une autre.
Le fait se produisit pourtant, et ce suprême geste de folie eut des résultats effroyables.
III. Silhouettes futures
Nous aurions tort d’imaginer que ces derniers représentants de l’espèce humaine fussent encore semblables à nous. Physiquement, intellectuellement, moralement, ils différaient de nous bien plus que nous ne différons nous-mêmes des hommes préhistoriques, et la raison est double : d’abord, ils s’éloignaient de nous par une durée bien plus longue que n’est actuellement la période écoulée depuis l’Âge de la Pierre ; ensuite, les conditions de la vie matérielle avaient changé infiniment plus qu’elles n’ont fait, depuis le début jusqu’à nos jours. Le temps, le climat, toutes les urgences avaient modifié la pensée de ces êtres en même temps que leurs besoins ; simultanément, la transformation graduelle des fonctions organiques avait eu pour résultat fatal de transformer aussi les organes eux-mêmes.
La taille des derniers hommes, très inférieure à la nôtre, avait participé de la réduction du monde habitable et de l’amoindrissement consécutif des êtres et des choses.
Les plus forts atteignaient à peine aux dimensions d’un enfant de sept ans ; mais leur boîte crânienne était double de la nôtre ; leur lourde tête, montée sur un cou grêle et fragile, oscillait sans cesse. L’ossature de ces corps qui, depuis tant de générations, avaient héréditairement perdu l’accoutumance de tout effort physique, s’était appauvrie à l’extrême, et leur musculature ne s’était pas moins atrophiée. Les membres étaient incroyablement petits, minces et courts, les bras impropres au travail, les jambes impropres à la marche, les pieds infimes. En revanche, les mains s’étaient développées : non de la paume qui, n’ayant plus rien de massif à saisir, ni de lourd à porter, n’était guère plus ample qu’un pétale de rose ; mais des doigts, qui étaient devenus démesurément longs ; spatulés au bout, par l’habituelle pression des claviers, ces doigts se manifestaient beaucoup plus aptes que les nôtres au maniement des outils délicats. Les machines de toute sorte, inventées par le génie de l’homme pour réduire au minimum la dépense de ses forces animales, savaient depuis longtemps le dispenser de tout labeur : motion ou locomotion étant la tâche des mécaniques dont il s’entourait, le maître, dispensé d’effort personnel, avait subi le châtiment de son oisiveté : il s’étiolait. N’agissant plus, ne mangeant plus, buvant trop peu, ne respirant guère, toujours assis ou couché devant ses mécaniques, il avait la poitrine étriquée, l’intestin raccourci, mais le ventre ballonné. Si ses os étaient frêles, ses articulations apparaissaient énormes, nouées par un arthritisme congénital ; et il vivait peu d’années.
Tout son corps était blême et glabre, comme poussiéreux. Les crânes chauves et les faces ne présentaient plus le vestige d’aucun duvet ; même dans sa jeunesse, l’épiderme ressemblait à un papier de soie qu’on a froissé longtemps. Les dents, inutiles, étaient tombées ; le maxillaire inférieur, hors d’usage, s’était réduit au point de ne plus offrir qu’une imperceptible épaisseur, mais la dégénérescence, d’une part, et aussi l’habitude de déglutir sans mâcher, avaient occasionné un prognathisme affreux du menton, à la fois trop court et trop saillant. La bouche était étroite, courte fente aux lèvres minces et bleuies, faite pour la succion des tubes ou l’avalement des pilules ; le nez s’était amoindri comme elle, tandis que les narines, accommodées à la fonction de surveiller la présence éventuelle des gaz délétères, et à l’effort permanent d’aspirer la sécheresse de l’air qui se raréfiait, levaient leurs ailes vers les yeux et ouvraient le plus largement possible leurs fosses noires et racornies.
La partie basse du visage étant ainsi diminuée par l’atrophie, alors que le front, au contraire, s’était développé avec excès, les yeux se trouvaient maintenant descendus dans la moitié inférieure de la face. À côté des narines qui bâillaient et à peine au-dessus d’elles, ces yeux s’enfonçaient sous la protubérance de l’os frontal. L’iris très large, et brillant d’une pensée aiguë, était uniformément d’un gris dur ; la pupille, habituée à passer des ténèbres totales à la clarté trop vive, était celle des chats, tour à tour ronde ou filiforme ; entre leurs paupières violettes et dépourvues de cils, ces yeux d’homme s’écarquillaient ou clignaient sans cesse, dans un perpétuel désir de voir ou de comprendre, et leur expression était cruelle.
S’ils agissaient peu, ces petits monstres bougeaient sans cesse, agités de trépidations, secoués de spasmes furtifs ; mais ils n’y prenaient plus garde, car leur névropathie héréditaire, consécutive au long surmenage du système nerveux, était devenue une condition de la race, et ils tremblaient comme on respire. Ils dormaient peu, d’un sommeil hanté par des rêves. La pensée ne leur laissait aucun repos ; mais leur cœur était sec, sans émoi, sans pitié, d’un égoïsme inexorable.
Ce qu’étaient leurs mœurs ? Elles n’étaient pas. Au sens moderne de ce mot, ils n’avaient point de mœurs, mais des coutumes, des habitudes, ou, plus exactement encore, des modes de vivre. Ils possédaient des lois, certes, et fort strictes ; mais les règles morales qui sont, pour nous, la base même et le principe des lois, n’existaient plus pour eux. Ils admettaient socialement des nécessités, qu’ils renforçaient de sanctions, mais sans leur reconnaître d’autre origine ou d’autre valeur que la nécessité. Ils vivaient mathématiquement. L’humanité, pendant trop d’ères successives, avait vu passer tous les dogmes, toutes les conceptions de la poésie ou de la raison, tous les mythes et tous les symboles, toutes les possibilités idéalistes ou réalistes, et sa longue lassitude l’avait conduite à l’indifférence totale. Les abstractions, sous aucune forme, ne l’intéressaient plus. L’expérience accumulée par tant de générations et tant d’histoire aboutissait au refus de s’exalter encore pour quoi que ce fût ; ces calculateurs ne savaient plus établir aucune distinction entre le bien et le mal.
Ils n’aimaient rien. Ils avaient supprimé toute passion comme constituant une dépense inutile de force, c’est-à-dire une perte et, par conséquent, un danger. Ils vivaient chastes et impassibles, n’appréhendant point la mort et ne jouissant point de la vie. Mais le jour où leur égoïsme allait se trouver en face d’un égoïsme similaire, et quand leur existence, pourtant si peu aimable, allait se voir menacée par la seule présence d’une race rivale, et quand il serait avéré que l’une ne subsisterait que par la disparition de la voisine, alors, impitoyablement, l’abolition de l’une fut décidée par l’autre.
IV. L’attaque et la riposte
Ainsi, les derniers rejetons de l’espèce humaine, divisés en deux groupes, se partageaient la zone encore habitable du globe terrestre : sur la tranche équatoriale de cette boule désormais glacée, le peuple des Min occupait le sous-sol du continent formé à la place où jadis s’étalait la mer des Antilles ; sur le même segment, mais presque aux antipodes, le peuple des Dû tenait les profondeurs du vaste territoire créé par la soudure de l’archipel Malais et de la Mélanésie.
Ces êtres qui, physiquement et moralement, ressemblaient si peu à ce que nous sommes, différaient, au contraire, fort peu les uns des autres ; bien que ceux-là parussent être les descendants des anciens émigrés de la race européenne, et ceux-ci les représentants d’une race autochtone, la même évolution mille fois séculaire les avait amenés au même point de dégénérescence. Pour ces petits monstres, immobilisés dans leurs cellules souterraines, l’unique labeur était la hantise des chiffres ; leurs jours et leurs nuits se passaient à chercher des solutions de problèmes. Leur cerveau considérable avait atteint à une capacité de travail et de production en comparaison de laquelle nous ne sommes que des créatures embryonnaires. Les conquêtes de leur esprit seraient inimaginables aux nôtres.
La science acquise, qui leur fournissait tout, ne leur laissait plus rien à faire, sinon penser encore, pour découvrir encore ou inventer encore, et augmenter sans fin le patrimoine des forces auxiliaires qu’ils annexaient à leur débilité croissante. Qu’ils fussent maintenant, en dépit de cette science, voués à une disparition qui ne serait plus guère retardée, c’était chose connue, et ils ne s’en émouvaient point. Que dans chacun des deux États, les calories encore disponibles fussent équitablement mises à la disposition de tous, cela aussi était chose réglée. Mais quand les Dû apprirent que les Min avaient inventé un moyen d’attirer chez eux les restes de l’activité focale, et de capter les dernières molécules de l’hydrogène, c’est-à-dire d’accaparer la chaleur et l’eau, cette nouvelle équivalut pour eux à l’annonce d’une condamnation à périr de soif et de froid. Ils n’en ressentirent ni colère ni indignation, puisque de tels états d’âme leur étaient interdits ; mais, dans l’instant même, une décision froide et formelle fut prise à l’unanimité de repasser chez l’adversaire la mort dont ils se trouvaient menacés par lui. L’abolition immédiate et totale des Min pouvant seule permettre aux Dû de continuer à vivre, cette abolition s’imposait, et toutes les volontés s’appliquèrent à la réaliser.
Ce fut alors, sans nul patriotisme et sans enthousiasme, la mobilisation générale des combattants valides ; elle s’effectua séance tenante, dans la minute même, et elle fut très simple : les préposés à la guerre rentrèrent tranquillement dans leur chambre, et s’assirent, le front dans la main gauche, la main droite sur la table ; par instants, un doigt bougeait, et c’était tout : la plus terrible des batailles était déchaînée.
Car, en vérité, nous n’avons aucune idée de ce que la guerre peut être, ni de ce qu’elle pourra donner dans l’avenir, comme intensité de puissance destructive. Nous n’en avons connu, jusqu’à présent, que des manifestations relativement bénignes, par rapport à ce qu’elle produira plus tard, et les historiens futurs ne manqueront pas d’être frappés par une singularité psychologique, qui est le propre de l’époque actuelle : sans nul doute, notre vingtième siècle leur apparaîtra comme une date de transition, le moment critique où l’humanité rêvait littérairement de supprimer la guerre, et du même coup, s’apprêtait pratiquement à inaugurer l’ère des conflits vraiment dévastateurs. En effet, vers 1920, nos philosophes furent d’accord avec nos politiciens pour déclarer que le choc des masses humaines, lancées les unes contre les autres, ne représentait qu’un mode barbare, indigne des temps nouveaux, et qu’il convenait d’y parer. Ce disant, ils avaient bien raison, puisque ces levées de troupes et ces ruées n’étaient en somme que la réédition du procédé préhistorique, amplifié, mais non modifié. La guerre ainsi pratiquée continuait à être ce qu’elle avait été à l’aube des âges ; son allure brutale et impulsive, avec apports de l’héroïsme individuel, participait toujours du caractère initial et simple qu’elle présentait quand la bête était lancée contre la bête ; la tactique et la stratégie n’offraient qu’une mise en théorie, une réglementation technique des mouvements de la meute contre la meute, de la horde contre la horde ; l’artillerie, dont les progrès nous émerveillent, n’était qu’une extension ingénieuse de la balistique inventée par le singe qui lance une noix de coco : la pierre projetée par une fronde n’a représenté qu’une étape intermédiaire entre cette invention du primate, et les nôtres ; le plus monstrueux des obus n’est encore que le perfectionnement de cette même noix. Toutes les formes de la guerre moderne procèdent donc bien, comme disent nos philosophes, de l’époque primitive, et l’on peut à juste titre soutenir qu’elles sont surannées.
Elles ne pouvaient plus durer. Nous avions droit à mieux ; la science se chargera de nous procurer les améliorations auxquelles il nous est loisible de prétendre. La science humaine n’en est qu’à ses débuts : à peine existe-t-elle depuis une vingtaine de lustres ; ce qu’elle a fourni en cent années permet d’imaginer l’apport qu’elle fournira dans vingt mille ans d’ici. C’est à elle, et non plus aux militaires, que les peuples civilisés s’adresseront, dès demain, pour obtenir le moyen de supprimer ce qui les gêne, et pour rendre libre la place qu’ils convoitent, quand cette place est encombrée par d’autres occupants.
Ni les Min ni les Dû n’avaient aucune armée. Pourquoi donc en auraient-ils eu, et de quoi leur serviraient-elles ? L’humanité n’en avait plus, depuis cent ou deux cents siècles, et elle ne se battait qu’avec plus d’efficacité. La raison est bien évidente : la guerre n’ayant jamais été autre chose que la compétition de la vie, elle n’aurait pu disparaître que si la vie elle-même disparaissait. Le jour où les peuples avaient décidé d’abolir leurs armées, avec cette candide illusion de croire qu’ainsi ils aboliraient la guerre, ils avaient tout bonnement donné à celle-ci sa forme la plus homicide ; dans le vœu de la supprimer, ils la généralisaient.
Qu’étaient donc, en effet, les armées combattantes, sinon les émissaires d’un pays, les représentants d’une race postés en avant-garde, afin de couvrir et de défendre leurs congénères ? Les plus sanglantes mêlées ne constituaient donc que des escarmouches entre ces avant-gardes : ce rideau de troupes une fois enlevé, le choc allait se produire entre les peuples eux-mêmes, et la bataille, au lieu de tendre à l’écrasement de l’armée adverse, tendrait dorénavant, avec beaucoup plus de puissance, à l’anéantissement même de la race ennemie.
À cette tâche, les savants procédaient méthodiquement, et seules, du fond de leurs laboratoires, quelques individualités suffisaient à la besogne. Il n’était même plus question, comme à la fin du vingtième siècle, d’opérer avec les faibles ressources que procuraient aux Européens de 1980 la physique et la mécanique, la chimie et la physiologie, ou les ondes électriques, à peine capables de détruire un million d’existences en quelques minutes… Les Min faisaient mieux ; les Dû pouvaient davantage.
Le procédé des Dû consistait en une désorganisation progressive de la matière : animal ou végétal, et même minéral, tout corps était désagrégé ; sans cependant perdre sa forme, il se réduisait en une poussière de molécules qui gardaient leur cohésion apparente, mais qui étaient mortes et qui s’effondraient au moindre souffle : leur moyen de combat présentait donc le bénéfice d’être sûr et universellement efficace ; en revanche, il était d’une lenteur relative, puisque son action totale s’exerçait en vingt-six heures.
Le procédé des Min, au contraire, offrait les avantages de l’instantanéité ; mais il n’atteignait que les corps organiques : il les frappait de mort immédiate, par commotion.
Les Dû ayant décidé l’agression, à minuit 27, émirent leurs ondes à minuit 34. À une heure 16, les premières atteintes du mal étaient signalées chez les Min. Une enquête rapide leur révéla les origines du dégât, et la riposte fut aussitôt décidée : à deux heures 43, la commotion était lancée contre les Dû, qui disparaissaient du monde. La dernière guerre avait duré exactement cent trente-deux minutes.
Malgré cette victoire des Min, leur désagrégation allait se poursuivre logiquement ; elle était consommée le lendemain, à l’heure prescrite. Quand le pâle soleil se leva pour la seconde fois, l’Homme n’existait plus.
Car la race des humains, par qui toutes les espèces ont péri, ne doit périr, comme les autres, que par l’Homme.
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(Edmond Haraucourt, « Contes du Petit Journal, » in Le Petit Journal, cinquante-septième année, n° 20519, 20526, 20533 et 20540, dimanches 2, 9, 16 et 23 mars 1919 ; repris dans le recueil réuni par Jean-Luc Buard, Le Gorilloïde et autres contes de l’avenir, collection « Periodica, » 20, Éditions Apex, 2001). James Wilson Carmichael, « Erebus and the Terror in the Antartic, » huile sur toile, c. 1847)
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DERNIÈRE NEIGE
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Voici, dans quelques heures, le solstice d’hiver. Et voici la première neige. Elle me fait songer à celle qui sera la dernière. Les jeunes gens, armés de skis, se précipitent vers les trains qui conduisent aux sports d’hiver : ils me font songer à ceux qui pratiqueront les sports des derniers jours, quand viendra le dernier hiver… C’est loin dans l’avenir, très loin d’ici… La nuit est immense. Des myriades d’étoiles scintillent dans les profondeurs d’un ciel étrangement noir, mais ces étoiles ne sont plus celles que nous voyons aujourd’hui. Des astres se sont éteints. D’autres, qui ne nous apparaissent encore que comme des nébuleuses, se sont condensés, allumés, et brillent d’un vif éclat. Notre Soleil ne flambe plus que pauvrement ; il regarde s’étioler autour de lui la famille des planètes qui sont nées de lui et qui persistent à tourner autour du centre originel, mais qui meurent ou qui sont mortes. La Terre lutte ; ses derniers restes de chaleur, mal protégés par la couche trop mince de l’atmosphère, s’irradient dans l’infini, perdus. Une suprême clarté, comme d’une lampe dont l’huile s’épuise, émane encore de notre globe, s’éteignant par à-coups, reprenant par sursauts.
Le refroidissement du Soleil et la consécutive anémie de la Terre ont changé toutes choses : la congélation des vapeurs d’eau qui flottaient dans l’espace a raréfié l’atmosphère à mesure que ces vapeurs, réduites en neige, s’entassaient sur le sol ; l’eau s’est solidifiée en glaçons ; il n’y a plus d’air que dans les bas-fonds.
Le bleu du ciel, n’étant que l’illumination de notre enveloppe gazeuse par les rayons solaires, a cessé d’être ; du même coup a disparu toute perspective aérienne, et, avec elle, le dégradé des tons, la sensation des distances, la suave coloration des aurores, la splendeur des couchants. Le Soleil se lève, brusque ; il lance des rayons secs dans le ciel qui reste noir et où persistent à côté de lui les clous lumineux des étoiles… Une clarté dure découpe les formes. L’ombre des choses est nette. La matière n’aurait pas perdu ses antiques colorations, mais la couche de neige recouvre tout, en sorte que le paysage sans reliefs est uniformément livide sur fond noir, comme le négatif d’un cliché…
La mappemonde aussi présente une configuration nouvelle. Le glissement des masses continentales, un peu ralenti d’abord par le durcissement des océans, s’est trouvé enfin arrêté par la soudure universelle.
L’Europe est gelée, et l’Asie, et l’Afrique presque entière, aussi bien que l’Océanie ; des trois Amériques, il ne reste plus qu’une bande équatoriale. Les deux régions polaires se sont graduellement élargies en progressant l’une vers l’autre : ces énormes calottes de gel qui tendent à se rejoindre ont pétrifié tout et resserré la vie sur le ruban de l’Équateur. Chez les hommes qui habitent là, on raconte que d’héroïques explorateurs, jadis, s’étant aventurés parmi les glaces hyperboréennes de l’Espagne et de l’Algérie, n’avaient su reconnaître, sous les banquises immobilisées, ce qui fut continent, ce qui fut océan. La douce Méditerranée, avec ses vagues couvertes de givre, reste figée dans un froid dont les hivers du Grœnland ou du Spitzberg ne nous donnent à présent qu’une idée approximative. Les restes de la vie terrestre, étranglée entre les deux tropiques, se sont réfugiés en un double asile : l’un se cache dans la région des Guyanes et des Guinées ; l’autre, de création plus récente, est formé par les alluvions qui, cinq mille ans plus tôt, ont réussi à unifier les Antilles ; cette partie du globe, la plus jeune, est restée longtemps la plus fertile, engraissée qu’elle était par les détritus de la mort septentrionale. Longtemps, on a pu y voir les manifestations ultimes de la vie animale et végétale : en des endroits privilégiés, des pins et des érables se hissaient encore, pareils à des brins d’herbe ; quelques bouleaux et de misérables chênes atteignaient la hauteur de nos blés. Mais tout cela, peu à peu, a péri. Les races d’animaux sauvages, sans refuge et sans nourriture, ont été abolies l’une après l’autre. Les rennes, qui savent découvrir les pousses de lichen, et les loups, qui chassent les rennes, survécurent un moment ; quelques ours qui erraient encore parmi les neiges et les derniers condors tombèrent à leur tour. Quant aux espèces domestiquées, trois ou quatre avaient résisté, grâce à la protection de l’homme, qui leur procurait auprès de lui un abri souterrain et une pâture chimique ; mais les plus vivaces s’anémiaient ; il ne restait plus que de rares couples de bisons, descendus à la taille des molosses, et plusieurs chiens de montagne, gros à peine comme nos chats.
Pourtant, la mort de ce globe qui n’en peut plus vient de rencontrer un obstacle : le génie de l’homme.
Au reste, la population humaine, réduite à quelques millions de créatures, ne comportait plus que deux peuples à qui des identiques conditions de vie imposaient des régimes sensiblement pareils. Dans un pays comme dans l’autre, les foules se massaient, enfouies en des villes profondes qui n’étaient en réalité que d’énormes fourmilières, artificiellement aérées et éclairées. Nul n’en sortait pour son plaisir, puisqu’il y avait péril de mort à s’aventurer sur l’écorce terrestre, où l’air manquait : on n’y accédait qu’à l’aide de scaphandres, analogues à ceux qui nous servent aujourd’hui pour descendre sous l’eau ; un voyage à la surface était une forme de suicide, d’ailleurs très exceptionnelle, car les issues étaient soigneusement calfeutrées et gardées par les agents de l’État. Force était cependant d’aller au-dehors recueillir la neige nécessaire à la fabrication de l’eau. Le fonctionnement régulier de cette récolte constituait le problème vital par excellence, et le soin de l’assurer figurait au premier rang des nécessités dont l’urgence était capable de pousser quelques audacieux hors du terrier natal. Cette tâche homicide incombait à une certaine classe de prolétaires qu’on appelait les « mineurs d’eau. » Somptueusement payés et amplement honorés, puisqu’ils risquaient leur vie dans l’intérêt commun, ils formaient dans l’État une corporation puissante et parfois tyrannique. Pour obvier à ses exigences, la République des Teck essaya, certain jour, de confier la récolte des neiges aux condamnés à mort ; mais cette expérience ne procura que des fournitures détestables, et le gouvernement dut, à nouveau, recourir à l’emploi des mineurs d’eau.
À tous les autres besoins, la science pourvoyait par l’exploitation des éléments minéraux trouvés dans les profondeurs du sol. Aux carrefours de la cité souterraine, des barboteuses purifiaient l’air décomposé et les usines de l’État y amenaient l’air respirable. Depuis des temps immémoriaux, l’homme ne mangeait plus ; il se nourrissait seulement. La chimie lui avait procuré les moyens de lutter contre l’inexistence des ressources organiques. Les laboratoires officiels envoyaient à domicile des flacons de pilules et d’essences destinées à l’alimentation des citoyens. Comme de juste, cette distribution était gratuite. En revanche, l’eau n’était dévolue qu’avec une extrême parcimonie. Maintes fois, des maladies endémiques résultèrent de la pénurie de l’indispensable liquide. Maintes fois aussi, des crises sociales furent occasionnées par les restrictions dont la masse du peuple souffrait intensément. Quelques-unes de ces émeutes prirent une gravité menaçante, et presque toujours elles furent suscitées par les agissements des « accapareurs d’eau. » On les guettait. Certains d’entre eux, qu’on appelait les « millionnaires, » passaient pour posséder, dans leurs réservoirs, jusqu’à deux ou trois millions d’eau (le million valait environ 2.120 litres). À différentes reprises, les services de la Santé avaient signalé les symptômes d’une maladie mentale qui affectait plus particulièrement les familles riches ou de haute origine : cette étrange pathologie se manifestait par une tendance peut-être héréditaire au gaspillage de l’eau. On se la procurait à des prix fantastiques ; même, quelques maniaques, paraît-il, la fabriquaient clandestinement chez eux pour l’employer à des ablutions ou autres superfluités. Ils furent parfois assez nombreux pour constituer une secte, dont la découverte donna lieu à des répressions sanglantes ; depuis lors, la police surveillait avec une extrême rigueur les abus de ce genre. Les fabriques d’eau étaient soigneusement gardées et la répartition s’effectuait avec une exacte sévérité. Cette sévérité même suscita des révoltes, mais les troubles durèrent peu ; grâce à la mentalité de ces peuples qui vivaient détachés de toute idéologie abstraite, les causes de discorde ne se prolongeaient guère ; leur organisation mathématique faisait le reste, et tout rentrait dans l’ordre.
En de telles conditions qui confinaient chaque nation dans son logis originel et qui interdisaient d’une façon presque absolue les déplacements à la surface du sol, il semblait bien que les dissensions civiles fussent presque inévitables, à cause de l’extrême promiscuité des êtres d’une même race ; mais il semblait aussi que l’humanité, désormais, n’aurait plus guère à craindre le choc d’une nation contre une autre. Le fait se produisit pourtant, et ce suprême geste de folie eut des résultats effroyables.
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(Edmond Haraucourt, « Hommes et choses, » in La Dépêche, journal de la démocratie, soixante-neuvième année, n° 25666, dimanche 18 décembre 1938 ; « L’Expédition anglaise au pôle Nord, » gravure extraite du Monde illustré, journal hebdomadaire, vingtième année, n° 1022, 11 novembre 1876)
LES TROGLODYTES
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Conte pour Noël
Pour vous dédommager des jours froids que nous vivons, en vous laissant voir que peut-être il y en aura de pires, et pour que, par comparaison, vous trouviez quelque charme aux vicissitudes de l’existence présente, je vous ai proposé un voyage aux extrêmes confins de l’avenir : Refroidissement du globe terrestre, l’agonie de la planète uniformément solidifiée sous son enveloppe de neige… L’homme, si dégénéré qu’il fût, avait cependant moins souffert que les autres espèces, puisqu’il persistait à survivre. Confiné sur la zone équatoriale, il avait dû la creuser pour se réfugier sous terre. Ce troglodyte de la dernière heure n’était ni beau ni bon. Tout son corps était blême et glabre. Les crânes chauves et les visages ne présentaient plus trace d’aucun duvet ; même dans la jeunesse, l’épiderme de ses femmes ressemblait à un papier de soie qu’on a froissé. Les dents, inutiles, étaient tombées ; le maxillaire inférieur, mis hors d’usage par l’habitude de déglutir sans mâcher, s’était amenuisé au point de ne plus offrir, de profil, que le prognathisme d’un menton court et fuyant ; la bouche, fente étroite aux lèvres minces, faite pour la succion des tubes ou l’avalement des pilules, ne servait plus guère à la parole, trop fatigante dans l’air raréfié ; le nez s’était amoindri comme elle, tandis que les narines, accommodées à la fonction de surveiller la présence éventuelle des gaz délétères et à l’effort permanent d’aspirer la sécheresse de l’air, levaient leurs ailes vers les yeux et ouvraient le plus largement possible leurs fosses racornies. La partie inférieure du visage, ainsi atrophiée, semblait s’écraser sous le poids d’un front énorme, en sorte que les orbites se trouvaient descendues au milieu de la face. Les yeux, privés de cils, clignotaient ; l’iris, très large et brillant d’une pensée aiguë, était d’un gris dur ; la pupille, condamnée à passer des ténèbres totales à la clarté trop vive, rappelait celle des chats, tour à tour ronde ou filiforme, et l’expression du regard était cruelle.
S’ils agissaient peu, ces petits monstres remuaient sans cesse, agités de trépidations, secoués de spasmes furtifs ; ils n’y prenaient plus garde, car leur névropathie héréditaire, consécutive au long surmenage du système nerveux, était devenue une condition vitale de la race : ils tremblaient comme on respire. Ils dormaient peu, d’un sommeil coupé de réveils et hanté par des rêves. La pensée ne leur laissait aucun repos ; mais leur cœur était sans émoi ; aucune pitié ne le faisait battre devant aucune souffrance, aucun élan vers aucune joie : chaque créature vivait retranchée dans un égoïsme inexorable.
Ce qu’étaient leurs mœurs ? Elles n’étaient pas. Au sens humain de ce mot, ils n’avaient point de mœurs, mais des coutumes, des habitudes, ou, plus exactement, des modes de vivre, non pas décidés et voulus, mais imposés par les besoins. Ils possédaient des lois, certes, et fort strictes, mais les intentions morales qui servent à légitimer le principe de nos législations ne comptaient pas pour eux. Personne ne s’en souvenait. Ils admettaient socialement des nécessités, qu’ils renforçaient de sanctions, mais sans leur reconnaître d’autre origine ou d’autre valeur que la nécessité. Ils vivaient mathématiquement.
L’humanité, pendant trop d’ères successives, avait vu passer tous les dogmes, toutes les conceptions de la poésie et de la raison, tous les mythes et tous les symboles, toutes les possibilités idéalistes ou réalistes, et sa longue lassitude l’avait conduite à l’indifférence totale. Les abstractions, sous aucune forme, ne l’intéressaient plus. L’expérience accumulée par tant de générations et tant d’histoire aboutissait au refus de s’exalter encore pour quoi que ce fût. Ces calculateurs ne daignaient plus s’amuser au jeu d’établir une distinction quelconque entre le Bien et le Mal.
Ils n’aimaient rien. Ils avaient supprimé toute passion comme une dépense inutile de force, c’est-à-dire un appauvrissement, et par conséquent un danger. Ils vivaient chastes et impassibles, n’appréhendant point la mort et ne jouissant point de la vie. Le désir d’amour ne travaillait plus que de rares individus dont le cas pathologique relevait de la compétence des thérapeutistes. La fonction de procréer en vue du maintien de l’espèce faisait l’objet d’un mandat national, dûment réglementé par des textes.
Depuis neuf siècles, en effet, les destructions causées par le froid semblaient ne plus s’aggraver : l’homme avait su trouver le moyen d’attirer vers la surface de l’écorce terrestre les derniers frissons de chaleur qui vibraient encore dans le noyau focal. Le travail de décrépitude n’en continuait pas moins, au tréfonds de la planète ; mais, tant qu’une calorie subsisterait dans les entrailles du globe, elle devait appartenir à ce tyran malingre qui la revendiquerait pour son usage. Afin de prolonger l’agonie de sa race, l’homme retardait la mort d’un astre.
À vrai dire, il n’en retardait que les manifestations superficielles, et, par ce fait même, il coopérait au refroidissement final, puisqu’il accélérait, pour son bénéfice propre, la consommation des suprêmes réserves de chaleur. Il s’en souciait peu : l’égoïsme féroce qui caractérise l’espèce humaine dans ses rapports avec tout ce qui l’entoure s’exerçait encore, cette fois-là, selon sa mode accoutumée. La devise des derniers peuples restait : « Tout pour moi. » Les égoïsmes similaires continuaient à fonctionner avec une sérénité intégrale : sérénité, qui cependant n’était point la sécurité, car il peut toujours advenir qu’un conflit s’élève entre deux appétits qui convoitent le même objet, surtout quand cet objet répond à un besoin vital.
En dépit de cette persistance de nos instincts jaloux, nous aurions tort d’imaginer que ces derniers représentants de l’espèce humaine fussent encore tels que nous sommes.
Physiquement, intellectuellement, moralement, ils différaient de nous bien plus que nous ne différons nous-mêmes des hommes préhistoriques. La raison en est double : d’abord, ils s’éloignaient de nous par une durée bien plus longue que n’est actuellement la période écoulée depuis l’âge de la Pierre Éclatée ; ensuite, les conditions de la vie matérielle avaient changé infiniment plus qu’elles n’ont fait, depuis la fin du Tertiaire jusqu’aux jours actuels. Le temps, le climat, toutes les urgences avaient modifié autour de ces êtres les conditions de l’existence et, partant, leurs besoins, leurs goûts et leur pensée. Simultanément, la transformation graduelle des fonctions organiques avait eu pour résultat la transformation des organes eux-mêmes. La taille de ces derniers humains – comme si elle eût participé à la réduction du monde habitable – était très inférieure à la nôtre : les plus forts atteignaient à peine les dimensions d’un enfant de dix ans ; mais leur boîte crânienne s’était démesurément amplifiée ; leur lourde tête, montée sur un cou grêle et fragile, oscillait sans cesse. L’ossature de ces corps qui, depuis tant de générations, avaient héréditairement perdu l’accoutumance de tout effort physique, s’était appauvrie à l’extrême ; leur musculature ne s’était pas moins atrophiée ; les membres étaient minces et courts : deux bras impropres au travail, deux jambes impropres à la marche, avec des pieds infimes ; en revanche, les mains s’étaient singulièrement déformées : la paume, aveulie par l’ignorance de toute action énergique, ne servait plus que de support à des doigts très longs et spatulés comme des doigts de violonistes : l’habituelle pression des claviers, des boutons, des manettes, des leviers, avait fini par les rendre beaucoup plus aptes que les nôtres au maniement des outils délicats, mais inaptes à tout autre travail. Les machines sans nombre, inventées par le génie de l’homme pour réduire au minimum la dépense de ses forces animales, savaient depuis longtemps le dispenser de tout labeur : motion ou locomotion étant la tâche des mécaniques dont il s’entourait, le maître avait subi le châtiment de son oisiveté : il s’étiolait. N’agissant plus, ne mangeant plus, buvant peu, ne respirant guère, toujours assis ou couché devant ses appareils, il avait la poitrine étriquée, l’intestin raccourci, mais le ventre ballonné. Si ses os étaient frêles, ses articulations apparaissaient énormes, nouées par un arthritisme congénital ; et il vivait peu d’années.
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(Edmond Haraucourt, « Hommes et choses, » in La Dépêche, journal de la démocratie, soixante-neuvième année, n° 25673, dimanche 25 décembre 1938 ; François-Auguste Biard, « Naufragés sur la banquise, » huile sur toile, 1876-1877)
LA DER DES DER
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Nous n’avons encore aucune idée de ce que la guerre pourra donner dans l’avenir : nous sommes loin d’imaginer toutes les possibilités de la puissance destructive dont nos arrière-neveux disposeront dans deux cents ans, encore moins dans deux millénaires, ou dans vingt. Nous n’avons connu, jusqu’à présent, que des manifestations relativement bénignes de la nocivité humaine ; les historiens futurs ne manqueront pas d’être frappés par une singularité qui est le propre de l’époque actuelle : notre vingtième siècle leur apparaîtra comme une date de transition, l’instant critique où l’humanité rêvait mystiquement de supprimer la guerre, se délectait littéralement des thèmes pacifistes, et, du même coup, s’ingéniait à organiser dans l’ordre pratique les moyens d’inaugurer enfin des conflits vraiment dévastateurs.
C’est bien, en effet, au cours du vingtième siècle que nos philosophes se mirent d’accord avec nos politiciens pour déclarer que le choc des masses humaines, lancées les unes contre les autres, ne représentait qu’un mode barbare, indigne des temps nouveaux, et qu’il convenait d’y renoncer, quitte à trouver mieux. En bonne logique, ils avaient incontestablement raison, puisque ces levées de troupes et ces ruées n’étaient en somme que la réédition des procédés préhistoriques, amplifiés, mais non modifiés. La guerre ainsi pratiquée continuait à être ce qu’elle avait été à l’aube des âges ; son allure brutale et impulsive, avec les apports de l’héroïsme individuel, participait toujours du caractère naïf, un peu enfantin, qu’elle présentait quand la bête était lancée contre la bête ; la tactique et la stratégie n’offraient en somme qu’une réglementation technique des mouvements de la meute contre la meute, de la horde contre la horde ; l’artillerie, dont les progrès nous émerveillent, n’était qu’une extension ingénieuse de la balistique inventée par le singe qui lance une noix de coco ; la pierre lancée par une fronde n’a représenté qu’une étape intermédiaire entre cette invention du simien et les nôtres ; le plus monstrueux des obus n’est encore que le perfectionnement de cette même noix. Toutes les formes de la guerre moderne procèdent donc bien, comme disent nos philosophes, de l’époque primitive, et l’on peut à juste titre soutenir qu’elles sont des survivances de la barbarie, parfaitement surannées.
La civilisation ne s’en contentait plus. Elle avait droit à mieux. La science devait normalement se charger de lui fournir les progrès que réclament les temps nouveaux, et la science du vingtième siècle n’en est encore qu’à ses débuts : ce qu’elle a fourni en quelques lustres permet d’entrevoir les améliorations qu’elle saura procurer d’ici quelques mille ans. C’est à elle, et non plus aux militaires, que les peuples évolués s’adresseront, dès demain, pour obtenir les moyens de supprimer celui les gêne, et pour rendre libre la place qu’ils convoitent, quand cette place est encombrée par d’autres occupants.
Assez promptement les armées devinrent inutiles, et, d’un commun accord, elles furent abolies ; dès lors, les nations décidées à s’entre-détruire ne s’affrontèrent qu’avec plus d’efficacité. En bonne logique, on aurait pu le prévoir : la guerre n’ayant jamais été autre chose qu’une compétition de la vie, elle n’aurait pu disparaître que si la vie elle-même disparaissait. Le jour où les gouvernements renoncèrent à entretenir des armées, avec la candide illusion de croire qu’ainsi ils supprimaient la guerre ou les chances de guerre, ils avaient tout simplement donné à celle-ci sa forme la plus homicide : dans le vœu de l’abolir, ils l’avaient généralisée.
Qu’étaient, en effet, les armées combattantes, sinon les émissaires d’un pays, les représentants d’une race, postés en avant-garde, afin de couvrir et de défendre leurs congénères ? Les plus sanglantes mêlées ne constituaient donc que des escarmouches entre ces avant-gardes : ce rideau de troupes une fois retiré, le choc allait se produire entre les peuples eux-mêmes, et la bataille, au lieu de tendre à l’écrasement de l’armée adverse, tendrait dorénavant, avec beaucoup plus de puissance, à l’anéantissement même de la race ennemie.
La mission d’en découvrir les moyens incombait aux savants qui, durant des siècles, s’adonnèrent à cette tâche et la poursuivirent à l’envi : leurs trouvailles furent terrifiantes. Dès la fin du vingtième siècle, les résultats obtenus dépassent les conceptions les plus affreuses des romanciers les plus imaginatifs. Bientôt, il ne fut plus question d’opérer avec les faibles ressources qu’avaient procurées aux Européens de l’an 1990 la physique, la mécanique, la chimie et la bactériologie, ou les ondes à peine capables de détruire un million d’existences en quelques minutes. Au cours du troisième millénaire qui vit finir l’ère chrétienne, des nations disparurent et leurs noms se laissèrent oublier. Puis des races s’éteignirent. D’autres, peu à peu, se reconstituaient. Les types humains se réformaient, sans que l’instinct de rivalité cessât de soulever les uns contre les autres les groupements de l’animal hargneux qui ne tolère pas la puissance d’autrui à côté de la sienne.
En cela, les derniers hommes ne différaient guère de ceux qui nous ont laissé leur histoire. Bien qu’il ne restât plus que deux groupes, bien que ces groupes fussent séparés par des espaces que la congélation du globe rendait infranchissables, ils trouvaient moyen de se disputer la possession de quelque élément nécessaire à leur subsistance et de se haïr. – « Un de nous deux est de trop ! » De fait, la suppression de l’un eût assuré à l’autre des possibilités d’une durée que le partage du trésor commun ne permettait plus d’espérer. Ce trésor était l’ultime chaleur de la planète. Chacun des deux peuples en captait une part, trop importante au gré du peuple rival ; la fixation du nombre des calories accordées à celui-ci par le consentement de celui-là avait fait l’objet de pénibles tractations diplomatiques. Le peuple des Min, qui habitait la région de nos Guyanes, et, sur le versant opposé de la ceinture équatoriale, le peuple des Teck, terré dans les résidus de la Mélanaisie, ne cessaient de protester contre les abus de la partie adverse : chacun des deux, au dire de l’autre, captait frauduleusement, pour le chauffage de ses villes et la fusion de ses neiges, plus de calories que n’en autorisaient les conventions internationales. Des rapport d’espions aggravaient le mécontentement de chacun et les récriminations se faisaient de plus en plus acerbes. La situation devint tellement tendue que les Min rappelèrent leur ambassadeur. Dès lors, la guerre parut inévitable.
En conséquence, pour n’être pas pris au dépourvu, les deux gouvernements, dans le plus grand secret, décrétèrent la mobilisation générale. Il était facile de la réaliser sans attirer l’attention de l’ennemi, puisque les deux armées se composaient, l’une aussi bien que l’autre, d’une demi-douzaine de soldats, personnages fort sédentaires et d’un âge relativement avancé, qui n’accédaient à la fonction militaire qu’après avoir fourni les plus incontestables preuves de leur savoir ; chacune de ces deux armées se réunissait à la néoménie, pour surveiller le bon état des appareils de guerre et recevoir le rapport du généralissime, qui siégeait en permanence durant un mois lunaire et se retirait, cédant sa charge à un confrère : un tel roulement avait été reconnu nécessaire en raison de la vigilance qui s’imposait à cette sentinelle unique chargée de la sécurité nationale.
Les appareils des Min et ceux des Teck n’avaient aucune ressemblance, ni dans leurs moyens d’action ni dans les résultats qu’on attendait de leur emploi. Le procédé des Min tendait à produire en l’objet visé une désorganisation progressive de la matière : animal ou végétal, et même minéral, tout corps était désagrégé ; sans cependant perdre sa forme, il se réduisait en une poussière de molécules qui gardaient leur cohésion apparente, mais qui étaient mortes et qui s’effondraient au moindre souffle. Ce moyen de combat présentait donc le bénéfice d’être sûr et universellement efficace ; en revanche, il était d’une lenteur relative, puisque son action intégrale s’exerçait en vingt-six heures. – Le procédé des Teck, au contraire, offrait les avantages de l’instantanéité ; mais il n’atteignait que les corps organiques : il les frappait d’une mort immédiate par commotion.
Le grand conseil des Min ayant décidé la mobilisation et l’attaque brusquée à minuit 27, le généralissime et ses aides commencèrent à minuit 34 l’émission de leurs ondes. À 1 h. 16, les premières atteintes du mal étaient signalées chez les Teck. Une enquête rapide leur révéla les origines du dégât et la riposte fut aussitôt décidée. À 2 h. 43, la commotion était lancée contre les Min, qui disparaissaient du monde. La dernière guerre avait duré exactement cent trente-deux minutes.
Les Teck eurent tout juste le temps d’apprendre leur victoire avant de disparaître à leur tour : leur désagrégation se poursuivit normalement ; elle était consommée le lendemain, à l’heure prescrite.
Quand le pâle soleil se leva pour la seconde fois, l’homme n’existait plus. Car la race des humains, par qui tant d’espèces ont péri, ne doit périr, elle aussi, que par l’homme.
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(Edmond Haraucourt, « Hommes et choses, » in La Dépêche, journal de la démocratie, soixante-dixième année, n° 25680, dimanche 1er janvier 1939 ; Caspar David Friedrich, « Das Eismeer [La Mer de Glace], » huile sur toile, 1823-1824)