LE CHEF-D’ŒUVRE
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La demie de dix heures venait de sonner lorsqu’un furieux coup de sonnette me fit tressauter. La porte ouverte sur l’ombre du palier me décela pourtant une haute silhouette, que je reconnus immédiatement : c’était celle de mon très vieil ami, le peintre Hermann.
J’étais trop au fait des bizarreries de ce grand garçon mélancolique et rêveur pour m’étonner outre mesure de sa visite insolite et lui livrai passage, mais dès que nous fûmes dans le studio, où j’espérais passer quelques heures de tranquille travail, je fus frappé par l’affreuse pâleur qui recouvrait les traits de son visage et par l’étrange et morbide mobilité de son regard qui fuyait le mien.
« Eh bien, Hermann, qu’avez-vous ?
– Je l’ai tuée. »
J’eus un recul, mais il ne le vit pas. Il était tombé assis dans un fauteuil, comme un automate, et restait immobile ; seules ses mains, qu’il avait fines et blanches, étaient agitées d’un tremblement fiévreux. À partir exactement de cette minute, rien n’existait plus pour lui que ce qu’il avait à dire et il le dit, absolument comme si je n’avais pas été là, plutôt pour plaider je ne savais quelles circonstances atténuantes ou légitimes vis-à-vis de lui-même, que pour me convaincre, moi, de la nécessité de l’acte qu’il me confiait.
Il y eut un silence, puis il leva son regard vers moi, un regard où il y avait de la prière, de la crainte, du désespoir et tant d’innocence, qu’il me rappela des yeux d’enfants malingres et battus, comme on en rencontre tant, hélas ! dans nos faubourgs.
« Oui, dit-il lentement, je l’ai tuée, ce soir, dans l’ombre où elle voulait vivre, je l’ai tuée pour la voir à la clarté d’une lampe, la voir toute pour la première et la dernière fois… Si vous saviez ce que fut ma vie !… Cette femme, je l’aimais du premier et du dernier amour, si violemment que, ne la sentant pas à moi, toute à moi, je l’ai tuée… Oui… Comprendrez-vous ? C’est difficile à dire, à faire comprendre, tant c’est puéril et déconcertant… J’aurais pu vivre heureux de ce qu’elle me donnait, mais je n’ai pas pu. Il me fallait ce qu’elle m’a toujours refusé… Cette femme a toujours été une inconnue pour moi… Depuis le premier jour où sa main a répondu au serrement de la mienne, depuis le soir où, dans l’ombre propice, elle s’est donnée, sincèrement donnée, et toujours depuis elle est restée cachée dans les ténèbres créées par elle, pour nos enchantements, et sans que jamais elle ait voulu en sortir. Oui, c’est ainsi, cruellement c’était ainsi, cette femme que j’aimais et qui m’aimait pourtant, m’a toujours dérobé ce dont mes yeux avaient soif ; jamais il ne m’a été donné de me rassasier de la splendeur de sa chair. J’avais rêvé une toile inoubliable où j’aurais dressé son beau corps laiteux sur un fond de lourdes draperies ; j’aurais, j’en suis sûr, créé un chef-d’œuvre de vie et d’amour ; elle ne l’a pas voulu. Non, elle ne l’a pas voulu. Ne pouvant plus lutter contre cet âpre désir qui me rongeait et qui, chaque jour plus grand, torturait davantage l’amant et l’artiste, je lui ai tout dit, comme un enfant désespéré, qui supplie d’abord, puis qui gronde.
Je vois encore son tranquille sourire… Nous étions dans le petit salon que vous connaissez ; elle avait joué pour moi ce 15e prélude de Chopin où il y a tant d’angoisse et tant de douleur ; comme tous les soirs, elle était vêtue de sa robe de mousseline de soie noire, à pleine échancrée au corsage ; son épais chignon de cheveux légers lui cachait la nuque et elle avait passé à sa ceinture une rose thé, qui mettait là comme une tache de lumière chaude.
Oui, je vois encore son sourire tranquille et joyeux ; elle me prit les mains, se fit câline et de sa voix chantante, qui berçait si bien mon amour, elle me dit… »
Pour la première fois, mon pauvre ami marqua une sorte de nervosité ; jusqu’alors, sa parole avait été dolente ; il continua, mais la fièvre commençait à actionner son débit :
« C’est ainsi qu’elle parla ; chacune de ses paroles m’est restée dans l’oreille : « J’ai réussi enfin et tu m’en vois très heureuse, ami de mon cœur, car je t’aime, je t’aime jalousement, avec furie. L’idée seule que tu pourrais me comparer à d’autres, à celles que tu as connues, fait perler à mon front une sueur d’angoisse, j’ai voulu me mettre à l’abri de telles mortelles et dégradantes inquiétudes et j’ai réussi… Jamais, ô mon ami, jamais tu ne connaîtras la splendeur nacrée de mon corps, jamais tu ne connaîtras entièrement celle que tu aimes et qui t’adore, parce qu’ainsi je laisse en toi un désir, comprends-tu, un désir qui ne sera jamais satisfait, un désir et une espérance. Jamais tu ne me posséderas tout entière ; je serai pour toi toujours un peu mystérieuse ; la satiété reculera tant que ce désir te tiendra et te fera haleter comme Tantale après l’eau fraîche, et ce désir, je le ferai durer autant que mon amour, pour garder le tien. Pleure comme un enfant, dresse autour de moi les embûches, emploie la violence, jamais tu ne pourras me comparer à aucune autre, et je me dresserai toujours dans ton esprit, plus belle que la plus belle de celles que tu as aimées, parce que ton imagination et ton art me feront telle qu’ils me voient et non pas telle que je suis.
Cependant, mon aimé, c’est de moi que le poète aurait pu dire :
Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre. »
Elle s’est penchée vers moi pour un baiser ; mes mains furent autour de son cou fragile, et j’ai bu son dernier soupir… C’était hier au soir… Toute la journée, j’ai peint… Maintenant, je vais mourir. Allez chez moi, faites le nécessaire et faites que nous dormions côte à côte. »
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Elle était étendue sur une table recouverte d’une soie noire brodée de dragons d’argent et, sur le chevalet, la toile était finie. C’était une image imprécise et qu’il fallait regarder à deux fois pour se rendre compte de la puissance et de la science qui s’en dégageaient. C’était un chef-d’œuvre, en vérité, un pur chef-d’œuvre.
J’ai laissé Hermann mourir plutôt que de le voir enclos dans un asile d’aliénés et, respectueux, je les ai réunis sous une pierre anonyme.
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(Ernest-Maurice Laumann, « Nos Contes, » in L’Avenir de Paris, journal quotidien, deuxième année, n° 504, lundi 7 juillet 1919 ; Vera Rockline, « Nu féminin, » huile sur toile, sd)
AU FOND DU JARDIN
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Nous venions de visiter la si belle collection de ces bibelots d’ivoire où se sont exercés l’admirable patience, l’art subtil et en même temps profond des artisans chinois des XVe et XVIe siècles, et notre hôte nous avait réunis dans une salle de la deuxième cour où le thé était servi dans des bols coréens dont chacun avait un nom de légende se rapportant à sa couleur, à sa forme, à sa matière : Fleur de Jade, Un Nuage sur la lune, La Brise ride l’étang, et Miou-Tsang, mandarin à bouton de corail, nous faisait les honneurs de sa demeure avec la grâce pompeuse et pleine d’aménité que le dignitaire chinois emploie à toutes les heures et dans toutes les circonstances de la vie. Ce lettré était en même temps un artiste profondément averti et sagace ; ses collections d’armes, d’étoffes, de peintures, de bibelots, d’éventails et de laques étaient d’une beauté sans seconde.
Miou-Tsang avait été, pendant son séjour à Paris, attaché à l’ambassade, la coqueluche des salons officiels ; on le trouvait aussi peu Chinois que possible ; il avait, en tout cas, gardé de son contact avec l’Occident certaines habitudes qui n’étaient d’ailleurs pas des meilleures quant au goût ; c’est ainsi qu’il avait endossé un smoking pour nous recevoir, mais la pièce où nous étions renfermait son cercueil laqué noir, rehaussé d’or, placé devant un hôtel de Fô où se consumaient des bâtonnets odorants.
Tout, autour de lui, sentait le grand seigneur, sa demeure, sa domesticité comme aussi l’ordonnance même de sa vie, rituelle pour ainsi dire. Il administrait une grande province, et l’empereur lui accordait sa confiance.
« Ce que j’admire chez vous, dit-il, en passant à la ronde une boîte de précieux cigares, c’est la douceur qui émane de votre fréquentation, – en même temps, l’éclair de son regard passait entre ses paupières mi-closes, comme une lueur d’acier, – le charme de vos familles, la beauté de vos lettres et de vos arts, qui ne le cèdent en rien aux nôtres. Parmi vos auteurs, j’admire surtout ceux qui chantent la nature, car, vos Honorées Présences seront de mon avis, la vie est vraiment belle pour qui sait en prendre la plus belle part, et quelle part serait plus belle que celle que nous offre la nature ? »
Il avait fermé ses petits yeux obliques ; il les rouvrit lentement en laissant la fumée de son cigare s’échapper doucement de ses lèvres.
« Les fleurs, continua-t-il, ne constituent-elles pas le plus beau des poèmes ? Le nuage qui passe dans la profondeur d’un ciel d’été n’a-t-il pas mille et mille aspects divers qui suggèrent à l’esprit mille et mille diverses images ? Le tremble qui fait frissonner ses feuilles, le saule qui penche les siennes vers l’eau murmurante, le soleil qui se couche dans son apothéose, la lune qui se lève dans la douceur de son aurore nacrée, est-ce que vraiment tout cela ne nous dit pas : « Tais-toi, contemple et jouis ! » J’envie, oui, hôtes honorables, j’envie l’existence de nos contemplatifs religieux qui, figés dans une immobilité parfaite, ne vivent que par le regard. L’animal, l’insecte, le papillon, dont la vie ne dépasse pas la journée, sont des œuvres admirables devant lesquelles il faut s’incliner, l’âme ravie ! »
Ainsi, nous le laissâmes parler, car, avec un art admirable, il esquivait toutes nos discrètes questions sur son pays, sur lui-même, pour ne parler que de nous et de notre pays.
Le thé pris, il fit venir ses musiciens et une chanteuse. La chanteuse, nous l’avions déjà entendue, mais nous n’en fîmes rien voir ; la chanteuse s’avança, vêtue à l’ancienne mode de lourdes étoffes brodées d’or ; ses bras étaient chargés de bracelets et ses ongles, démesurément longs, semblaient d’agate au bout de ses doigts fuselés qu’elle agitait lentement sur le rythme musical. Elle chanta :
Nous voici dans ces longues nuits
Qui valent mille onces d’argent !
Après elle, les musiciens se firent entendre seuls, et comme la chaleur était tombée, Miou-Tsang nous proposa l’obligatoire visite aux jardins. Ce fut d’abord un enchantement. Nous suivîmes une allée de saules pleureurs jusqu’à un étang contenu en des margelles d’onyx et sur l’eau duquel s’épanouissaient des lotus pâles qu’effleuraient en nageant des canards mandarins ; dans les pelouses qui s’étendaient au-delà des saules, se dressaient des pagotins de bronze d’une admirable pureté de style. À la suite de cette allée de si haute allure commençait la merveille.
C’était le chef-d’œuvre des jardiniers chinois de Miou-Tsang et l’empereur ne pouvait en avoir de plus beau.
Des chênes centenaires n’atteignaient pas un mètre ; des saules, des érables, des ifs, des noyers noirs auraient tenu dans la conque des deux mains. Tout cela vivait d’une vie normale mais rabougrie, au bord de petits cours d’eau semés d’îles où se dressaient des pagotins de porcelaine et d’onyx. Ce jardin franchi, on revenait vers la maison, mais je m’étais attardé à promener la lentille d’une loupe sur un magnolia nain en fleur et, quand je me relevai, j’étais seul. Rejoindre la maison ne m’embarrassait pas et je me mis en route ; j’ignorais que chaque jardin chinois constitue un véritable labyrinthe et, après avoir franchi une porte sculptée, je me trouvai dans un autre jardin, mais fruitier, celui-là. Les pêchers, les abricotiers, les pruniers semblaient vouloir se rompre sous la charge de leurs fruits et d’eux venait une odeur de maturité végétale qui, combinée avec celle des fleurs, devenait étrangement enivrante.
J’allais sortir, en quête de ma vraie route, quand un écriteau planté près d’une énorme jarre attira mon attention. Il était fait d’une planche passée au rouge, sur laquelle s’alignaient des caractères que je n’eus pas grand-peine à traduire :
« Ceci est la justice de Miou-Tsang. »
Tout cela ne présentait cependant rien d’anormal et n’évoquait ni une idée de justice ni une idée de vengeance. C’était une grande jarre de terre cuite dont l’étroit goulot, de la circonférence d’une assiette, me sembla-t-il, était surmonté d’une sorte de bouchon informe, mais couvert de mouches si nombreuses, si diverses, d’insectes si innombrables, qu’il semblait vivre lui-même de ces multiples vies. Tout cela grouillait et bourdonnait sans relâche ; sur la panse de la jarre, un double cordon de fourmis sinuait, montant et descendant. Avec le bout de mon parasol, je fis s’envoler toute cette vermine et, alors, sous l’épaisse couche de miel qui enduisait ce que j’avais pris pour un bouchon, je découvris une tête humaine, aux yeux tuméfiés, rongés, aux lèvres cousues. C’était une tête de femme, suppliciée par l’ordre du maître, et avec tant de raffinement que, pour que le supplice ne fût pas abrégé par une insolation, la jarre avait été placée à l’ombre d’un grand magnolia dont les fleurs odorantes laissaient tomber l’un après l’autre leurs pétales cireux sur cette lamentable et horrible Chose.
La tête vivait encore.
J’introduisis le canon de mon revolver dans la plaie qui avait été une oreille, et fis feu. Cela fit peu de bruit.
Quand je revins à la maison, Miaou-Tsang, souriant, m’attendait sur le seuil.
« Il est, lui dis-je, une chose que nous ne prendrons jamais, nous autres Occidentaux, c’est votre justice maritale. »
L’acier de son regard brilla entre ses paupières mi-closes ; il s’inclina, et s’effaçant :
« Votre vénérée personne entrera-t-elle dans ma maison ?
– Non, dis-je ; faites venir mon cheval et considérez, Miou-Tsang, ce jour comme étant le dernier de nos relations.
– La vie pour moi n’aura donc plus de charme, » fit-il, en s’inclinant.
Il frappa dans ses mains et mon cheval me fut amené.
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(Ernest-Maurice Laumann, « Nos Contes, » in L’Avenir de Paris, journal quotidien, deuxième année, n° 443, mercredi 7 mai 1919 ; Wilhelm Trübner, « Gorgonenhaupt » [Tête de Gorgone], huile sur carton, 1891)